L'utilité des abeilles pour la production végétale est reconnue, et l'apiculture bénéficie en retour de grandes surfaces en cultures mellifères. Mais les objectifs des filières agricoles et apicoles, ainsi que des acteurs de la conservation des abeilles sauvages, peuvent créer des antagonismes.
Les agriculteurs ont besoin, pour garantir leur production, de stratégies de protection des plantes efficaces contre les ravageurs mais qui peuvent être dommageables à l'état de santé des abeilles. Les apiculteurs doivent exploiter leur cheptel apiaire en dépit de son état de santé fragile.
Il faut des approches innovantes porteuses de solutions capables de résoudre ces tensions en tenant compte des différentes exigences. C'est le but de Polinov.
Pourquoi Polinov
Le contexte favorise des solutions nouvelles
Le contexte actuel favorise le développement de nouvelles solutions bénéficiant aux divers acteurs d'un même territoire. En effet, les systèmes de cultures sont face à des évolutions radicales liées aux objectifs environnementaux (Ecophyto), et la filière apicole est dorénavant mieux organisée pour pouvoir co-construire avec les organismes de recherche et les filières agricoles des systèmes de culture répondant aux problèmes touchant les colonies d'abeilles.
Limites des approches « simples »
Les solutions couramment mises en œuvre pour protéger les abeilles dans les agrosystèmes sont liées soit à l'établissement d'un diagnostic du risque lié à l'usage de pesticides, soit à une gestion raisonnée des aménagements territoriaux (jachères, bandes enherbées ou haies fleuries). Mais ces approches simples, investies indépendamment l'une de l'autre, ont leurs limites. Elles négligent les interactions entre facteurs agronomiques et environnementaux :
– la réduction durable de l'usage des insecticides ne peut s'affranchir de l'évolution globale des systèmes de culture et d'exploitation, pour concilier réduction des risques pour les abeilles et maîtrise des bioagresseurs des cultures ;
– vu la diversité des situations locales, il faut identifier un panel de solutions et disposer d'outils d'aide à la décision suffisamment génériques pour s'adapter à toutes les situations ;
– la mobilité des abeilles dans le milieu oblige à tenir compte des surfaces hors production en plus de celles en production.
Polinov agrandit l'échelle
C'est pourquoi une démarche à plus grande échelle, celle du « système de culture » est nécessaire. C'est celle du projet Polinov, dont les objectifs étaient :
– acquérir des données de terrain pour analyser l'influence des systèmes de cultures actuels, et de l'organisation du paysage, sur les abeilles (observatoire Ecobee), en étudiant en particulier la disponibilité des ressources trophiques dans le milieu ;
– adapter les méthodes et outils d'analyse multicritère à l'enjeu de préservation des abeilles pour évaluer les performances des systèmes de culture en faveur de la biodiversité des abeilles sauvages et de l'état de santé du cheptel apicole, comme sur d'autres enjeux majeurs liés à la production agricole ;
– concevoir et évaluer des systèmes de culture innovants répondant aux enjeux de protection des abeilles et de durabilité de l'apiculture, en évaluant l'incidence sur la durabilité des productions végétales.
Démarche retenue
Choisir les échelles d'espace et temps
Nous avons adapté la démarche décrite par le Réseau mixte technologique (RMT) Systèmes de culture innovants pour concevoir et évaluer les systèmes de cultures, afin de mieux prendre en compte la vaste aire de butinage des abeilles (supra-parcellaire) et leur cycle de vie annuel lié aux périodes de floraison (Figure 1). Nous nous sommes situés aux échelles de :
– la succession végétale en incluant les intercultures et les itinéraires techniques associés ;
– l'environnement proche de la parcelle soumis à l'influence du système de culture : espaces interchamps, haies, fossés ;
– l'exploitation qui associe plusieurs systèmes de culture dans différents îlots de productions.
Définir « abeilles » et « systèmes de culture »
Par « abeilles », on entend ici l'ensemble des hyménoptères apiformes. Il y en aurait 20 000 espèces dans le monde et 1 000 espèces environ en France. Le « système de culture » est l'ensemble des modalités techniques mises en œuvre sur les parcelles traitées de manière identique.
Description du territoire et de l'état de référence
Une zone atelier de 650 exploitations
La zone atelier Plaine et Val-de-Sèvre, coordonnée par le Centre d'études biologiques de Chizé (CNRS), est une plaine céréalière au sud de Niort. Sur 450 km2, elle comprend environ 650 exploitations agricoles divisées en 19 000 parcelles.
