Fig. 1 : Les parties prenantes identifiées pour la gestion des résistances sur le territoire des Hauts-de-France Identification des participants potentiels au projet transdisciplinaire Magnificent7.
L'apparition de bioagresseurs résistants est un problème majeur qui génère des impasses phytosanitaires, que ce soit pour les produits de protection des plantes naturels ou de synthèse (Gibbons, 1991). Pour prévenir et gérer les résistances, les stratégies les plus utilisées reposent sur le mélange de substances actives ou leur alternance dans les programmes de traitement. La solution alternative que représentent les stratégies de gestion paysagère est encore peu développée en pratique, alors que cette approche spatiale à l'échelle d'un territoire agricole permettrait de limiter la sélection des résistances (en réduisant la pression de sélection(1) et/ou en évitant la propagation des bioagresseurs résistants).
Démarche de co-construction autour d'un enjeu commun
Genèse et approche du projet de recherche Magnificent7
L'histoire du projet de recherche participative Magnificent7 commence lors d'une journée d'échange sur les résistances aux produits de protection des plantes organisée en mars 2018 à Amiens en collaboration avec la chambre d'agriculture et le réseau R4P(2). À la suite de cette formation, un noyau d'acteurs décide d'initier un projet transdisciplinaire(3) afin d'explorer les possibilités de gestion collective paysagère dans le territoire des Hauts-de-France, particulièrement touché par la problématique des bioagresseurs résistants aux produits de protection des plantes.
Dénommé Magnificent7(4), il vise à :
- analyser la problématique de la gestion des résistances aux herbicides et fongicides ;
- développer de manière participative une représentation commune du problème et des outils de décision collective afin de contrôler ce problème par une gestion paysagère et donc collective.
Co-construction et identification des enjeux du territoire
Le projet repose sur l'approche de modélisation d'accompagnement qui se déroule en douze étapes (Encadré 1) et sur la méthode Ardi. Cette dernière permet de mettre en oeuvre un partage de représentations via une série d'ateliers collectifs au cours desquels les Acteurs, les ressources, les dynamiques et les interactions (Ardi) qui font les enjeux du territoire sont identifiés et explicités collectivement (Étienne et al., 2011).
La méthode des ateliers Ardi a été mise en place pour les étapes 4 et 5. Le projet est actuellement à la phase 5 et nous allons présenter dans la section qui suit les résultats de cette méthode Ardi.
De la nécessité de gérer collectivement la résistance
Une problématique multi-acteur
Le noyau d'acteurs initiaux du projet a commencé par identifier la diversité des acteurs concernés par la problématique des résistances des bioagresseurs aux produits de protection des plantes dans le territoire des Hauts-de-France. Chacun des acteurs identifiés est invité à venir discuter pour confirmer son implication et identifier à son tour d'autres acteurs pouvant être concernés par la problématique. Le périmètre des parties prenantes et des participants au projet suit ainsi une sorte d'effet boule de neige. À la suite de ce processus d'identification des acteurs concernés par le problème des résistances, l'ensemble des parties prenantes est amené à définir collectivement le niveau d'implication et la capacité d'action de chaque acteur du territoire (Figure 1).
Cet exercice révèle que la problématique de la gestion des résistances aux produits de protection des plantes est une problématique impliquant un collectif d'acteurs hétérogènes. La problématique même est collective et elle n'implique pas uniquement des agriculteurs mais une diversité d'acteurs dont les implications et capacités d'action vis-à-vis du problème des résistances sont contrastées. Il convient alors de se pencher sur la nature des interactions, des ressources et des dynamiques qui relient ce collectif d'acteurs concernés pour voir si une gestion collective est nécessaire et possible.
Les produits phytosanitaires : un bien collectif altérable
Les produits de protection des plantes apparaissent comme une ressource, utilisée et exploitée par une diversité d'acteurs. Des agriculteurs les utilisent, des coopératives les distribuent, des entreprises les produisent. Cette ressource constitue un bien collectif dont il apparaît difficile d'exclure un utilisateur donné plus que les autres. Cette ressource est également altérable. En effet, les produits de protection des plantes ont une utilité individuelle qui pousse les acteurs à les surutiliser, avec un risque de perte d'efficacité dont les répercussions sont collectives : tous les acteurs perdent une solution devenue inefficace.
Prenons l'exemple d'un nouveau mode d'action herbicide arrivant sur le marché, le « produit star » connaît un succès suscité par son efficacité, il est largement utilisé, générant ainsi une forte pression de sélection sur les bioagresseurs : les premiers individus résistants à ce nouveau pesticide sont sélectionnés dans les populations. Puis les souches résistantes se propagent rapidement dans les territoires agricoles...
Une ressource qui se raréfie
La résistance aux produits phytopharmaceutiques (PPP) nécessite-t-elle une gestion collective ? On pourrait considérer que la solution résiderait dans la découverte et la mise en marché de nouveaux produits de protection des plantes. Depuis les années 1990, les réglementations européennes ont évolué vers une meilleure prise en considération des risques toxicologiques et écotoxicologiques des pesticides. Cela s'est traduit par des retraits de produits et par une forte hausse des coûts de production de nouveaux pesticides (hausse notamment de la recherche et développement).
