Effets du triclopyr lors de l'essai en 2015 sur les pousses néoformées annuelles de Fallopia japonica : déformation des tiges, rareté des ébauches foliaires en haut de celles-ci. Photo : M. Barber
Fig. 1 : Fonctionnement du GR (Groupe Reynoutria) Les partenaires associés sont divers et complémentaires. Schéma : M. Barber
Fig. 2 : Représentation du cycle annuel de F. japonica Identification des étapes sensibles durant lesquelles un herbicide pourra être véhiculé dans le liber. Schéma : M. Tissut
La renouée du Japon Fallopia japonica se développe en France (Bayler, 2003 ; Gerger et al., 2008, Müller, 2004, Pelt et al., 1997). Cette « herbacée vivace » de la famille des Polygonaceae, qui se reproduit surtout via son rhizome (Rui-Zhi Zhao et al., 2005) joue un rôle mineur en agriculture vu ses besoins en eau (Burns, 2002). Mais elle se montre invasive en zones non agricoles.
La situation
Face à l'infestation, un groupe se constitue
Actuellement, en France, les zones envahies par la renouée du Japon sont conséquentes : talus de voiries, lits majeurs des rivières... Face à l'absence de méthode satisfaisante de gestion de l'espèce, la mise au point de stratégies pour contenir cette invasion est souhaitable (Boyer, 2009 ; Crozat, 2016 ; Dommangeat, 2015).
Dans le département de la Haute-Savoie, les zones infestées par F. japonica ont inquiété les pouvoirs publics. Deux communes sévèrement touchées ont créé en 2012 un groupe de travail sur ce problème lié à la physiologie végétale en lien avec l'agriculture et les écosystèmes (Barber et al., 2015).
Ce Groupe Fallopia abrégé en « groupe GR » (R comme renouée et Reynoutria, ancien nom de genre des renouées), a associé les communes hauts-savoyardes de Fillinges (74250) et de Saint-Cergues (74140) ainsi que différents partenaires (Figure 1).
Le choix a été de s'orienter vers les atteintes en zones humides (Barber, et al., 2015). Pour cela, il fallait rassembler des scientifiques compétents et une force de travail pour concevoir des méthodes pragmatiques assez complexes. Le groupe GR a rapidement compris qu'une dynamique de formation de ses membres devait exister en favorisant les échanges et l'intervention du personnel pour développer la sécurité, notamment autour de l'usage des herbicides chimiques.
Le GR rassemble des partenaires complémentaires :
- le Laboratoire d'écologie alpine (Leca) de l'université de Grenoble et ses compétences scientifiques dans les champs de l'écologie et de l'agriculture (Tissut et al., 2006, 1984, 1979) ;
- une équipe genevoise spécialisée dans la recherche médicale, y compris l'étude de composants agissant sur la santé ;
- l'équipe « Alvéole » de la CC4R(1) ; avec six membres et un encadrant technique, elle prépare l'insertion de chômeurs en quête d'emploi ; elle réalise les travaux de terrain dans le cadre des expérimentations ;
- le Sifor(2) (intégré dans le SM3A(3) depuis le 1er janvier 2018), gestionnaire de la rivière locale le Foron, avec pour enjeu la restauration, l'entretien et la préservation des milieux aquatiques et zones humides et la protection des biens et des personnes contre les inondations ;
- le Collège du savoir partagé - équipe de formation/échange/concertation - complète le GR ; ouvert aux personnes intéressées, il se réunit une fois par an.
Tenir compte du cycle de la plante
Pour concevoir des solutions innovantes, le GR devait déterminer les stades sensibles de F. japonica. La Figure 2 montre les étapes de son cycle. Cette espèce invasive possède une très grande longévité. Le rhizome fabrique chaque année un ensemble de tiges et feuilles annuelles. Celles-ci meurent en fin d'automne et pourrissent sur le sol mais, entre-temps, elles ont permis au rhizome de reconstituer ses réserves. La rhizogenèse, très abondante, lui permet de se propager vers tout espace inoccupé. Les pousses annuelles de remplacement se développent de mars à juin pour atteindre couramment 5 à 6 m.
