Sur l'île de La Réunion, un des principaux ravageurs de la canne à sucre est le foreur ponctué (portrait de l'adulte en haut de cette page). Contre cet insecte, la lutte biologique est efficace et plus appropriée que la lutte chimique. Mais, pour que cette lutte biologique soit largement adoptée, elle ne doit pas être trop chère ni contraignante. Or elle consiste à lâcher massivement des trichogrammes sur une courte période alors qu'il s'agit d'organismes vivants, et non de préparations inertes faciles à fabriquer et à stocker avant utilisation... Bonne nouvelle, on peut les stocker quand même, et on sait dans quelles conditions. C'est le fruit d'une recherche effectuée grâce à un financement CAS-DAR du ministère chargé de l'agriculture, aujourd'hui le MAAPRAT(1). Présentation.
Depuis 2000, l'utilisation du parasitoïde oophage Trichogramma chilonis en lâchers inondatifs a permis de réduire jusqu'à 50 % les dégâts causés par le foreur ponctué de la canne à sucre dans nos parcelles expérimentales à la Réunion. Actuellement nous recherchons une possibilité d'arrêt de développement permettant un stockage au froid de cet auxiliaire sans réduire son efficacité lors des lâchers.
Notre but est de réduire les coûts de :
– la production de masse de l'auxiliaire ;
– la main-d'œuvre au champ pour le lâcher.
Les résultats très encourageants obtenus en laboratoire nous ont permis d'effectuer les premiers essais de vérification sur le terrain.
Pourquoi utiliser des trichogrammes
Le décor : la canne à sucre, la lutte biologique
Rappelons que, parmi le cortège de bioagresseurs de la canne à sucre, deux ravageurs causent des dégâts importants : le foreur ponctué, Chilo sacchariphagus et le ver blanc, Hoplochelus marginalis. Concernant le foreur ponctué, les seuls traitements chimiques qui pourraient être efficaces seraient des insecticides systémiques car la plus grande partie du cycle de développement du foreur se passe à l'intérieur de la tige. Mais ces produits ne sont pas autorisés, probablement parce qu'ils sont transportés par la sève laquelle est directement utilisée pour la production de sucre.
C'est pourquoi un programme de lutte biologique est développé contre ce papillon depuis 2000 afin de trouver une solution alternative et respectueuse de l'environnement.
Le « méchant » : portrait du foreur
Signalé à la Réunion pour la première fois en 1855, le foreur ponctué a été introduit via l'île Maurice avec des boutures de canne. Il est probablement originaire de l'Asie du Sud-Est (Williams, 1983).
Les larves, qui éclosent au bout de 7 à 9 jours selon la température, s'alimentent les premiers jours du parenchyme des feuilles, puis entrent dans la nervure médiane ou dans la partie centrale non encore déroulée.
Les larves des stades ultérieurs se mettent à entrer dans les entre-nœuds encore tendres et commencent à y creuser des galeries. Ainsi C. sacchariphagus cause des pertes directes au champ (baisse du tonnage de canne) et des pertes à l'usine (diminution du sucre extractible par unité de poids de la canne).
L'introduction d'une nouvelle variété de canne à sucre (R579), très productive (jusqu'à 150 t/ha) mais sensible au foreur, a entraîné une augmentation des dégâts causés par ce dernier. On peut observer des pertes de rendement jusqu'à 40 t par hectare sur des zones à risque.
Le « gentil » : l'auxiliaire parasitoïde Trichogramma chilonis
Les trichogrammes, de minuscules guêpes mesurant moins d'un millimètre, sont utilisés comme auxiliaires avec beaucoup de succès dans de nombreuses régions du monde contre les lépidoptères ravageurs. Un atout considérable de cet auxiliaire est le fait qu'il soit oophage ; il s'attaque donc au stade œuf du ravageur avant que ce dernier puisse causer des dégâts.
Un inventaire sur plusieurs années à la Réunion a montré que l'espèce T. chilonis est l'auxiliaire majoritairement présent (Tabone et al., 2002), mais en trop faible densité pour contrôler le foreur (Rochat et al., 2001 ; Goebel et al., 1999). Nous avons développé une stratégie de lutte originale combinant lâchers inondatifs de T. chilonis et conservation en favorisant l'action prédatrice des fourmis indigènes Pheidole megacephala (Tabone et al., 2002).
