L'approche expérimentale « système » permet de concevoir et tester des itinéraires techniques dans leur globalité, en prenant en compte toutes les composantes du système et les interactions entre différentes techniques. Cette démarche, quasi inédite en viticulture, est aujourd'hui mise en œuvre au sein du dispositif EXPE-Vigne du réseau Dephy Ecophyto.
Nous la présentons ici au travers de l'exemple du réseau Ecoviti en place depuis 2011 dans le vignoble bordelais.
Pourquoi cette expérimentation
La vigne, culture à fort IFT
L'agrosystème vigne est confronté à des maladies et ravageurs nuisibles à la quantité et à la qualité de la récolte. Ces bioagresseurs sont aujourd'hui très majoritairement contrôlés à l'aide de produits phytosanitaires, surtout des fongicides qui représentent plus de 80 % des traitements. Les herbicides, en régression, ne représentent plus que 5 % des intrants phytosanitaires mais concernent encore 80 % des surfaces viticoles.
Ainsi, la pression phytosanitaire se traduit par un indice de fréquence de traitement (IFT) moyen français de 13,6 en 2006 (Mézières et al., 2009) et de 13,2 en 2010 (Agreste, enquête sur les pratiques phytosanitaires en viticulture).
Des études nombreuses, quasi toutes analytiques
Les connaissances scientifiques sur les interactions bioagresseurs-vigne-environnement progressent et, dans la dynamique du plan Ecophyto, les études portant sur la réduction d'usage des produits phytosanitaires en viticulture sont nombreuses. Mais ces travaux concernent surtout l'évaluation analytique de techniques (produits alternatifs, modèles de prévision des risques, seuils de décision, meilleures techniques d'application) et peu celle de combinaisons de techniques.
Il apparaît pourtant que l'objectif affiché d'une réduction de 50 % des produits phytosanitaires ne pourra être atteint que par combinaison de diverses techniques complémentaires (Butault et al., 2010). L'objectif du projet Ecoviti est donc de concevoir des prototypes de systèmes de culture viticoles a priori moins consommateurs d'intrants phytosanitaires que les systèmes existants. Ces prototypes sont ensuite mis en œuvre à l'échelle parcellaire afin de réaliser une évaluation multicritère de leurs performances.
Le travail réalisé
Trois types de systèmes définis
Trois grands types de systèmes ont été définis par leur niveau de rupture par rapport à l'usage des produits phytosanitaires :
– Conventionnel raisonné (Conv), visant à limiter quantitativement l'usage des produits phytosanitaires.
– Agriculture biologique (Bio ou AB), conduit selon le cahier des charges AB, avec pour objectif de réduire quantitativement le recours au cuivre et au soufre.
– Zéro pesticide (ZP), visant à n'appliquer aucun produit phytosanitaire hormis certains agents ou produits de biocontrôle.
Leviers techniques utilisés
Ces systèmes mobilisent divers leviers techniques, de la gestion des produits phytosanitaires à la résistance variétale (Tableau 1).
La gestion des produits s'appuie sur des outils d'aide à la décision (OAD) déjà disponibles – modèle de prévision des risques, observations en réseau – complétés par l'observation en parcelle. Les outils de gestion reposant sur des indicateurs de pilotage sont formalisés pour expliciter les prises de décision de traitement. Le but est de limiter la quantité de produits utilisée en réduisant le nombre d'interventions et/ou la dose par traitement.
Les pratiques culturales sont raisonnées afin d'optimiser la concurrence hydrique et minérale des adventices vis-à-vis de la vigne en fonction des objectifs de production de la parcelle. Pour s'affranchir des herbicides, les systèmes testés font appel au désherbage mécanique et/ou à l'enherbement, permanent ou temporaire, naturel ou semé. Les systèmes ont vocation à évoluer en cours de saison, pour s'adapter à la trajectoire climatique du millésime. Pour les piloter, le suivi du bilan hydrique et du développement des couverts végétaux est le principal outil utilisé.
Les outils de biocontrôle choisis sont des substances naturelles, phéromones et micro-organismes listés « Nodu vert ».
La prophylaxie a pour but de diminuer l'exposition de la vigne aux bioagresseurs. Les opérations courantes (ébourgeonnage, effeuillage pour réduire la sensibilité de la plante...) sont mises en œuvre. Pour certains systèmes, s'y ajoutent des opérations visant à réduire l'inoculum des bioagresseurs (symptômes, formes de conservation hivernale).
