Un des enjeux majeurs actuels de l'agriculture est de concilier rentabilité, qualité des produits et préservation de l'environnement. Il faut pour cela raisonner la lutte chimique. Moduler le nombre d'applications fongicides en fonction de la pression parasitaire et en choisissant les dates pertinentes de traitement est une stratégie qui peut s'avérer à la fois économiquement intéressante et respectueuse de l'environnement (diminution du nombre de traitements). L'un des outils d'aide à la décision pour cette stratégie se base sur des diagnostics précoces de la maladie et une évaluation prédictive des risques. Nous illustrerons ce propos en décrivant un modèle concernant la rouille brune du blé au Grand-Duché de Luxembourg et fonctionnant avec des données météorologiques couramment disponibles.
La rouille brune du blé, dont l'agent est Puccinia triticina Eriks., est une maladie qui commence à prendre une importance capitale au G.-D. de Luxembourg ces dernières années et particulièrement en Moselle luxembourgeoise.
Les facteurs abiotiques qui favorisent la capacité et l'efficacité d'infection de ce champignon sont la température, la durée d'humectation et le taux d'humidité relative. La présence d'eau libre sur la surface de la feuille sous forme de gouttelettes de rosée est essentielle pour la germination des urédospores. La lumière inhibe la germination des spores et les infections se déroulent de nuit. La pénétration dans l'hôte est décrite comme négligeable en dessous de 10 °C et au-dessus de 20 °C (Clifford et Harris, 1981 ; De Vallavieille-Pope et al., 1995 ; De Vallavieille-Pope et al., 2000 ; Eversmeyer, 1988 ; Eversmeyer et Kramer, 2000 ; Mac Gregor et Manners, 1976 ; Sache, 1997).
Situation de la rouille brune au Luxembourg
Sévérité plus forte au sud qu'au nord
La rouille brune a été suivie sur 4 sites expérimentaux (Figure 1) suivant la méthode décrite par El Jarroudi et al., 2009a.
De manière générale, pendant la période entre 2003 et 2009, la sévérité (pourcentage de la surface foliaire présentant des lésions dues à Puccinia triticina Eriks.) était forte dans la Moselle (Burmerange, photo en médaillon) et faible au nord (Reuler). Plus spécifiquement, en 2003 et en 2007, Burmerange (site avec des valeurs élevées de températures printanières, 13,6 et 14 °C) a connu une forte sévérité de la maladie de 66 % et 57 %, respectivement alors que la sévérité de la maladie était très faible (< 1 % pour les deux années) au nord du pays, à Reuler (site à faibles températures printanières, 12 et 12.4 °C). Christnach, situé entre Burmerange et Reuler, a montré un niveau intermédiaire de sévérité avec 7 % et 22 % respectivement.
Apparition de plus en plus précoce au fil des ans
Entre 2003 et 2005, la maladie apparaissait entre les stades GS77 (maturité laiteuse) (Zadoks et al., 1974) et GS87 (maturité pâteuse). Ensuite, entre 2006 et 2009, la maladie apparaissait déjà dès le stade GS45 (gonflement) (El Jarroudi et al., 2009b). Cette apparition plus précoce est principalement corrélée à l'augmentation progressive et significative (P < 0,01) de la température printanière (tableau 1 page suivante).
Ainsi, les apparitions de plus en plus précoces de la rouille brune sur blé d'hiver pourraient être liées aux changements climatiques.
Un problème émergent
Pour l'institut français de recherche appliquée Arvalis, « 2007 témoigne du réchauffement climatique ». Le groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, GIEC, prévoit une hausse des températures de 1,8 à 4 °C entre les périodes 1980-1999 et 2090-2099. « Les années 2003, 2005 et 2006, jugées exceptionnelles aujourd'hui, seront normales en 2050 ». La maladie, habituellement présente en France, remonte vers le nord, en Belgique, au G.-D. de Luxembourg et en Allemagne.
Face à ce problème émergent, il devient urgent et indispensable de mettre en application un outil d'aide à la décision pour élaborer un avertissement précoce de la rouille brune dans les régions septentrionales auparavant peu sujettes à l'expression de cette maladie.
