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Agriculture et cancer, le bruit des cohortes

Marianne Decoin* - Phytoma - n°647 - octobre 2011 - page 8

Tout premiers résultats de l'étude Agrican, et quelques autres données pour les situer
 ph. M. Decoin

ph. M. Decoin

Le 16 septembre dernier, au symposium « Cancer et travail en agriculture » organisé par l'INMA et la MSA(1), l'épidémiologiste Pierre Lebailly (photo) a dévoilé les premiers résultats de l'étude Agrican. Ils montrent une sousmortalité globale et par cancer de la population agricole comparée à la population générale et des sous-mortalités significatives pour certains cancers. Mais pour d'autres il y a des tendances non significatives, dont certaines à la sur-mortalité, et le tabagisme pose question. Et ces résultats ne disent rien de la morbidité (taux de maladie). Pourquoi ces limites ? Quels résultats sont disponibles ? Quels compléments apportent d'autres études citées le 16 septembre ? Réponses.

Agrican comme « agriculture » et « cancer » est un suivi de cohorte(2). Lors de son lancement en 2005, on espérait les premiers résultats en 2008(3). Mené par quatre partenaires (Encadré 1), il est coordonné par Pierre Lebailly, du Grecan(4) de l'Université de Caen.

Agrican 2011, pourquoi ces limites ?

Histoire d'un travail

Les questionnaires de recrutement (« inclusion ») ont été envoyés à partir d'octobre 2005 dans 12 départements(5). Ces derniers représentent la diversité de l'agriculture française. Surtout, ils étaient les seuls à disposer en 2005 de registres du cancer. Donc les seuls où l'on peut comparer l'état de santé de la cohorte avec celui de la population générale vis-à-vis de cette maladie ; ailleurs, on ne peut comparer que les mortalités sur certificats de décès.

Les questionnaires ont été envoyés à 580 000 personnes soit la population agricole des 12 départements : agriculteurs et salariés agricoles en activité et retraités et leurs conjoint(e)s.

Le nombre de réponses étant trop faible, les questionnaires ont été renvoyés en 2007 aux non-répondants. Puis les réponses ont été dépouillées, classées par catégories (hommes, femmes, salariés ou non, tranche d'âge), codées, intégrées en base de données, vérifiées par sondage téléphonique (4 500 appels)...

Le 1er octobre 2007, l'équipe d'Agrican a « bouclé » sa cohorte d'un peu plus de 180 000 personnes. Environ 100 000 hommes et 80 000 femmes ont répondu sur leur mode de vie et leur état de santé, et accepté d'être suivis. C'est « la plus grande étude au niveau mondial concernant la santé en milieu agricole ».

Mais le retard était pris ! Les premiers résultats ont été envoyés aux membres de la cohorte en juin 2011. Et présentés le 16 septembre.

Prévalence, incidence, un manque provisoire

Déception : on n'a pas encore de comparaisons sur la morbidité, à savoir l'incidence (survenue de nouveaux cas) et la prévalence (nombre de cas présents simultanément) des cancers, entre population agricole et population générale. Or cette comparaison est un objectif central d'Agrican. Pourquoi ce retard ? « C'est dû au décalage dans la fourniture des données sur la population générale », explique P. Lebailly.

En effet, « la collecte de données des registres du cancer est compliquée : il faut préserver le secret médical, la vie privée des patients, tout en ayant de l'information fiable. Les données de 2008 n'ont été disponibles qu'en 2011 ».

Et ces données de 2008... « il reste à les exploiter ! » Un peu comme s'il y avait un gisement de données, mine ouverte, galeries étayées, droit d'y descendre octroyé... et extraction à faire. « Nous nous y attelons maintenant, pour des résultats en 2012 », espère P. Lebailly.

Et voilà pourquoi les seuls résultats publiables en septembre 2011 concernent les mortalités. Au fait, pourquoi avoir publié quand même ? Pour balayer les soupçons de rétention d'information volontaire(6) ? En tout cas P. Lebailly a sorti tout ce qui était disponible.

Quels résultats ?

Moins de mortalité globale et par cancer

Ainsi, la mortalité survenue au sein de ces 180 000 personnes entre 2006 et 2009 inclus (11 213 décès) a été comparée à celle de la population générale des 12 départements.