L'occupation des sols est inventoriée depuis 20 ans : plus de 30 % de céréales à paille, 10 % de tournesol, 8 % de colza, 8 % de maïs et 3 % de luzerne.
La moitié de la zone est sous statut de « zone de protection spéciale » avec un site Natura 2000. Annuellement, près de 9 000 ha de contrats agro-environnementaux sont signés (MAE Biodiversité, eau et agriculture biologique).
Informations recueillies
Tout d'abord, nous avons décrit les principaux systèmes d'exploitation agricole présents sur le territoire, à l'aide du logiciel Systerre développé par Arvalis-Institut du végétal.
Nous avons détaillé les systèmes au travers d'informations telles que le parc matériel, la main-d'œuvre, les cultures, le parcellaire, les interventions sur chaque parcelle, les prix des intrants et des extrants, les éventuelles mesures et les observations, les règles de décisions, les analyses de sol, etc. Les données ont été fournies par des experts locaux de la chambre d'agriculture départementale, du Cetiom, d'Arvalis et de l'Institut de l'élevage. Les traitements phytosanitaires (date, fréquence, produit utilisé) ont été précisés grâce à l'enquête sur les pratiques d'une centaine d'agriculteurs de la zone atelier réalisée par l'ITSAP-Institut de l'abeille.
Les systèmes de référence 2009-2010 ont été mis à jour pour 2010-2011 en intégrant les rendements et prix de vente des deux campagnes.
Quatre systèmes ou « exploitations types »
Quatre systèmes d'exploitation ont été choisis pour représenter l'agriculture de la zone : céréalier non irrigué, céréalier irrigué, polyculture-élevage, agriculture biologique (Tableau 1).
Les trois premiers agrosystèmes de référence sont caractéristiques de la zone. Le système « bio », moins fréquent, nous a semblé à étudier vu les enjeux liant abeilles et pesticides. Il a été décrit par l'Institut technique de l'agriculture biologique (ITAB).
Évaluation de l'état de référence
Deux outils d'évaluation ont été développés :
• analyse multicritères des systèmes de culture (DEXi-Abeilles, voir Figure 2),
• observatoire de l'influence du paysage et des ressources alimentaires disponibles sur l'écologie des abeilles (Ecobee).
Notre but fut double. Il s'agissait d'abord d'évaluer les performances des systèmes de culture sur les critères d'intérêt, à savoir la santé de l'environnement et des abeilles ainsi que la durabilité de l'apiculture et de l'agriculture; ceci pour pouvoir ensuite juger de l'évolution de ces performances dans les prototypes de systèmes innovants.
Notre deuxième but était de préciser où l'innovation doit porter ses fruits.
DEXi-Abeilles, l'analyse des systèmes
Onze critères pour trois intérêts
DEXi-Abeilles est un outil permettant d'évaluer les systèmes de culture sur trois bases :
– intérêt économique (pour l'agriculteur et l'apiculteur),
– intérêt environnemental,
– acceptabilité sociale.
Il a l'avantage de pouvoir considérer des critères multiples et parfois contradictoires, grâce auxquels il est possible de choisir, classer ou trier les stratégies décrites dans les différents scénarios de systèmes de culture.
Onze critères agrégés permettent l'évaluation à l'échelle de la rotation, en tenant compte des pratiques agricoles intra-parcellaires et de la gestion des bords de champ.
L'impact des systèmes de culture est évalué sur les abeilles sauvages et domestiques.
Un arbre dans l'ordinateur
DEXi-Abeilles a été développé par le laboratoire Agronomie et Environnement (UMR 1121 INRA-université de Lorraine) sur la base d'un outil d'aide à la décision multicritères, DEXi. Son élaboration a consisté d'abord à décrire et décomposer l'évaluation de la durabilité des systèmes de culture sous forme d'un arbre. La Figure 2 page précédente représente les principales « branches » de l'arbre.
Chaque élément terminal de l'arbre a lui-même été décomposé (voir Figure 3) pour évaluer la valeur des systèmes de cultures vis-à-vis des abeilles domestiques.
À chaque élément de l'arbre a été associé un classement (ex : valeur du système pour les abeilles domestiques très favorable, favorable, moyenne, défavorable ou très défavorable).
Structure, règles, pondérations...
Pour agréger les éléments, des règles de décision ont été formalisées sous la forme « [si … alors] » et des pondérations ont été attribuées à chaque élément.
La structure de l'arbre, les règles de décisions et pondérations ont été établies à partir de la littérature scientifique et technique, de bases de données (ex : valeur pollinifère et nectarifère des cultures et plantes spontanées) et d'avis d'experts apidologues, écologues et agronomes. Les éléments terminaux de l'arbre sont les variables d'entrée dont DEXi-Abeilles a besoin pour évaluer la durabilité des systèmes de culture.
