Cet article, le premier d'une série de deux, est consacré au campagnol terrestre Arvicola terrestris, précisément sa forme fouisseuse. Présent dans de nombreuses régions françaises (Figure 1 : carte), en quoi peut-il être nuisible, mais aussi en quoi la lutte contre lui peut-elle poser problème ? Point de situation.
La situation en France
Dégâts, pertes économiques, maladies
Le campagnol terrestre est une des trois espèces de rongeurs champêtres qui ont un impact économique majeur en agriculture, avec le campagnol des champs (Microtus arvalis) présent comme lui en zones de plaine et de moyenne montagne, et le campagnol provençal (Microtus duodecimcostatus) en région méditerranéenne.
Le campagnol terrestre connaît des pullulations cycliques interannuelles, avec un pas de temps moyen de cinq ans (Figure 2). En phase de pullulation, il occasionne en France d'importants dégâts aux prairies et cultures avoisinantes de montagne, moyenne montagne et parfois jusqu'en plaine.
Une étude économique récente (Schouwey et al., 2012) menée en Franche-Comté sur des exploitations laitières en AOP a démontré des diminutions d'excédent brut d'exploitation (EBE) de 10 000 € par unité de main-d'œuvre sur toute la durée d'un cycle. Par ailleurs, le campagnol terrestre constitue un réservoir de parasites ou de maladies, comme par exemple l'échinococcose alvéolaire. De plus, il est une des causes indirectes de la maladie du poumon du fermier.
Une origine multifactorielle,
Les pullulations de campagnols terrestres ont une origine multifactorielle (Delattre et Giraudoux, 2009).
Le facteur prépondérant qui les détermine est le ratio des surfaces en herbe par rapport à la SAU (STH/SAU), qui, à l'échelle régionale, sert d'indicateur de la sensibilité des agro-écosytèmes au risque de pullulation. Dès que ce ratio dépasse 80 %, le risque de pullulation augmente significativement.
Quatre types de situation
Quatre grands types de situation peuvent être caractérisés au niveau national en fonction des dynamiques de pullulation :
1 - Régions à pullulations spatialement étendues et de fréquence régulière. Ce sont la Franche-Comté, l'Auvergne et les départements limitrophes du Grand Massif Central. Ces régions se caractérisent par de grandes surfaces de prairies touchées (plusieurs dizaines de milliers d'hectares).
2- Régions à pullulations plus localisées et de fréquence moins régulière. Ce sont les massifs pyrénéens et alpins (jusqu'à 2 400 m d'altitude). Les pullulations se répètent avec un pas de temps irrégulier, mais la tendance semble être à un rapprochement de ces épisodes.
3- Régions à infestations faibles à très faibles et localisées sur des cultures sensibles (fruitières, légumières...) : Alsace, Lorraine, Nord-Pas-de-Calais... Les cycles y sont peu détectables ou incertains.
4- Nouvelles régions soumises à des pullulations spatiales et temporelles de grande ampleur : Bourgogne (Côte-d'Or, Saône-et-Loire), Champagne-Ardenne...
La question de la bromadiolone
Face à ce phénomène, la lutte chimique à base de bromadiolone, un puissant anticoagulant, a longtemps été privilégiée. Elle a été initialement réglementée par l'arrêté ministériel du 12 juillet 1979 qui organise la lutte collective par l'intermédiaire des groupements de défense contre les organismes nuisibles (GDON).
L'utilisation croissante de la lutte chimique curative a été à l'origine d'intoxications de faune non cible. Cela a amené les pouvoirs publics à encadrer les changements dans la stratégie de lutte, en particulier par des arrêtés interministériels en 2001, 2003 et 2005 (venu à échéance le 31/01/2007).
Lutte chimique et impacts sur la faune sauvage : surveillance de la mortalité
Franche-Comté, pullulations et empoisonnements vont de pair
Dès les premières années d'utilisation de la bromadiolone dans le massif du Jura, des empoisonnements de faune sont signalés. En 1982, 70 cadavres d'animaux sauvages, dont des buses, milans royaux et renards, sont découverts suite à une campagne de traitements dans le canton de Neuchâtel (Jacquat, 1982).
En France, c'est au début des années 1990 et surtout en Franche-Comté que le réseau SAGIR (réseau ONCFS-FNC-FDC)(1) constate les premiers événements de mortalité massive liés à la lutte chimique.