On voit sur la Figure 2 que deux stades de ce cycle peuvent permettre à des herbicides appliqués sur des organes néoformés externes de gagner les tissus du rhizome par un transport dans le liber :
- les feuilles jeunes peuvent être traitées en mars-avril avec un herbicide en traitement dirigé ;
- les feuilles peuvent aussi être traitées en septembre, ce qui transportera le produit vers le rhizome ; mais seul un produit pouvant y persister jusqu'après l'hiver pourra être efficace.
Pourquoi le triclopyr ?
En 2013, le GR avait réalisé un traitement en septembre avec une faible dose (1,8 g/l) de glyphosate (Barber et al., 2015) (Franz, 1997). Puis, le printemps suivant, il avait obtenu, par traitement dirigé à base de triclopyr, une forte induction dans les pousses annuelles suivie d'une nécrose. Le constat de l'effet de ce traitement sur la formation de nouvelles tiges a représenté une étape capitale pour le GR.
Divers herbicides « débroussaillants », dont le triclopyr, sont utilisés en agriculture (Barber et al., 2015). Outre leur action débroussaillante immédiate, ces produits peuvent induire des effets supplémentaires :
- ils peuvent être transférés dans le liber après traitement des ébauches des tiges ; ce constat a été une étape capitale pour le GR ; le groupe a mené des études sur la pénétration foliaire des herbicides dans des organes jeunes (Chamel et al., 1986) ; il a identifié l'étape du cycle correspondant aux organes jeunes de printemps comme une cible majeure, capitale, ce pourquoi le triclopyr a été choisi ;
- ils semblaient a priori particulièrement actifs en traitement des feuilles en post-levée au printemps ; en effet, le développement des jeunes tiges de printemps est très exigeant en énergie et en eau ; l'essai de 2013-2014 a montré la réalité de la nécrose des rhizomes précoces et des tiges.
Vers une méthode efficace
Le principe : un jet dirigé au printemps
Les travaux suivants (Barber et al., 2015) ont démontré deux faits :
- la destruction de la poussée annuelle par le triclopyr s'accompagnait d'un effet net sur les rhizomes ;
- en fin de printemps, une phase létalisante puissante se déclenchait, induisant la putréfaction des plants ; ceci suggérait une altération du réseau racinaire.
La méthode conçue par le GR repose sur une condition essentielle : la date du traitement au printemps est décidée lorsque les jeunes tiges néoformées accèdent à un certain développement. Une quantité suffisante de triclopyr doit pénétrer dans les limbes foliaires, se déplacer dans le liber vers les tiges et entrer dans les cellules en division cellulaire active.
Le traitement en jet dirigé ne doit pas toucher le sol. Au sein des organes jeunes, la concentration de triclopyr doit atteindre un seuil « critique » afin de déclencher la mort des cellules végétales. Le GR a travaillé plusieurs campagnes pour définir cette « dose critique » : 1,2 ml/l d'un produit à 240 g/l de triclopyr.
Essai 2015 : nettoyage et traitement
En 2015, le terrain choisi a été nettoyé manuellement et mécaniquement pour enlever les crosses mortes. Ce nettoyage réalisé par le groupe Alvéole est capital. Ensuite, les nouvelles pousses formées au printemps ont été traitées par jet dirigé.
Des résultats probants
Effets visibles sur les parties aériennes
Les résultats sur les parties aériennes sont visibles sur les photos 1 à 5. La photo 1 p. 36 montre les pousses fin avril, après le traitement. Leur taille est proche de 1 m. Plusieurs symptômes sont observés :
- le nombre des ébauches foliaires diminue dans la partie supérieure des tiges ;
- elles disparaissent au sommet des tiges ;
- quelques feuilles (limbes verts) sont présentes ;
- les tiges sont déformées et se courbent au hasard ;
- les entre-noeuds visibles subissent des allongements ;
- les apex des tiges ne s'allongent pas.
