Quand on parle de drosophiles, on pense à celles utilisées par les laboratoires de biologie et connues en agriculture pour s'attaquer à des fruits fragiles, très mûrs et/ou abîmés comme les raisins juste avant et surtout après les vendanges. Certes. Mais ce que vous venez de lire s'applique aux espèces européennes du genre, la plus connue étant Drosophila melanogaster, « droso » utile en laboratoire et « mouche du vinaigre » redoutée dans les chais. Or, désormais, il faut compter avec une nouvelle espèce : Drosophila suzukii. Elle est capable de s'attaquer à des fruits fermes, intacts et même pas encore mûrs, ce qui peut en faire un redoutable ravageur. Présentation de cette mouche dite par certains « droso féroce ».
En France, tout commence dans le Parc du Mercantour (Alpes-Maritimes) à 1 500 m d'altitude. Durant l'été 2009, des entomologistes en prospection piègent des mouches inattendues. Ce sont visiblement des drosophiles c'est-à-dire qu'elles appartiennent au genre Drosophila, mais ce n'est pas une espèce habituelle.
À robuste pondeuse, asticot ravageur
L'ovipositeur des femelles est très robuste, apte à implanter les œufs dans des fruits fermes. Or, celui des femelles « drosos » européennes comme la mouche du vinaigre D. melanogaster, moins développé, les oblige à choisir pour pondre des fruits fragiles, à épiderme fin et chair tendre, trop mûrs et/ou abîmés, ce qui limite la nuisibilité de ces mouches : si tout va bien, le cueilleur passe avant elles.
Rien de tel chez cette nouvelle espèce que la la même équipe détecte quelques jours après dans un parc urbain près de Montpellier (Hérault), et qu'ils avaient déjà trouvée en forêt en Espagne en octobre 2008.
En octobre 2009, les entomologistes publient leur identification : il s'agit de Drosophila suzukii (Matsumara), décrite pour la première fois en 1931 au Japon par S. Matsumara.
Grâce à son ovipositeur, elle a la faculté de pondre dans des fruits fermes donc pas encore mûrs ni abîmés, où ses asticots se développeront, parfois à plusieurs, dépréciant le fruit par leur seule présence et entraînant des pourritures diverses. Elle a donc une nuisibilité importante sur les cultures qu'elle infeste.
Réputée ravageur des fruits rouges, elle affectionne les cerises ainsi que les fraises, framboises et autres « petits fruits rouges ». Mais, on le verra plus loin, elle ne dédaigne pas de plus gros et fermes morceaux comme les abricots voire les pommes !
Répandue dans le monde
Originaire du Sud-Est asiatique, D. suzukii est présente depuis longtemps au Japon mais aussi en Corée, Chine, Thaïlande, Russie, Inde... Elle a été identifiée à Hawaï en 1980 puis aux États-Unis (Californie, Floride, etc.) en 2008 et 2009 avec des dégâts notables sur cerises. Fin 2009, les autorités italiennes signalent la présence du ravageur dans la région du Trentin Haut-Adige, et avec des dégâts sur fruits : fraises, framboises, myrtilles et mûres. L'espèce sera signalée ensuite en Toscane. L'OEPP(1) alerte les autorités compétentes (inclusion sur liste d'alerte).
France 2010, 11 régions surveillées
Début 2010, il n'y a pas encore de signalement de dégâts dus à D. suzukii en zones agricoles en France, mais...
Mais l'espèce est officiellement identifiée le 14 juin 2010 sur cerises en Corse et fraises dans le Var, puis le 24 dans les Alpes-Maritimes, là encore sur fraises. Selon les autorités françaises, « les discussions avec les agriculteurs laissent à penser que l'insecte serait déjà présent depuis au moins deux années sur ces zones ».
Un plan de surveillance est immédiatement mis en place dans 11 régions. 84 pièges à attractif alimentaire sont implantés. Les mouches capturées sont envoyées au LNPV(2) de Montpellier qui identifie les espèces présentes. Toutes ne sont pas des D. suzukii. Mais il y en a.
Les BSV(3) commencent à publier des signalements durant l'été(4) : Corse, Var et Alpes-Maritimes mais aussi Gard (sur cerises) et l'automne(5) (sur fraises hors-sol en Dordogne).
Enfin, fin décembre, les analyses sont terminées et une note des autorités françaises préparée pour envoi à l'OEPP.
6 régions, 14 cultures
Bilan : six des onze régions prospectées sont touchées (carte) : Corse, Provence-Alpes-Côted'Azur, Languedoc-Roussillon, Rhône-Alpes (vallée du Rhône mais aussi « jusqu'en Savoie », précise la note), Midi-Pyrénées et Aquitaine – pour l'instant seulement la Dordogne. Les végétaux concernés sont variés avec 14 cultures (Tableau). Il s'agit de :
– vergers de cerisiers et cultures de fraisier, framboisier et groseillier, on s'y attendait ;
– vergers de sept autres cultures fruitières : abricot, pêche, nectarine, prune, kiwi, mais encore pommier et même noyer ;
– vigne, tomate et jardin potager.