Conception du modèle
Un modèle de prévision du risque de la rouille brune a été développé au G.-D. de Luxembourg sur la base de données d'observations récoltées entre 2000 et 2003 dans quatre sites expérimentaux (El Jarroudi et al., 2009b).
Les données nocturnes
L'originalité de ce modèle est basée sur une approche stochastique(1) et sur l'utilisation de données météorologiques nocturnes (entre 20 heures et 6 heures du matin car la lumière inhibe la germination) pour prévoir le développement de la maladie pendant la période de croissance du blé, c'est-à-dire entre la montaison (début avril) et la fin de la maturité (10 juillet).
Ensuite, un indice de risque d'infection a été calculé sur la base du nombre d'heures consécutives nocturnes propices à la germination de la rouille brune en combinant les différentes classes de température, d'humidité et en présence et en l'absence de pluie.
Le modèle détermine ainsi les jours à grands risques de développement de la rouille brune. Pour chaque infection, une durée de latence(2) est calculée pour déterminer le moment d'apparition des symptômes.
Critère nécessaire et suffisant
Les paramètres météorologiques déterminants du modèle sont des températures nocturnes comprises entre 8 et 16 °C associées à des humidités supérieures à 60 % pendant au moins 12 heures consécutives. Ces dernières conditions sont fortement corrélées avec l'augmentation du pourcentage de la surface foliaire présentant des symptômes (Figure 2, Tableau 2).
Le modèle de prédiction s'appuie sur le critère nécessaire et suffisant de 12 heures consécutives montrant des températures nocturnes comprises entre 8 et 16 °C associées à des humidités relatives de l'air supérieures à 60 %.
Une étude sur les conditions météorologiques (température supérieure à 8 °C et humidité supérieure à 60 %) qui ont été à l'origine de l'accélération de la maladie pendant les quatre années d'observation a permis de calculer la fréquence de chaque classe de température combinée à l'humidité relative de l'air (Figure 3).
L'analyse des heures consécutives(3) (au moins 12 heures consécutives) de chaque classe de températures nocturnes fait ressortir celles comprises entre 12 et 16 °C (47 %) avec un optimum entre 12 et 14 °C. Ces résultats sont en accord avec ceux de nombreux chercheurs (Clifford et Harris, 1981 ; De Vallavieille-Pope et al., 1995 ; Eversmeyer, 1988).
Pour l'humidité, la classe dominante est celle comprise entre 80 et 100 % (67 %) avec un optimum pour la classe comprise entre 95 et 100 % (20 %).
Utilisation du modèle et sa validation
Surveillance et avertissements
Depuis 2003, deux instituts de recherche, le Centre de recherche public Gabriel Lippmann et l'Université de Liège-Campus d'Arlon, se sont associés à divers projets financés par l'administration des services techniques de l'agriculture pour surveiller les principales maladies cryptogamiques qui affectent le blé d'hiver au G.-D. de Luxembourg.
à partir de 2004, des avertissements hebdomadaires ont été diffusés chaque vendredi via le journal agricole luxembourgeois « De Letzeburger Bauer ». Ces bulletins se basent sur les données d'observations au champ et sur les données météorologiques nécessaires à la simulation (Figure 4).
Modèle validé
La validation du modèle a été faite sur la période 2004 à 2009. Une étude de régression a été faite entre le nombre d'infections donné par le modèle entre le 1er mai et le 1er juillet de 2004 à 2009 et le pourcentage de rouille brune observé sur F1 et F2 à Burmerange et Christnach. Cette étude a révélé une bonne concordance du modèle avec les données d'observation de la maladie (R2 de 80 % pour la F1 [dernière feuille formée] et proche de 85 % pour la F2, P < 0,05).
Avec un pourcentage de réussite oscillant entre 80 et 85 %, le modèle semble être une plateforme indispensable pour une agriculture raisonnée au G.-D. de Luxembourg. Le modèle a, en effet, permis de prévoir à temps les fortes pressions de maladie en 2007 et 2009, même pour le nord du pays où traditionnellement la pression est la plus faible.
Une collaboration a été établie avec l'équipe de recherche de l'Université Paris-Grignon, l'Université catholique de Louvain-Louvain-la-Neuve, et l'Université de Bologne en Italie pour évaluer le modèle au niveau de ces pays et en croisant les différentes approches et base de données respectives.