Avec 186 puis 373 cas d'empoisonnements(2) dans le Doubs (Decors et al., 2012), les années 1997 et 1998 correspondent aux plus forts épisodes d'empoisonnement rapportés jusqu'à maintenant avec des rodenticides appliqués contre le campagnol terrestre(3). Les épisodes d'empoisonnement coïncident avec des pullulations de grande ampleur ayant entraîné des traitements intensifs sur plus de 25 % de la surface agricole utile du département en 1998, soit environ 60 000 ha.
De 1999 à 2003, le nombre d'empoisonnements suspectés en Franche-Comté est moindre mais reste élevé avec une moyenne de 45,6 cadavres/an (Figure 3).
Contrats de lutte raisonnée
Durant cette période, la réglementation évolue dans le but de rationaliser la lutte chimique. Les principes du contrôle préventif des populations de campagnols, issus d'une collaboration étroite entre chercheurs et organismes techniques agricoles dans la première moitié des années 1990 (voir l'article p. 33) commencent à émerger de façon opérationnelle à partir de 2004, à travers les « contrats de lutte raisonnée ». Depuis, les cas d'empoisonnements répertoriés dans le Doubs ne dépassent pas 12 animaux/an (Figure 3).
Le cas de l'Auvergne
La lutte contre le campagnol terrestre pratiquée en Auvergne est moins intensive qu'en Franche-Comté sauf en 2000 et 2001. Les impacts sur la faune (Figure 3) semblent plus limités qu'en Franche-Comté jusqu'en 2011, avec un total de 181 empoisonnements suspectés entre 1998 et 2010.
Dans le Puy-de-Dôme, en automne 2011, les pullulations ont été très importantes dans un secteur de 500 km² et les traitements à la bromadiolone 6 fois plus intensifs que les années précédentes (Decors et al., 2012).
Au moment des traitements, les conditions météorologiques favorables et les fortes densités de campagnols ont entraîné, en particulier, le stationnement de 500 milans royaux en migration post-nuptiale. Il en a résulté le plus fort épisode d'empoisonnement à la bromadiolone répertorié en France depuis 2003. En effet, les cadavres de 44 rapaces (28 milans royaux ainsi que 16 buses variables) ont été découverts en deux mois dans le secteur concerné.
Espèces empoisonnées
En phase de pullulation, les campagnols constituent une ressource alimentaire abondante pour la faune prédatrice (Delattre et Giraudoux, 1999). Il n'est pas surprenant de voir figurer de nombreux carnivores parmi les espèces les plus fréquemment empoisonnées (Figure 3).
Les rapaces représentent 37 % des cadavres retrouvés dans le Doubs et en Auvergne de 1998 à 2011. La buse variable est la plus souvent intoxiquée suivie par le milan royal (75 et 19 % des rapaces respectivement).
Le renard représente 22 % des cadavres (soit 36 % des mammifères) retrouvés pendant la même période.
À noter également les empoisonnements avérés ou suspectés de trois lynx dans le Doubs.
D'autres espèces, comme le lièvre (9 % des cadavres), sont directement exposées en consommant des appâts. Pour sa part le sanglier (19 % des cadavres) s'intoxique par l'ingestion d'appâts mais aussi par celle de campagnols.
Suivi des populations, des données cohérentes
Surveillance du renard par comptage dans le Doubs
En complément de la surveillance du SAGIR , l'impact des traitements sur les populations de renards a été évalué sur une période de 6 ans à l'échelle du département du Doubs (Jacquot et al., 2011).
Le croisement des données d'abondance relative des renards, obtenues par comptage au phare (Fédération des chasseurs du Doubs) entre 2004 et 2009 et des traitements à la bromadiolone a montré la sensibilité du renard à l'intensité des traitements. En 2004, les indices d'abondance étaient proches de 0 dans un secteur de 120 km² où les traitements avaient été les plus intensifs l'année précédente. Ensuite, les traitements, globalement de plus faible intensité, se traduisent par des diminutions de moindre amplitude de l'indice d'abondance.
Bilan en faveur d'une lutte préventive
Ainsi, les indicateurs disponibles, que ce soit la recherche d'animaux empoisonnés ou le suivi à large échelle d'une population sentinelle, montrent que l'évolution des pratiques vers une lutte préventive a permis de limiter les impacts sur la faune sauvage en Franche-Comté ces 10 dernières années. L'évolution de la réglementation (voir encadré p. 31) tient compte de ces résultats.