Attention, « présence dans un piège » ne signifie pas forcément « à l'origine de dégâts ». L'espèce, polyphage, peut avoir élu comme hôte les mûres proches d'un verger par exemple.
Ainsi les cas de présence de dégâts supects n'ont pas pu être tous attribués à D. suzukii.
En effet, les larves de cette espèce ressemblent à n'importe quel asticot de drosophile. Il faut prélever des fruits atteints et attendre l'émergence des adultes qui seuls sont identifiables, en particulier les femelles grâce à leur ovipositeur (les mâles ont une tache brune sur les ailes qui les différencient de D. melanogaster, mais d'autres espèces en ont aussi).
Citons le texte de la note des autorités françaises envoyée à l'OEPP : « Si de nombreux dégâts inhabituels sur cerises, fraises, pêches et abricots impliquant des piqûres et des affaissements de fruits ont été signalés, la preuve que ces dégâts aient été causés par D. suzukii n'a toujours pas été apportée par l'élevage des larves contenues dans les fruits atteints. »
Mais la note signale des dégâts « confirmés » de D. suzukii sur cerises puis abricots et enfin pommes, dans des vergers corses voisins les uns des autres.
Ainsi, les populations de D. suzukii peuvent passer d'une parcelle à l'autre d'un site en « suivant » les fruits exploitables. Et l'espèce est capable de s'attaquer à de gros fruits. Quasiment aucune culture fruitière de l'Hexagone ne semble a priori à l'abri de ce ravageur.
Que faire en 2011 ?
Vu le nombre de signalements de l'espèce (voir carte), il ne s'agit pas de quelques foyers isolés mais bien de populations répandues sur toute la bordure méditerranéenne de la France et en extension vers le nord et l'ouest. On ne peut pas espérer éradiquer le ravageur.
Il ne sera donc pas déclaré organisme nuisible « réglementé(6) » ou « de lutte obligatoire », d'autant qu'il semble bien installé aussi en Espagne et en Italie. En revanche, il figure sur la « liste d'alerte » de l'OEPP comme nouveau ravageur préoccupant.
Le réseau français de SBT (surveillance biologique du territoire) va surveiller l'espèce. Tout dégât suspect est à signaler. IL est conseillé de se rapprocher du DRAAF-SRAL territorialement compétent (en gros, de sa région) qui fera appel si besoin au LSV de l'Anses (ex-LNPV). En effet, l'identification ne peut être faite que par des spécialistes.
Enfin, vu la nuisibilité prévisible de cette mouche, des méthodes de lutte sont à rechercher. Certains insecticides conventionnels ou biologiques sont efficaces et autorisés sur d'autres espèces (drosophile sur vigne et/ou mouche de la cerise sur cerisier...) Il serait logique qu'ils soient testés en 2011 sur D. suzukii.
En attendant, attention à ne pas utiliser sur cerisier ou fraisier, par exemple, des insecticides non autorisés sur ces cultures : on pourrait se trouver avec des fruits invendables pour cause de résidu de substance non autorisée sur ces derniers, sans compter le risque pénal !
<p>* Phytoma.</p> <p>** Depuis le 1er janvier 2011, LSV (Laboratoire de la Santé des Végétaux) de l'ANSES (jusqu'au 31 décembre 2010, LNPV).</p> <p>*** SdQPV, DGAl, MAAPRAT (Sous-direction de la qualité et de la protection des végétaux de la Direction générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche, de la ruralité et de l'aménagement du territoire).</p> <p>(1) Organisation européenne de protection des plantes.</p> <p>(2) Laboratoire national de la protection des végétaux. En 2011, devenu LSV (Laboratoire de la santé des végétaux) de l'Anses, Agence nationale de sécurité sanitaire.</p> <p>(3) <i>Bulletin de Santé du Végétal.</i></p> <p>(4) Voir <i>Phytoma</i> n° 636, août-septembre 2010, p. 6.</p> <p>(5) Voir <i>Phytoma</i> n° 638, novembre 2010, p. 5.</p> <p>(6) On dit aussi organisme <i>« de quarantaine »</i> (certains documents OEPP ou CIPV, Convention internationale pour la protection des végétaux). Voir la directive 2000/29/CE et l'arrêté du 31 juillet 2000. Des mesures obligatoires (éradication de foyers, refus d'entrée sur le territoire, etc.) sont réglementairement fixées pour de tels organismes.</p>