La mise en scène : des lâchers au bon moment
Comme la période de ponte optimale du foreur a lieu en début du cycle de la canne, à un moment où la plante est la plus attractive et sensible aux attaques, les lâchers inondatifs de trichogrammes se font en début de la saison pour casser la dynamique du foreur (Tabone et al., 2002 ; Tabone et Goebel, 2005).
Ensuite, les fourmis prédatrices, qui arrivent naturellement en masse mais plus tard en saison, « nettoient » très efficacement les œufs du ravageur en les consommant.
Les premiers résultats obtenus en parcelles expérimentales montrent que la lutte biologique réduit d'environ 50 % les attaques et augmente le rendement de la canne de l'ordre de 15 à 20 % suivant les sites avec des gains financiers de 600 à 1 400 €/ha. Et ceci avec des conditions de lâchers encore non optimales (Rochat et al., 2001 ; Soula et al., 2003 ; Barreault et al., 2005 ; Goebel et al., 2005 ; Reay-Jones et al., 2006 ; Marquier et al., 2008).
Suite à ces bons résultats, notre objectif est de développer à grande échelle cette stratégie de lutte biologique avec une utilisation de T. chilonis et de la rendre plus abordable pour les producteurs.
Pourquoi frigorifier les trichogrammes ?
Stocker au froid pour réduire les coûts de production
Mais pour cela, il est nécessaire de réduire les coûts de main-d'œuvre, ainsi que les coûts de production des auxiliaires.
Nous recherchons notamment un arrêt de développement chez T. chilonis afin d'obtenir une possibilité de stockage au froid, favorisant la production de masse de ces insectes. Cette recherche d'arrêt de développement correspond aux attentes de toute la filière canne (Tabone et al., 2008a ; Tabone et al., 2008b).
Une technique utilisée avec diverses espèces de trichogrammes
Elle est réaliste : on sait depuis longtemps que les trichogrammes peuvent hiverner dans leurs hôtes à l'état de vie ralentie (Zorin, 1927). Ainsi, une diapause de 9 mois chez T. brassicae a permis le développement de la lutte biologique contre la pyrale de maïs, Ostrinia nubilalis à grande échelle (Bigler, 1994).
En France, plus de 100 000 ha de maïs ont été traités en 2009 avec T. brassicae (Biotop).
Chez T. cordubesis, T. cacoeciae et T. minutum, on a réussi à déclencher des diapauses (Garcia et al., 2002 ; Rossi & Pizzol, 1997 ; Laing & Corrigan, 1995).
Une quiescence a également été observée chez T. caverae (Rundle et al., 2004), T. evanescens (Pizzol J., communication personnelle), T. ostriniae (Pitcher et al., 2002) et T. funiculatum (Rundle et al., 2003).
Possible pour T. chilonis, mais à mettre au point
Chez T. chilonis, quelques études sur un arrêt de développement ont également été faites (Zhu & Zhang, 1987 ; Jalali & Singh, 1992 ; Khosa & Brar, 2000 ; Farid et al., 2001 ; Chen & Ou-Yang 2004 ; Kumar et al., 2005 ; Singh et al., 2006 ; Nadeem et al., 2010).
Chen & Ou-Yang (2004) ont réussi à stocker T. chilonis pendant 42 jours (6 semaines) avec plus de 70 % d'émergence après stockage. Cela prouve qu'il est possible de déclencher un arrêt de développement chez T. chilonis.
Mais il fallait étudier de manière détaillée la fécondité, la survie et l'efficacité au champ des insectes après stockage, et les conditions qui rendent ces caractéristiques optimales, car cela n'a pas toujours été établi dans la littérature. Nous espérons également obtenir une plus longue durée de stockage chez T. chilonis, d'où l'intérêt de ce travail.
Tests réalisés
Des trichogrammes réunionnais à Sophia-Antipolis
Nous avons réalisé des tests de stockage au froid sur une souche de T. chilonis provenant de la Réunion et élevée à l'INRA Sophia-Antipolis depuis 2004 sur les œufs de la pyrale de la farine Ephestia kuehniella Zeller, hôte de substitution.