<p>(1) Pour en savoir plus sur le réseau SAGIR : http://www.oncfs.gouv.fr/Reseau-SAGIR-ru105</p> <p>(2) Les cas SAGIR comptabilisés dans cet article correspondent aux animaux dont la mort par empoisonnement aux anticoagulants est avérée ou suspectée pour des raisons syndromiques (hémorragie constatée lors de l'examen nécropsique...) ou épidémiologiques (pas d'examen pratiqué mais circonstances rendant l'empoisonnement comme la cause la plus probable).</p> <p>(3) Dans un rapport d'une mission interministérielle sur la pullulation des campagnols terrestres dans le Haut-Doubs, Armengaud et al. (1999) font même état de 846 cadavres (377 cas SAGIR + 469 animaux découverts morts par les agents de l'ONF mais non analysés) parmi lesquels 53 milans royaux, 427 buses variables et 232 renards pour la seule année 1998.</p>
Fig. 1 : Où trouve-t-on le campagnol terrestre ?
Répartition du campagnol terrestre en France métropolitaine. En vert, les départements où la présence du déprédateur est connue. Les points rouges symbolisent les zones de présence enregistrées à l'inventaire national du patrimoine naturel (INPN), http://inpn;mnhn.fr.
Fig. 2 : Le quinquennat du campagnol.
Cycle pluriannuel du campagnol terrestre, en général de 5 ans, dans le cas où aucune action n'est menée.
Fig. 3 : Intoxications d'espèces non cibles.
Évolution de la mortalité de la faune sauvage dont la mort par intoxication aux anticoagulants est confirmée ou suspectée depuis 1998, dans le Doubs (colonnes de gauche pour chaque année) et en Auvergne (celles de droite). Données SAGIR-réseau ONCFSFNC-FDC. Nombre total de cas reporté au-dessus de chaque colonne.
Un futur arrêté interministériel sur la lutte raisonnée et l'usage de la bromadiolone
La réglementation va évoluer courant 2013 de façon cohérente avec la mise en place du nouveau catalogue des usages. Celui-ci prévoit de regrouper tous les usages campagnols individuels (campagnol terrestre, campagnol des champs, campagnol provençal, campagnol souterrain) dans l'usage unique « campagnols ». Les appâts à base de bromadiolone, déjà autorisés pour l'usage campagnol terrestre, le seront alors sur toutes ces espèces et contre le mulot sylvestre.
Quatre ministères, celui de l'agriculture, de l'agro-alimentaire et de la forêt (MAAF), celui de l'écologie, du développement durable et de l'énergie (MEDDE), celui de l'économie et des finances (MEF) et celui des affaires sociales et de la santé (MASS), ont préparé un arrêté interministériel pour harmoniser les stratégies de lutte raisonnée, notamment encadrer l'emploi de cette matière active sur l'ensemble des espèces de campagnols.
Ce texte s'inspire des arrêtés préfectoraux en vigueur dans le cadre de la lutte contre le campagnol terrestre depuis 2007. Il fait une grande place à la prévention. Il va demander aux agriculteurs de surveiller leurs parcelles et d'agir sur les facteurs qui favorisent les pullulations ; par la modification des pratiques agricoles et par la protection des prédateurs...
Une démarche collective devra être mise en place à l'échelle du territoire, en confiant l'organisation et la mise en œuvre de la lutte à un organisme à vocation sanitaire reconnu dans la région concernée (ex : FREDON).
Le projet d'arrêté spécifie que les traitements sont à déclarer trois jours au préalable et qu'une information du public doit être faite en mairie. Il précise que les traitements doivent être effectués dans les terriers des zones infestées, au moyen d'appâts enfouis sous terre afin de minimiser le risque de consommation par des animaux non cibles en surface.
L'usage de la bromadiolone est interdit au delà d'un seuil de densité relative de campagnols afin d'éviter des mortalités de la faune sauvage consécutives à la consommation de nombreux rongeurs empoisonnés qui viendraient mourir à la surface des parcelles traitées.
De plus, pendant la période de lutte chimique, un suivi constant doit être mis en place par les applicateurs sur toute la zone traitée afin de vérifier l'enfouissement correct de tous les appâts, de constater l'absence d'effets non intentionnels sur la faune non cible, de suivre l'évolution des populations de campagnols et de collecter les cadavres de rongeurs empoisonnés.