En conclusion, élargir et spatialiser
La conception du modèle a été faite sur quatre années de données depuis 2000 et sa mise en application a débuté en 2004 dans les bulletins d'avertissements destinés aux agriculteurs. Avec l'apparition de plus en plus précoce de la rouille brune dans les champs, il serait bénéfique d'élargir l'application du modèle à l'ensemble du territoire luxembourgeois.
Des recherches visant à développer le caractère spatial de la prévision, notamment via l'utilisation des techniques des systèmes d'information géographiques, sont en cours. Des cartes de risques seront générées et des conseils proposés pour la stratégie de traitement de manière à pouvoir guider au mieux les agriculteurs.
Remerciements : Nous tenons à remercier le Ministère de la Culture, de l'Enseignement supérieure et de la Recherche du G.-D. de Luxembourg, ainsi que l'ASTA qui ont financé nos recherches. Nous remercions également le Lycée Technique Agricole, particulièrement Guy Reiland, Guy Mirgain et Marc Kails pour la réalisation des essais. Un grand merci aussi au personnel de la Chambre d'agriculture du Luxembourg pour leur aide précieuse sur le terrain, ainsi qu'à toute l'équipe qui a participé aux observations : Carine Vrancken, Virginie Shyns, Bertrand Martin, Christophe Mackels, Abdeslam Mahtour, Alexandre Nuttens, Louis Kouadio, Farid Traoré. Enfin, un grand merci à Michel Santer, Jürgen Junk, Marielle Lecomte, Laurent Pfister, et Jean-François Iffly pour les données météorologiques mises à notre disposition.
<p>* Université de Liège, Département en sciences et gestion de l'environnement, 185, avenue de Longwy, B-6700 Arlon, Belgique ; e-mail : meljarroudi@ulg.ac.be</p> <p>** Nouvelle adresse : Staphyt/Biorizon, Rue Magendie/Bordeaux Montesquieu. 33650 Martillac.</p> <p>*** Centre de recherche public - Gabriel Lippmann, Département Environnement et Agro-biotechnologies (EVA), 41, rue du Brill, L-4422 Belvaux, Luxembourg.</p> <p>**** Unité de phytopathologie, Université catholique de Louvain (UCL), Croix du Sud 2/3, B-1348 Louvain-la-Neuve.</p> <p>(1) L'approche stochastique est l'étude des phénomènes aléatoires dépendant du climat. A ce titre, elle est une extension de la théorie des probabilités.</p> <p>(2) Durée de latence : intervalle de temps qui sépare une contamination du début de la sporulation.</p> <p>(3) La fréquence est calculée sur les différentes classes de températures (8 à 10 °C ; 10 à 12 °C ; 12 à 14 °C ; 14 à 16 °C ; 16 à 18 °C...) et des différentes classes d'humidités (60 à 65 % ; 65 à 70 % ; 70 à 75 % ; 75 à 80 % ; 80 à 85 % ; 85 à 90 % ; 90 à 95 % ; 95 à 100 %). Cette fréquence est calculée sur l'ensemble d'heures nocturnes favorables à la rouille brune entre 2000 et 2003.</p>
Figure 1 - Localisation des sites expérimentaux au G.-D. de Luxembourg. ASTA-Administration des services techniques de l'agriculture ; CRP-Centre de recherche public Gabriel-Lippmann.
Figure 2 - Superposition entre les paramètres météorologiques et la maladie. A/ Nombre d'heures des paramètres météorologiques déterminants du modèle (températures nocturnes comprises entre 8 et 16 °C associées à des humidités supérieures à 60 %, 70 % et 80 % pendant au moins 12 heures consécutives). B/ Pourcentage de la surface foliaire présentant des symptômes de rouille brune dans chaque site et à chaque date d'observation (entre 2000 et 2003).
Figure 3 - Fréquence calculée pour chaque classe de températures et d'humidités pendant la germination de la rouille brune au Grand-Duché du Luxembourg entre 2000 et 2003. (n) représente le nombre d'heures qui ont été favorables à la maladie (n = 4226).