Les trichogrammes sont élevés à 18 °C, 70-80 % RH, 16 : 8 (L : D). Avant d'être utilisés, les œufs d'E. kuehniella sont irradiés aux rayons ultraviolets afin d'inhiber leur éclosion.
Dans nos expérimentations, les parents sont élevés à 23 °C, 70-80 % RH, 16 : 8 (L : D).
Paramètres de froid testés
Pour la recherche d'un arrêt de développement à basses températures, on a fait varier trois paramètres (tableau 1) au cours du cycle de vie de T. chilonis : la température (3 modalités : I, II, III), le temps de stockage (3 modalités : 9, 11 et 14 semaines) et le stade de maturation (10 modalités : A, B, C, D, E, F, G, H, J, K).
Ce projet étant en phase de commercialisation à grande échelle avec la Réunion et les résultats pouvant être brevetés, seules des données codées seront présentées ici.
Critères de qualité mesurés
Après stockage, la qualité de la génération F1 est étudiée à 25 °C, 70-80 % RH, 16 : 8 (L : D) par ses caractéristiques biologiques : taux d'émergence, fécondité et survie sur une période de 7 jours.
7 jours est la durée d'une génération à 30 °C, température moyenne des parcelles expérimentales à l'île de la Réunion. De plus, Shirazia (2006) a montré que la fécondité obtenue durant les 7 premiers jours de ponte reflète significativement la fécondité totale des femelles chez T. chilonis (à 25 °C ou 30 °C).
Pour l'étude de la fécondité des femelles F1, seuls les œufs noirs sont comptabilisés (ce sont les œufs dans lesquels T. chilonis a réussi son développement jusqu'à un stade avancé). Une femelle n'ayant donné aucun œuf noir est classée comme ayant une fécondité nulle.
La comparaison avec une population témoin est réalisée à 25 °C pour chaque expérience. Pour obtenir une humidité relative entre 70 et 80 %, nos expérimentations sont effectuées dans des boîtes à sel avec la présence permanente d'une solution de NaCl saturée.
Analyses statistiques
Les analyses statistiques de nos résultats ont été effectuées avec le logiciel SAS (procédures GLM et Genmod).
Résultats chiffrés
Pourcentage d'émergence
Nos résultats montrent qu'il n'y a pas de différence entre le témoin et la température I concernant le taux d'émergence (Figure 1, test de Kruskal Wallis au seuil de 5 %).
Le meilleur pourcentage d'émergence, 96 %, est obtenu après 11 semaines de stockage pour la combinaison I_B, comparable à celui du témoin (91 %).
Fécondité durant 7 jours
Les combinaisons soumises à la température I et une durée de stockage de 11 semaines ont donné les meilleures fécondités (Figure 2).
De plus, la fécondité médiane pour la meilleure combinaison (I_F) est significativement supérieure à celle du témoin (98 œufs vs 81 œufs ; test de Mann Whitney, p < 0,05).
Survie à 7 jours
Le pourcentage de survie de la meilleure combinaison obtenue est comparable à celui du témoin (100 % vs 97 %, test exact de Fisher, p > 0,05).
Performance biologique
Globalement, cinq combinaisons ayant subi la température I et un stockage de 11 semaines sont comparables au témoin, pour toutes les variables testées (maturation : B, F, H, J, K).
Pour estimer l'efficacité des trichogrammes au champ, on a choisi la valeur de la fécondité pondérée par le pourcentage d'émergence Fécondité * Émergence. Au final, pour 11 semaines de stockage, c'est la combinaison I_F qui a donné le meilleur résultat : fécondité * émergence = 85,3 vs témoin = 73,7 (Tableau 2).
Éloge du froid
Des trichogrammes de qualité après un stockage au froid, c'est possible
Dans cette étude, un stockage au froid de T. chilonis de 11 semaines a été obtenu tout en préservant une bonne qualité physiologique après réveil (taux d'émergence, fécondité, survie à 7 jours). Ceci confirme nos résultats préliminaires mettant en évidence une quiescence chez T. chilonis (Do Thi Khanh et al., 2009).