Globalement, la mortalité de la population agricole est moindre que celle de la population générale : – 27 % chez les hommes et – 25 % chez les femmes.

Concernant le cancer, là encore la mortalité est inférieure, davantage chez les hommes (– 27 %) que chez les femmes (– 19 %).

Toutes ces différences sont statistiquement significatives. Il en est de même des mortalités dues aux autres grands types de maladies, notamment cardiovasculaires, du système nerveux (Alzheimer, Parkinson) et de l'appareil digestif, ainsi que le diabète (Tableau 1).

La question du tabagisme

Mais les agriculteurs fument bien moins que la population générale, on le sait par les questionnaires d'inclusion. Or le tabagisme est un très lourd facteur de mortalité notamment par cancer, du poumon surtout. Comme dit P. Lebailly, « si, avec le moindre tabagisme de la population agricole, il n'y avait pas eu de sous-mortalité, on aurait de quoi s'inquiéter ! »

De fait, la sous-mortalité par cancer des voies respiratoires (larynx + trachée + bronches + poumon) est de 50 % chez les hommes et 40 % chez les femmes (Tableau 2 page suivante).

Oui, mais... Est-ce que le moindre tabagisme explique toutes ces sous-mortalités ? Ou bien la mortalité est-elle encore plus basse que celle attendue du fait du moindre tabagisme ? Ou au contraire supérieure ? Agrican ne peut pas encore répondre à cette question.

Éléments de réponse

Mais le Dr Ellen Imbernon de l'InVS(7) a donné le 16 septembre des éléments à ce sujet.

Elle a d'abord présenté le risque de mortalité par cancers chez les hommes de divers secteurs professionnels, dont l'agriculture, comparé à la population générale. Les agriculteurs ont un risque diminué de 20 à 25 %. C'est proche du taux de mortalité réelle d'Agrican.

Puis elle a présenté le risque de décès masculins par cancer du poumon, comparé à la population générale mais aussi au risque attendu du fait du degré de tabagisme (Figure 1). Les agriculteurs ont un risque entre 40 % et 50 % inférieur à celui de la population générale (proche d'Agrican) et plus bas que celui que leur moindre tabagisme entraînerait à lui seul. Ainsi, selon l'InVS, les agriculteurs risquent moins d'avoir un cancer du poumon que la population générale, indépendamment du facteur tabagisme.

Bien sûr il faut être prudent : le cancer du poumon ne dit rien des autres cancers. Il s'agit de mortalité et pas de morbidité. Et c'est une estimation de risque, attendons les chiffres réels.

Autres différences

Revenons à Agrican, avec d'autres différences de mortalité significatives (Tableau 2 page suivante). Toutes sont des sous-mortalités.

Pour l'instant elles ne concernent que les cas les plus courants (sein chez les femmes, prostate chez les hommes, etc.) Logique : pour obtenir des différences significatives, il faut un effectif suffisant donc d'autant plus de temps que les cas sont moins fréquents.

Et les différences non significatives ? Ce sont des tendances. Elles seront confirmées ou contredites à l'avenir. Certaines sont à la sous-mortalité, d'autres à la sur-mortalité.

Voyons ces dernières. Chez les hommes elles touchent le mélanome malin de la peau (+ 1 %) et le... cancer du sein (+ 123 %, 8 décès). Vraie sur-mortalité ou « effet diagnostic »(8) ?

Chez les femmes, outre le mélanome malin (+ 6 %), il y a les cancers de l'œsophage (+ 8 %), de l'estomac (+ 5 %) et du sang (+ 2 %). Ces tendances vont-elles se confirmer ou s'inverser ? Devenir ou non significatives ? à suivre.

Quels compléments ?

Cohorte EPI 95 du Calvados

Il y a d'autres études de cohorte sur le cancer en agriculture. En France, EPI 95 a été lancée en 1995(9) par le Grecan sur 6 300 agriculteurs du Calvados. Elle a établi que :

– ces agriculteurs ont, c'est significatif, moins de mortalité générale et par cancer que la population générale du département ;

– les hommes ont significativement moins de cancer en général et cancer pulmonaire (mais ils fument moins que la population générale), de la vessie et du colon ; en revanche, ils ont significativement plus de cancers de la peau ; il y a des tendances non significatives au déficit pour l'œsophage et l'estomac, et à l'excès pour la prostate, le rein et les lymphomes ;

– chez les femmes il y a un déficit significatif pour le colon et une tendance non significative à l'excès pour le sein et les lymphomes.