La photo 2 montre que les tiges touchées par la dose critique du triclopyr voient leur développement bloqué. Au sein des feuilles du centre, le limbe est de couleur jaune : la chlorophylle, oxydée par la lumière, a disparu et les caroténoïdes sont visibles.
La photo 3 montre l'apex du sommet d'une tige annuelle proche de la concentration critique. Les méristèmes nodaux se développent mais sont déformés : ces ramifications ne sont pas viables.
Dans la photo 4, la dose critique a été atteinte dans la tige, et une dizaine d'entre-noeuds se sont formés sans allongement. Les noeuds sont dépourvus d'ébauches de feuilles. Quelques rares bourgeons méristématiques apparaissent à la base des tiges. Après une quinzaine de jours, les tiges se nécrosent, perdent de l'eau et pourrissent. La pousse est bloquée.
La photo 5 montre des pousses subissant une déshydration très forte. Elles seront nécrosées rapidement.
Effets sur la rhizogenèse à partir du rhizome
Au sein de l'espace de traitement, l'équipe Alvéole avait étalé une bâche pour stocker les crosses mortes issues du nettoyage et destinées au compostage. Sous le film, des racines ont été émises par des rhizomes liés aux jeunes tiges aériennes environnantes : un réseau de racines relativement exubérant s'est développé. Mais les tiges aériennes ont été traitées au triclopyr. L'enlèvement de la bâche a révélé que la rhizogenèse avait été bloquée par l'herbicide (photo 6). Les racines meurent rapidement.
Toutes ces photos montrent l'effet du triclopyr à faible à dose. La photo 6 illustre le contrôle par blocage physiologique des pousses annuelles : la pénétration du produit par les feuilles provoque la destruction non seulement des organes aériens (feuilles touchées, tiges, autres feuilles), mais aussi des racines émises par le rhizome.
Gestion des déchets
Par ailleurs, le compostage sur bâche des parties aériennes récoltées lors du nettoyage préalable pourrit ces organes sans aucune reprise visible (photo 7).
Après le traitement, le broyage des résidus avant compostage est souhaitable afin d'accélérer leur décomposition, donc leur neutralisation. L'emploi d'un broyage tracté peut être étudié.
L'équipe Alvéole/CC4R a mis au point une méthode de compostage qui consiste à mettre en meule de confinement les branches et rhizomes de renouée selon un empilement précis, en commençant par les cannes sèches de l'hiver. On obtient, au bout d'un an de séchage après le dernier apport, un terreau utilisable pour le ré-ensemencement des zones envahies avec un mélange herbacé pour prairie. À noter : sur ces meules de futur terreau, l'herbe repousse spontanément. Ceci suggère que la molécule utilisée aura un impact nul sur la végétation à venir.
Enfin, la pression « écologique » semble négligeable car les traitements sont dirigés sur les pieds de renouée sans toucher le sol ni d'autres végétaux. Mais la réglementation actuelle impose de ne pas traiter à l'aplomb de l'eau ni sur les berges des cours d'eau (ZNT). Ceci limite les lieux où la méthode est applicable (sauf obtention d'autorisations spécifiques).
Conditions du succès
Réussir le traitement proprement dit
Le GR pense que cette méthode, qui utilise des principes agronomiques fondamentaux et bien connus, est très efficace. Elle rend possible l'éradication de F. japonica y compris en zones humides.
Pour le GR, le succès de la méthode est lié au choix d'une molécule à fort coefficient de pénétration dans les feuilles. Les doses se situent à une valeur « doses critiques/doses létalisantes » assez proches des traitements sur céréales en agriculture.
La réussite du traitement dépend également du nettoyage préalable du terrain et des conditions de traitement telles que respectées lors de cet essai.