La performance biologique des individus F1 est souvent affectée négativement par un stockage au froid (Chang et al., 1996 ; Jalali & Singh, 1992), ce qui rend indispensable leur vérification après stockage. La performance biologique des individus après ces 11 semaines de stockage dépasse nettement celle décrite dans la littérature (Zhu & Zhang, 1987 ; Jalali & Singh 1992 ; Khosa & Brar, 2000 ; Farid et al. 2001 ; Chen & Ou-Yang, 2004 ; Kumar et al., 2005, Singh et al., 2006 ; Nadeem et al., 2010).
Avec 87 % d'émergence et une fécondité médiane de 98 œufs par femelle sur 7 jours, la qualité des trichogrammes stockés satisfait parfaitement les exigences économiques d'une production de masse.
Plus pratique, moins cher
Pour la lutte biologique contre le foreur ponctué de la canne à sucre à la Réunion, une production régulière des parasitoïdes est nécessaire en raison des lâchers de trichogrammes toutes les semaines durant quatre mois.
Dès à présent, le stockage de 11 semaines permet de mieux étaler la production, mieux gérer le personnel et réduire les coûts de production.
Ce stockage facilite aussi l'approvisionnement et la disponibilité des auxiliaires produits. Cela permet plus de souplesse par rapport à des événements imprévus (accidents à la production, demandes supplémentaires au champ, etc.). Ainsi, on peut mieux assurer le calendrier prévisionnel des lâchers.
À noter que, concernant la qualité des auxiliaires produits, le stockage réduit le nombre de générations des insectes élevés, ce qui a l'intérêt de diminuer le risque de dérive génétique (Voegelé et al., 1986).
Autres pays, autres cultures
Pour son développement, cette technique pourra être appliquée dans d'autres départements ou territoires d'Outre-Mer et dans d'autres pays producteurs de canne (Ile Maurice, Ouganda, Zimbabwe, Malawi, Mozambique, Swaziland, Tanzanie, Inde, Afrique du Sud)...
... Et sur d'autres cultures où T. chilonis est également un auxiliaire de lutte efficace.
<p>* Unité de lutte biologique, INRA-Centre Provence-Alpes-Côted'Azur, 400, route des Chappes, 06903 Sophia-Antipolis. hong.do@sophia.inra.fr, tabone@sophia.inra.fr</p> <p>** Département de mise au point des méthodes de lutte, FDGDON-Réunion, 97460 Saint-Paul, La Réunion.</p> <p>*** Unité de recherche systèmes cultures annuelles, CIRAD, 34398 Montpellier Cedex 5.</p> <p>(1) Ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation, de la Pêche, de la Ruralité et de l'Aménagement du territoire.</p>
La canne à sucre, dans le monde et sur l'île
La culture de la canne à sucre, pratiquée dans 67 pays, représente des enjeux économiques importants. La production mondiale de sucre était de 165 millions de tonnes pour la saison 2008-2009. La consommation de sucre pour l'alimentation ne cesse de croître tout comme les utilisations non alimentaires de la canne à sucre (bioplastiques, bioéthanol).
À la Réunion, la canne à sucre, occupant 25 000 ha, joue un rôle socio-économique primordial (elle assure 30 % des revenus des agriculteurs) ainsi que dans l'aménagement du territoire. Elle contribue à la qualité du paysage et à l'attractivité touristique. La filière canne a un grand impact, elle fournit deux tiers des exportations de la Réunion et 15 000 emplois (sur un total de 810 000 habitants) directs et indirects en dépendent.
Parallèlement, la demande sociétale en produits naturels et/ou biologiques est croissante (sucre biologique, commerce équitable...)
Développer une lutte biologique est donc écologiquement et économiquement nécessaire.
Photos 1A et 1B - Foreur ponctué Chilo sacchariphagus.
A - Adulte (15 à 20 mm de long et 30 mm d'envergure) et ooplaque (une femelle pond environ 650 œufs).
B - Galerie creusée par une larve du foreur ponctué dans une ige de la canne.
Photos 2A et 2B - Le parasitoïde Trichogramma chilonis.
A - Femelle adulte en ponte.
B - Ooplaque du foreur ponctué dont les œufs sont parasités par T. chilonis (ils deviennent noirs).
Figure 1 - Pourcentage d'émergence chez T. chilonis après différentes durées de stockage (9, 11, ou 14 semaines). Les lettres indiquant les différents stades de développement et les chiffres romains indiquant les trois températures étudiées.