Ce qu'Agrican va ajouter

Mais EPI95 a eu des limites du fait de :

– l'effectif trop faible pour avoir des données significatives sur les formes rares ;

– le département représentant la polyculture-élevage mais pas les cultures spécialisées ;

– et enfin le faible nombre de salariés agricoles.

Agrican devrait compenser ces manques.

Par ailleurs qu'est-ce qui explique les sur-morbidités ? Exposition aux pesticides ? Lesquels ? Phytopharmaceutiques ou autres (biocides, vétérinaires, etc.) ? Poussières, bactéries, virus ? Lesquels ? Rayons UV ? Autres facteurs ?

Pour en savoir plus, le questionnaire d'inclusion d'Agrican pose des questions sur l'exposition aux pesticides phytos (48 % des hommes et 9 % des femmes sont applicateurs) et aux insecticides en élevage (36 % des hommes et 7 % des femmes sont utilisateurs). Ceci pour pouvoir déceler et analyser d'éventuelles différences entre applicateurs et non-applicateurs, sans oublier d'extraire le facteur tabagisme. Mais, chaque « sous cohorte » étant moins nombreuse que la cohorte totale, il faut plus de temps pour sortir des différences significatives.

L'AHS aux États-Unis

P. Lebailly a cité des études de cohortes menées à l'étranger, notamment l'AHS, Agricultural Health Study pilotée aux États-Unis par le NCI, National Cancer Institute. Depuis 1993, elle suit 57 000 agriculteurs applicateurs de pesticides (dont des femmes) et 32 000 de leurs épou(x)ses, dans les états de Caroline du Nord et de l'Iowa. Il y a eu environ 150 publications ! Pourquoi ne pas se contenter de leurs résultats ?

« Les conditions diffèrent entre pays. Ainsi, les agriculteurs de ces états utilisent des herbicides et insecticides mais peu de fongicides », explique P. Lebailly. De plus, l'AHS ne suit pas les salariés. Or ces derniers sont aussi exposés que leurs patrons aux facteurs de risque professionnel agricole. Et ils font partie des ouvriers, dont l'espérance de vie est moindre que celle des agriculteurs (Encadré 2). Agrican a l'originalité et l'intérêt de les avoir intégrés.

Informations convergentes

Ceci dit, l'AHS américaine montre elle aussi que les agriculteurs ont une espérance de vie plus longue que la population générale de leur état, moins de mortalité et d'incidence des cancers en général et celui du poumon en particulier... Mais eux aussi fument moins.

Autres résultats significatifs : les hommes ont davantage de cancers de la prostate (incidence/ morbidité) mais, comme dans Agrican, moins de mortalité due à ce cancer. Les femmes applicatrices ont davantage de cancers de l'ovaire (avec surmortalité non significative), les nonapplicatrices (conjointes) en ont moins (avec sous-mortalité significative). Piste à suivre.

Et les tendances non significatives ? Excès de cancers des lèvres et de la vésicule biliaire, des mésothéliomes, lymphomes et myélomes, ainsi que de mélanomes chez les conjoint(e)s. Là encore des pistes à suivre.

<p>* Phytoma.</p> <p>(1) Respectivement Institut national de médecine agricole et Mutualité sociale agricole.</p> <p>(2) En épidémiologie, une cohorte est un <i>« ensemble de personnes dont l'état de santé est suivi au cours du temps et pour lesquelles on étudie les relations entre l'apparition de maladies et certains facteurs (habitudes de vie, expositions professionnelles...) »</i>.</p> <p>(3) M. Decoin, 2005 - Pesticides et santé, la MSA informe. <i>Phytoma</i> n° 585, septembre, p. 8.</p> <p>(4) Groupe régional d'études sur le cancer.</p> <p>(5) Calvados, Côte-d'Or, Doubs, Gironde, Isère, Loire-Atlantique, Manche, Haut-Rhin, Bas-Rhin, Somme, Tarn, Vendée.</p> <p>(6) Anecdote : début 2011, l'auteur de ces lignes a eu connaissance de deux hypothèses sur les raisons du retard de publication d'Agrican. Selon la première, la publication des chiffres prouverait la forte gravité du problème du cancer en agriculture, et les chiffres ne sortiraient pas par crainte du « lobby des pesticides ». Selon la seconde, la publication des chiffres prouverait la faible gravité du problème, et les chiffres ne sortiraient pas par crainte du « lobby des écolos ».</p> <p>(7) Institut de veille sanitaire.</p> <p>(8) Dans cette hypothèse, ces cancers très rares seraient sous-diagnostiqués dans la population générale : décelés en majorité après généralisation, les décès qu'ils causent seraient attribués à d'autres localisations. La cohorte Agrican, sensibilisée, bénéficierait d'un meilleur diagnostic.</p> <p>(9) R. Geoffrion, 2007 - Agriculteurs exposés, où en sont les études ? <i>Phytoma</i> n° 603, avril, p. 7.</p> <p>(10) Significative sur la période 1993/2002 mais pas 1993/2006 : meilleure gestion de l'exposition au soleil ?</p>