... et 89 variables
Au final, l'outil intègre 89 variables. La plupart sont des informations d'enquête facilement accessibles sur le système de cultures (ex : proportion de cultures principales nectarifères), et moins de 10 % issues de Systerre et d'Indigo.
Certaines branches de l'arbre sont issues de la procédure d'évaluation de l'outil Masc (ex : impact sur les ressources abiotiques).
Ecobee, l'observatoire
Des ruches au centre des carrés
L'observatoire Ecobee vise à mieux connaître l'écologie des abeilles domestiques et sauvages en zone céréalière.
Le site d'étude a été divisé en 50 carrés de 10 km². Chaque année, 10 carrés ont été tirés aléatoirement, sans remise, pour faire l'objet d'une expérimentation. Un rucher de 5 ruches a été placé au centre de chaque carré, puis suivi d'avril à octobre. Nous avons mesuré 4 variables principales :
1) taille de la population des adultes,
2) surface occupée par les stades larvaires et nymphaux,
3) surface occupée par le couvain mâle (c'est un indice de l'allocation à l'effort reproducteur),
4) poids des réserves alimentaires.
Chaque ruche a été équipée d'une trappe à pollen, mise en service pendant 24 heures tous les 10 jours.
Pollen de trappe, irrégularité confirmée
Chaque échantillon fut pesé, puis un prélèvement a fait l'objet d'analyses palynologiques. Celles-ci ont permis l'identification botanique des pollens jusqu'à l'espèce ou au genre. Puis ces espèces ont été regroupées en 5 catégories : ornementales, forestières et des haies, prairiales, cultivées, adventices des cultures. Cela nous a permis de confirmer l'hypothèse souvent avancée de la forte irrégularité aux cours du temps des ressources issues de la flore en zone céréalière.
La quantité de pollen et de nectar récoltée varie en effet fortement. On note des pics de récolte de pollens en juin et en août, et des pics de récolte de nectars durant la floraison des cultures oléagineuses, colza et tournesol.
Pollens analysés, résultat surprise : un régime plus varié que ce que l'on croyait
Contrairement aux attentes, le pollen issu des cultures ne représente qu'un tiers du butin annuel et est collecté essentiellement en fin d'été (tournesol et maïs). Ainsi, le régime alimentaire de l'abeille domestique dans ce paysage agricole céréalier est beaucoup plus varié qu'attendu.
Une part conséquente est liée aux plantes adventices des cultures et aux plantes arbustives (lisières forestières et haies). Au printemps, 69 % du pollen récolté provient des massifs boisés et des haies.
De mi-juin à mi-juillet, les quantités de pollen collectées se réduisent de plus de 50 % alors que la taille des populations atteint son maximum (en moyenne 27 500 ouvrières adultes).
Bon nombre d'apiculteurs doivent donner des compléments alimentaires à leurs colonies durant cette période.
Si la part des récoltes de pollen sur les cultures oléagineuses a été plus faible qu'attendu, le rôle stratégique des miellées issues du colza, et surtout du tournesol, a été confirmé (Figure 4). Les résultats des inventaires faunistiques réalisés sur fleurs en témoignent (Figure 5).
Inventaires faunistiques sur fleurs, 30 000 « abeilles » identifiées
Ces inventaires, réalisés d'avril à août 2010, 2011 et 2012, ont consisté à capturer et identifier à l'espèce près de 30 000 abeilles butinant sur les fleurs, et ce sur plus de 800 couverts végétaux.
Ces abeilles ont été classées en trois groupes : abeilles domestiques, abeilles sauvages et bourdons.
Les abeilles sauvages ont préféré butiner les fleurs sauvages des prairies et bordures plutôt que celles du colza ou du tournesol. Ainsi, la diversité en abeilles sur la flore herbacée naturelle a été quatre fois supérieure à celle rencontrée sur le colza.
Au contraire, les bourdons ont été plus présents sur les fleurs des cultures oléagineuses que sur les autres couverts fleuris, mais de façon moins marquée que l'abeille domestique.
Esquisse du paysage idéal
Les connaissances issues de l'observatoire Ecobee nous amènent à imaginer une esquisse du paysage idéal pour la conservation des abeilles et pour l'apiculture.
Il devrait présenter des cultures à l'importante masse florale appréciée des abeilles domestiques et des apiculteurs (colza, tournesol, luzerne). Mais il devrait comporter aussi des surfaces à flore plus variée, préservée dans la durée, offrant ainsi des apports alimentaires plus réguliers dans le temps : haies, bois, bosquets, bandes enherbées, lisières, bords de champs et de routes, etc.