La modification du mode de conduite est peu utilisée, mais la mécanisation de la taille est prévue dans certains prototypes. La résistance variétale n'est pas encore utilisable en France vu l'absence de matériel végétal adéquat, mais on attend l'inscription de variétés résistantes au mildiou et à l'oïdium. Un des systèmes expérimentés s'appuie sur une variété obtenue par l'Inra et le JKI. Il cherche à éviter l'usage des pesticides en faisant appel à la prophylaxie et aux agents de biocontrôle pour compléter la résistance partielle et maîtriser les bioagresseurs qu'elle ne contrôle pas.
Méthodologie : un ou plusieurs prototypes par système
Pour chacun des trois grands systèmes, un ou plusieurs prototypes combinant divers leviers techniques ont été définis par des groupes de travail associant experts et opérateurs, avec description précise de toutes les opérations de l'itinéraire technique (pour en savoir plus, voir les auteurs p. 55).
À chaque opération sont associés des indicateurs de pilotage et un jeu de règles de décision (RDD) formalisées. Cette formalisation, certes un peu fastidieuse, permet de déterminer les écarts entre « prévu » et « réalisé » et de rendre plus efficace l'évolution et l'amélioration des règles de décision.
Chaque prototype est mis en œuvre sur une parcelle de taille comprise entre 0,2 et 1 ha. Ce réseau est déployé sur des domaines expérimentaux, des lycées viticoles et des viticulteurs.
Deux types de dispositifs
Deux types de dispositifs expérimentaux sont mobilisés :
– Sur vigne en place, on compare les performances de chaque prototype à celles du système du viticulteur sur la même parcelle.
– Un dispositif randomisé a été implanté à l'Inra Bordeaux en 2011 pour comparer des prototypes des trois systèmes (conventionnel, bio et zéro pesticide), chacun sur trois répétitions de 0,2 ha.
Suivis et évaluations, les indicateurs
Pour mettre en œuvre les prototypes, les expérimentateurs réalisent les suivis nécessaires au pilotage. Les viticulteurs réalisent les opérations avec leurs main-d'œuvre et équipement.
Au niveau de l'évaluation des performances et du fonctionnement des systèmes, on utilise divers indicateurs agronomiques, économiques et environnementaux.
Le fonctionnement de la plante est suivi à travers sa phénologie et la modélisation de son état hydrique et nutritionnel. Pour cela, les outils SIG apportent une aide précieuse. Les cartes de résistivité des sols (méthode Geocarta) sont étalonnées par analyses de sols jusqu'à 2 m de profondeur. Cela donne une information géolocalisée des variations de sols au sein des parcelles et de l'offre nutritionnelle correspondante. Les hétérogénéités de croissance induites par ces variations sont évaluées par l'indice de végétation, lui-même géolocalisé (NDVI par Greenseeker).
Afin d'assurer un déroulement satisfaisant du cycle annuel en vigne enherbée, les modèles de bilans hydriques et de minéralisation potentielle permettent de caractériser les dynamiques générales de chaque zone de sol. Ceci afin de prévenir des discordances éventuelles entre besoins en éléments minéraux de la vigne et valeurs disponibles dans le sol.
Les systèmes sont évalués aussi à travers l'évolution de la composition des couverts végétaux : diversité, mode de reproduction et stratégie de développement des adventices.
Les dynamiques d'évolution des bioagresseurs (maladies et ravageurs) et les dégâts à la récolte sont observés.
Les performances de production sont évaluées à travers le rendement, la composition des moûts, la qualité des vins (dégustation, déviations organoleptiques éventuelles) et l'analyse des résidus de pesticides dans les moûts et vins.
La pression pesticides (IFT), un des indicateurs principaux d'impact environnemental, est complétée par des méthodes plus globales comme Indigo®.
Sur chaque parcelle en place, on compare le différentiel de coût entre la conduite du système témoin (stratégie habituelle) et le prototype testé, qui traduit l'impact économique du changement d'itinéraire. Le dispositif Inra compare économiquement les prototypes entre eux.
Le coût de chaque opération culturale repérée dans une stratégie phytosanitaire est calculé en incluant tous les facteurs de production consommés (main-d'œuvre, matériel, intrants) durant un cycle de production.
Les coûts sont calculés selon la méthode Operation Based Costing (OBC) (Ugaglia, 2009) qui prend en compte les charges directes affectables aux opérations et les charges directes traçables partiellement affectables. On utilise les données comptables « standard » (coût des intrants, de la main-d'œuvre et du matériel) et les données extra-comptables fournies par les responsables de chaque parcelle : type de produit, dose, temps passé, type et temps d'utilisation du matériel.