1 - Agrican, qui est derrière ?

Agrican est mené par 4 partenaires :

• GRECAN (Groupe régional d'études sur le cancer) de l'Université de Caen ;

• Centre de lutte contre le cancer François Baclesse (basé à Caen lui aussi) ;

• MSA (Mutualité sociale agricole) ;

• ISPED (Institut de santé publique, d'épidémiologie et de développement).

Les informations du Réseau des registres du cancer Francim lui sont ouvertes. Budget fourni à 30 % par la MSA et par :

• l'Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) pour 24 % ;

• la Ligue nationale contre le cancer pour 17 % ;

• le Conseil régional de Basse-Normandie pour 9 % ;

• la Fondation de France pour 7 % ;

• l'INCA (Institut national du cancer) pour 5,5 % ;

• l'ARC (Association de recherche sur le cancer) pour 5,5 % aussi ;

• l'Uipp (Union des industries de la protection des plantes) pour 2 %.

Figure 1 - Cancer du poumon, métier et tabagisme.

Risques relatifs de décès par cancer du poumon selon le secteur d'activité (hommes) et mortalité attendue du fait de la consommation différentielle de tabac.

2 - Chiffres généraux pour se situer

<i>Phytoma</i>, revue agricole, doit laisser l'information généraliste à d'autres titres. Certes. Mais, quelques chiffres « citoyens » permettent de situer la problématique d'Agrican.

Espérance de vie à 35 ans des hommes en France (évaluée sur la période 1991-1999(1)) :

• population générale : 41 ans (décès « normal » attendu à 76 ans) ;

• cadres et professions intellectuelles supérieures : 46 ans ;

• agriculteurs (non salariés) : 43,5 ans ;

• ouvriers (dont ouvriers agricoles) : 39 ans, soit 7 ans de moins que les cadres, 4,5 de moins que les agriculteurs et 2 de moins que la population générale ;

• inactifs non retraités (chômeurs) : 28,5 ans. Problématique cancer : dans les pays développés France comprise, la morbidité (nombre de cas) augmente et la mortalité baisse.

Tabagisme : près de 70 000 décès par an en France. En majorité par cancers, surtout du poumon (mais aussi bouche, pharynx, larynx, œsophage, vessie, pancréas). Un fumeur régulier sur deux mourra de son tabagisme(2).

(1) Source : état de santé en France (DREES 2009) cité par P. Lebailly le 16 septembre.

(2) Source : document « Enquête Agrican, premiers résultats », juin 2011, publié par les 4 partenaires.

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Résumé

Les premiers résultats de l'étude Agrican ont été présentés le 16 septembre lors du symposium « Cancer et travail en agriculture » organisé par l'INMA (Institut national de médecine agricole). Ils ne concernent pour l'instant que la mortalité, l'article explique pourquoi. Les différences significatives sont toutes des sous-mortalités de la population agricole par rapport à la population générale : mortalité globale, par cancers en général, par cancer du poumon (en lien, à chiffrer, avec un moindre tabagisme, l'InVS a des données à ce sujet), de la prostate, du sein, etc. Des tendances non significatives (sous- et surmortalités) sont à suivre, en lien avec celles signalées dans d'autres études (EPI95 en France, AHS aux États-Unis). Les résultats sur la morbidité (incidence) sont attendus.

Mots-clés : agriculture, santé, cancer, mortalité, pesticides, tabagisme, Agrican.

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