Conditions après le traitement
Il est nécessaire ensuite de définir l'orientation de la gestion des surfaces libérées pour une reconstitution de la flore herbacée avec fauchage de l'herbe, développement des arbres présents, etc.
Après l'année du traitement, il faut raisonner la gestion des épandages des déchets neutralisés et l'entretien des sites traités.
Conditions d'organisation
Le GR assure plusieurs fonctions importantes :
- gestion du nettoyage du terrain, et surtout autour des plantes ;
- gestion du compostage ;
- observation des conditions météorologiques et surveillance des espèces invasives ;
- réalisation du traitement avec calcul des dilutions, entretien et lavage du matériel et des EPI (équipements de protection individuelle), gestion de la pharmacie d'urgence/premiers secours ;
- suivi et cartographie de la propagation de la plante ;
- formation à la reconnaissance des EEE (espèces exotiques envahissantes), à l'utilisation des produits phytopharmaceutiques (choix, fonctionnement, conditions de traitement, sécurité...) ;
- animation du Collège du savoir partagé.
De façon générale, la gestion de la cartographie des espaces est nécessaire pour repérer les zones envahies par des espèces pérennes indésirables car envahissantes et/ou phytotoxiques (berce du Caucase, solidages, bambou...).
L'Alvéole et le Sifor/SM3A sont les garants au sein du GR des bonnes pratiques d'utilisation des produits pour en limiter les impacts sur le milieu naturel et les nappes phréatiques.
Bilan
Le GR a mis au point une méthode efficace contre l'invasion de F. japonica en zone humide. Cette méthode est fondée sur trois types de connaissances :
- celle du cycle de la plante ;
- celle des données agronomiques sur l'action des herbicides au sein du groupe des « débroussaillants » ;
- les données de la biochimie des composés organiques sur les métabolites émis par d'autres espèces.
La méthode GR, basée sur la pénétration foliaire des produits qui entraîne la perturbation physiologique des tiges annuelles, s'accompagne d'un ensemble de précautions fournies par l'agronomie pour réduire les risques dans les écosystèmes. Son coût doit baisser grâce aux réductions des quantités de produits chimiques initialement utilisées.
Le GR s'inscrit dans une dynamique scientifique intégrant des idées issues de l'agriculture. Le Collège du savoir partagé assure une diffusion d'information et de sensibilisation par le biais de formations. À terme, son champ d'action pourra s'étendre à la surveillance d'autres invasions, à d'autres départements et d'autres aspects, comme le compostage, par exemple.<25A0>
(1) Communauté de communes des Quatre Rivières, dont fait partie Fillinges.
RÉSUMÉ
En Haute-Savoie, cette espèce a fait l'objet du travail d'un groupe intitulé « Groupe Fallopia » ou « Groupe Reynoutria » (GR). Le but était d'éliminer les plantes des zones infestées par un traitement chimique localisé, efficace car appliqué au moment judicieux.
- nettoyage manuel et/ou mécanique des zones infectées à la fin de l'hiver ;
- traitement des pousses, lors de leur phase de croissance entre mars et mai, par jet dirigé sur les plantes, d'une solution de triclopyr à concentration faible mais calculée pour atteindre la dose critique efficace.
Le triclopyr, « débroussaillant » connu en agriculture, pénètre par les feuilles puis est véhiculé par les canaux libériens en une quinzaine de jours. Il touche les organes traités ainsi que des cellules des méristèmes et les racines. Il perturbe les fonctions essentielles des rhizomes.
POUR EN SAVOIR PLUS
mbarber@sm3a.com
LIEN UTILE : www.riviere-arve.org
- Bayler J., 2003, La renouée du Japon, une conquête de l'ouest, La Recherche n° 364, 50-53.
- Boyer M., 2009, Une nouvelle technique d'éradication mécanique des renouées du Japon testée avec succès au bord de l'Ain et de l'Isère, Ingéniéries 17, 31.
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