Premiers résultats
Deux années « à maladies »
L'expérimentation débutée en 2012 permet de dégager des premières tendances. Les deux années ont été caractérisées en Gironde par de fortes pressions de mildiou vu les printemps pluvieux et une pression oïdium plus faible (seules quelques parcelles attaquées). 2013 a été marqué par des orages parfois très intenses (plusieurs événements de plus de 50 mm) entraînant de fortes contaminations de mildiou et black-rot, puis le fort développement du botrytis (pourriture grise) a obligé à vendanger très rapidement.
Partout, nette baisse de l'IFT
Les prototypes mis en œuvre entraînent une baisse importante du recours aux produits phytosanitaires. La réduction de l'IFT varie de 30 % à 70 % selon les sites et années. Les IFT totaux sont inférieurs à 10 (Figures 1 et 2).
Cette réduction concerne majoritairement les fongicides mais aussi les herbicides grâce à l'entretien du sol mécanique (prototypes 3 et 4) ou la suppression de l'épamprage chimique (prototype 1).
Il n'y a pas de réduction des insecticides (traitements obligatoires contre la cicadelle de la flavescence).
La réduction d'usage des fongicides vient du nombre de passages (8 en moyenne sur les prototypes contre 12 sur les témoins) et d'un ajustement des doses à chaque passage (baisse de 30 à 70 % en moyenne selon les sites).
Sur le dispositif Inra, les IFT de 2012 et 2013 sont respectivement de 6,1 et 7,3 pour le prototype Conv (antimildiou dominants). Le prototype Bio a eu 7 traitements antimildiou en 2012 et 10 en 2013, respectivement 1,8 et 2,6 kg/ha/an de cuivre métal. Pour ces prototypes, on a réduit les doses des premières applications grâce à des panneaux récupérateurs. Le prototype ZP n'a eu aucun traitement fongicide et un unique insecticide (pyrèthre naturel) en 2013 (Figure 3).
Vignes en place, dégâts maîtrisés sauf quelques cas
Sur les dispositifs « vigne en place », les dégâts sur feuilles des prototypes ont été faibles et très proches de ceux des parcelles témoin (Figures 1 et 2). Sur certains sites, on pouvait noter des différences de fréquence de ceps ou feuilles attaquées.
Quelques dégâts sur grappes ont été observés en 2012 (mildiou surtout) mais sans impact sur le rendement.
En 2013, les dégâts sur grappes étaient très faibles sur trois sites. Avec le prototype 3, les dégâts de mildiou étaient plus forts que sur le témoin (respectivement 5,8 % et 0,1 % d'intensité moyenne d'attaque). Sur le site du prototype 4, la pression de botrytis était telle qu'il n'a pu être maîtrisé (29 % d'intensité d'attaque contre 9 % sur le témoin), d'où baisse de rendement.
État des vignes sur le dispositif Inra (Figure 3)
Le prototype Conv du dispositif Inra se caractérise par une forte infestation d'oïdium tardif sur feuillage mais sans dégât sur grappes. Le mildiou sur grappes est assez bien maîtrisé avec ce prototype, plus difficilement avec le prototype bio (10 % d'intensité d'attaque moyenne en 2013). En 2013, aucun symptôme de mildiou ni d'oïdium sur grappes n'a été observé sur le prototype ZP en l'absence de fongicides. On note des dégâts de black-rot et de pourriture grise sur grappes, respectivement 7 % et 4 % d'intensité d'attaque à la récolte.
Du côté des temps de travaux
Les différences de temps de travaux entre sites, pour l'instant calculés pour 2012 (de 70 à 350 h/ha/an) reflètent la diversité des situations technico-économiques : densités de plantation allant du simple au double, prototypes 1 et 2 très mécanisés, prototype 5 en vendange manuelle.
Pour un même site, il y a peu de différences de temps de travaux entre prototype et témoin (Figure non montrée). La surveillance des parcelles (maladies, adventices, gabarit de végétation...) pour déclencher les opérations ne dure que 6 h/ha par an.
L'écart le plus fort est sur le prototype 1 : un épamprage manuel plutôt qu'un chimique augmente de 30 % les temps de travaux, qui passent de 70 à 100 h/ha/an.
À l'Inra, il y a peu de différences entre systèmes (autour de 250 h/ha/an) ; compte-tenu de l'âge de la vigne qui n'est pas encore en production, l'application des traitements mobilise peu de temps de travail. Elle n'induit donc pas de différences significatives.
Aspects économiques
Les coûts de mise en œuvre des systèmes, calculés eux aussi pour 2012, sont étroitement liés au temps de travaux. Les systèmes très mécanisés des sites 1 et 2 sont moins coûteux (entre 3 500 et 4 500 euros/ha) que ceux présentant beaucoup d'opérations manuelles (entre 6 000 et 7 500 euros/ha).