Si l'on traduit ces connaissances en termes d'effet de mesures agro-écologiques favorisant une flore spontanée et diversifiée, on s'attend à ce que ce type de couverts attire peu d'abeilles domestiques et de bourdons durant les floraisons du colza, du tournesol et de la luzerne. Mais il devrait être très utile aux abeilles sauvages, sauf durant la floraison de la luzerne, aussi attirante pour les abeilles sauvages que les couverts herbacés spontanés. Ces connaissances acquises grâce à nos inventaires ont été intégrées pour concevoir les techniques innovantes.
Prise en compte du risque d'intoxication
La forte dépendance des abeilles domestiques envers les cultures oléagineuses, ainsi que la récolte significative du pollen de maïs (plus de 30 % du pollen récolté de mi-juillet à mi-août), poussent à prendre en compte le risque d'intoxication lié aux pesticides agricoles.
En effet, cela a été détaillé lors de la description des itinéraires techniques, le colza et le tournesol s'inscrivent dans des systèmes de cultures céréaliers. Or ces systèmes, dans leur grande majorité, utilisent une protection chimique conventionnelle des plantes.
Parmi les traitements usuels sur le territoire, les experts apidologues ont jugé particulièrement « à risque » : Karaté K (à base de lambda-cyhalothrine) sur colza et tournesol, Décis Expert (à base de deltaméthrine) sur maïs, Gaucho TS31 (à base d'imidaclopride) sur blé tendre, Cruiser TS (à base de thiaméthoxam) sur colza et maïs.
Ce risque peut être lié à l'application d'un insecticide à proximité ou durant la période de floraison de la culture, ou à l'emploi de semences traitées avec un insecticide systémique.
Des résidus de ces derniers peuvent être présents dans les ressources que les abeilles récoltent sur la plante traitée ; par ailleurs, certains experts évoquent un risque de contamination de plantes mellifères cultivées après une plante traitée avec un insecticide systémique (ex : colza d'hiver après blé tendre d'hiver traité Gaucho).
Ces différents niveaux de risque d'exposition des abeilles ont été pris en compte dans la conception des systèmes innovants. Un prochain article évoquera cela.
Fig. 1 : Démarche de Polinov pour concevoir des prototypes de systèmes d'exploitation agricole.
L'état de référence, à savoir les principaux systèmes d'exploitations agricoles sur la zone atelier Plaine et Val-de-Sèvre et l'organisation du paysage ont tout d'abord été décrits.
Les performances de ces systèmes ont été évaluées par analyse multicritère (DEXi-Abeilles) considérant la durabilité sociale, économique et environnementale (voir Figure 2). Les ressources disponibles pour les abeilles dans la zone ont été évaluées en parallèle par l'observatoire Ecobee grâce à une analyse fine du comportement alimentaire.
Des résultats à atteindre ont été définis.
Un inventaire des solutions techniques a ensuite été réalisé. Puis elles ont été assemblées dans des prototypes de systèmes d'exploitation (prototypages réalisés à partir des systèmes de référence).
Ces systèmes innovants ont, enfin, été évalués ex ante, c'est-à-dire avant mise en œuvre sur le terrain, par l'analyse multicritère. Celle-ci nous a permis de sélectionner les prototypes les plus prometteurs face aux résultats à atteindre.
Fig. 2 : DEXi-Abeilles, structure générale.
Principales « branches » de cet outil d'analyse multicritère pour évaluer les systèmes de culture.
Fig. 3 : DEXi-Abeilles, détails d'une branche.
Décomposition, pour exemple, de la branche « Nectar » des « Ressources alimentaires » de l'abeille domestique.
Fig. 4 : Époques à miel.
Réserves en miel mesurées dans les ruches en fonction du temps.
Ce graphique établi à partir de cinq années de suivi des ruchers d'observation indique deux périodes où les réserves en miel sont significativement supérieures. L'une, en début de saison lors de la floraison du colza, est concomitante à l'accroissement des populations. L'autre, beaucoup plus importante, a lieu lors de la floraison du tournesol.
Fig. 5 : Comportement des pollinisateurs.
Présence des pollinisateurs sur différents couverts végétaux en fleurs. Il y a de nettes différences dans l'utilisation des ressources fleuries entre les groupes d'abeilles durant la floraison du colza et du tournesol. Les abeilles domestiques, et dans une moindre mesure les bourdons, préfèrent butiner les fleurs de colza et de tournesol que les fleurs sauvages des prairies et des bordures, alors que c'est l'inverse chez les abeilles sauvages.