Pour un même site, l'écart de coût entre le prototype et le témoin est faible, avec une moyenne de 214 euros/ha. Il représente, selon les sites, de -9 à +11 % du coût du système témoin.
Le coût du pilotage des prototypes représente en moyenne 141 euros/ha/an, soit 3 % du coût de mise en œuvre du système de culture.
Sur les prototypes 1 et 2, l'économie d'intrants (330 euros/ha) réalisée permet de compenser le coût supplémentaire de main-d'œuvre (290 euros/ha).
Ce qu'on peut en penser
Moins d'IFT, toujours
De nombreuses données collectées sont encore en cours de traitement. Mais déjà, les premiers résultats montrent que la mise en œuvre de ces prototypes entraîne une baisse significative de l'IFT quelle que soit la pression parasitaire.
Ce résultat est obtenu essentiellement par l'utilisation d'outils d'aide à la décision (OAD) pour la gestion des fongicides, en jouant sur le positionnement des traitements, la dose appliquée et l'association des traitements.
Pas de hausse systématique des dégâts, mais quelques cas de règles à améliorer
Cette réduction d'usage des fongicides induit fréquemment une augmentation de la fréquence de symptômes (ceps touchés ou organes attaqués). Mais cela n'entraîne pas systématiquement de hausse significative de l'intensité des dégâts susceptibles d'engendrer des pertes quantitatives ou qualitatives.
Ainsi, la limitation du recours aux fongicides se traduit par une érosion de la « marge de sécurité » de la protection. Quelques cas d'augmentation significative d'intensité des dégâts (surtout mildiou et pourriture grise) montrent qu'il faut améliorer certaines règles de décision associées aux prototypes.
Évaluations à venir cette année
Au-delà des effets observés sur la vigne, les vinifications et l'évaluation de la qualité organoleptique des vins permettront d'évaluer l'impact global des stratégies mises en œuvre.
En complément des indicateurs d'utilisation des pesticides (IFT, quantité de cuivre), la consommation de carburant et l'émission de gaz à effet de serre seront évaluées. Pour estimer l'impact environnemental des systèmes, on utilisera la méthode Indigo® qui intègre divers types de risques sur plusieurs compartiments : eaux souterraines et de surface, air, faune auxiliaire.
Ce travail expérimental sera pluriannuel
Ce travail n'en est qu'à ses débuts. Il faut évaluer l'évolution des systèmes sur le long terme vu les variabilités de performances liées aux caractéristiques des millésimes. De plus, l'évaluation pluriannuelle est indispensable pour appréhender l'effet de la mise en œuvre de certains leviers type entretien des sols, gestion de la canopée ou des inoculums en fin de saison.
Les données obtenues chaque année permettront de faire évoluer les prototypes en ajustant les règles de décision associées (indicateurs, seuils de déclenchement, etc.) afin d'en améliorer leur robustesse. Une analyse précise des écarts entre opérations « prévues » (par le jeu de règles de décision) et « réalisées » et des déterminants de ces écarts permettra d'évaluer les possibilités de transfert de ces prototypes à la pratique.
Inscrit dans un réseau national
Mis en place dans le cadre du projet Ecoviti et du réseau Dephy-EXPE, ce dispositif s'intègre dans un réseau national de test des systèmes de culture bas-intrants dans diverses conditions agronomiques et technico-économiques. Des dispositifs équivalents existent dans l'arc méditerranéen, en Val de Loire, Sud-Ouest, Alsace et vignobles de Cognac. Plusieurs indicateurs d'évaluation des performances des systèmes sont communs aux différentes régions. Le dispositif permettra de documenter les dynamiques d'évolution de systèmes viticoles peu consommateurs d'intrants sur toutes les composantes du système. Enfin, ce réseau pourra servir de dispositif expérimental partagé servant de base à diverses études visant à évaluer les impacts de la réduction d'usage des produits phytosanitaires.
Fig. 1 : Prototypes « vigne en place », résultats 2012
Conv : prototype conventionnel ; Tem : parcelle témoin.
A : indice de fréquence de traitement ; B : rendement ; C : intensité d'attaque sur grappes ; D : intensité d'attaque sur feuilles.
Fig. 2 : Prototypes « vigne en place », résultats 2013
Conv : prototype conventionnel ; Tem : parcelle témoin ; A : indice de fréquence de traitement ; B : rendement ; C et D : intensités d'attaque sur grappes et feuilles (N.B. : échelles différentes de la Fig. 1).