McDougall (2013) souligne qu'entre 1995 et 2005 les coûts ont augmenté de plus de 70 % (dont + 125 % de coûts d'homologation) et il devient de plus en plus complexe de développer de nouveaux modes d'action. En réaction, les stratégies des entreprises de production de produits phytopharmaceutiques sont devenues encore plus concurrentielles et le secteur de la R&D connaît désormais une décroissance. En effet, de plus en plus de firmes adoptent des stratégies dites « de génériqueurs », c'est-à-dire qu'elles investissent peu dans la R&D mais développent de nouvelles spécialités à base de substances actives dont le brevet est tombé dans le domaine public. Les produits de protection des plantes deviennent donc une ressource rare, car les nouvelles contraintes de R&D, la recherche d'intérêts particuliers et la non-coopération des acteurs de R&D nuisent au renouvellement de la ressource « produits de protection des plantes ». Cela nuit aux utilisateurs de la ressource, qu'ils soient détenteurs exclusifs ou utilisateurs (Figure 2).
De nouveaux outils pour favoriser l'action collective
Nouvelles organisations à construire
Le travail de recherche participative permet de porter un regard nouveau sur la problématique de la gestion des résistances aux produits phytopharmaceutiques. Le stock de PPP efficaces s'amenuise et le flux de découvertes de nouvelles substances actives se réduit. En parallèle, l'efficacité des PPP et leur durabilité sont assujetties à un effet d'érosion de plus en plus rapide : dans le contexte actuel de rareté des produits efficaces, la surutilisation de PPP ayant le même mode d'action mène à leur contournement par les bioagresseurs et à la réduction de la ressource « PPP efficaces ».
Ce projet révèle ainsi que la gestion des résistances aux produits de protection des plantes est par nature un problème collectif qu'il importe de traiter en tant que tel, c'est-à-dire en appelant à des formes d'organisation collectives. Cela implique la construction collective d'intérêts communs et de dispositifs de gestion partagés.
Des outils pour une concertation multi-acteur
En termes de perspectives, il importe de développer des outils qui permettront aux acteurs de mieux prendre en considération leurs interdépendances autour de la ressource collective « PPP » et de la problématique collective de la gestion des résistances aux PPP. Actuellement, des outils de suivi des résistances à des échelles spatiales différentes existent (plan national de surveillance, notes communes, outils d'aide à la décision). Toutefois, favoriser l'action collective nécessite des outils pédagogiques qui permettent l'exploration de stratégies et d'apprentissages collectifs. Cela suppose aussi des outils de mise en situation collective spatiale, qui dépassent l'échelle de l'exploitation agricole tout en l'intégrant et ciblent des échelles telles que le bassin de production agricole. Dans ce cadre, la recherche-action par modélisation d'accompagnement (Étienne, 2011) ouvre des perspectives. Elle peut aboutir au développement de modèles multi-acteurs et de jeux de rôles comme des outils de représentation et de simulation du fonctionnement des socio-écosystèmes. De tels « modèles-jeux » permettent de franchir les frontières disciplinaires pour étudier les processus de coordination entre acteurs et de décision collective. C'est dans cette perspective que s'inscrivent les suites du projet de recherche Magnificent7. Un modèle-jeu de rôle, une fois finalisé, sera utilisé dans des sessions de formation-jeu avec des acteurs réels du territoire agricole des Hauts-de-France afin d'explorer et éventuellement initier des stratégies collectives qui pourraient faire de ce territoire un cas pionnier pour la gestion durable des résistances avant d'essaimer les enseignements ou les modes d'apprentissage vers d'autres territoires.
(1) Pour réduire la pression de sélection, il faut prendre en compte l'exposition du bioagresseur aux produits de lutte dans le système de culture (durée des rotations et utilisation des modes d'action en particulier). Cela correspond à l'optimisation du déploiement dans l'espace et dans le temps du produit de protection des plantes, via notamment des zones refuges et de la diversité spatiale.(2) www.r4p-inra.fr/fr/home(3 Regroupant des chercheurs en épidémiologie, écologie, agronomie, sciences de gestion et socio-économie, génétique des populations, informatique ainsi que différents praticiens et acteurs locaux.(4) Le projet Magnificent7 (Modélisation d'accompagnement pour une gestion nouvelle et intégrée des fongicides et herbicides : innovation, conception collective et exploration de nouvelles techniques) est financé par les départements Inrae SPE et SAD et repose sur un partenariat avec des acteurs des Hauts-de-France : chambre d'agriculture des Hauts-de-France, coopérative Uneal, groupe Carré-Nord Négoce, coopérative Noriap, Arvalis, Draaf Hauts-de-France, AgroTransfert RT... Il fait suite au projet Fondu (Stratégies territoriales d'utilisation durable des antifongiques) financé par le métaprogramme Inra SMaCH de 2013 à 2016.
RÉSUMÉ
CONTEXTE - Les résistances des bioagresseurs aux produits de protection des plantes constituent un problème majeur en agriculture. Au travers d'un projet de recherche-action transdisciplinaire, Magnificient7, la question suivante est abordée : en quoi la gestion des résistances en grandes cultures nécessite-t-elle une gestion collective ?
ÉTUDE - Les résultats révèlent que la problématique de la gestion des résistances aux produits de protection des plantes dans les territoires agricoles français est une problématique multi-acteurs : elle concerne et implique un collectif d'acteurs différents. Il importe de la traiter en faisant appel à des formes d'organisation collectives, et à la construction collective d'intérêts communs et de dispositifs de gestion partagés.
MOTS-CLÉS - Résistance aux herbicides, résistance aux fongicides, action collective, transdisciplinarité.
1 - La modélisation d'accompagnement : co-construire les solutions
Pour la gestion des ressources collectives, il est généralement admis que de meilleures décisions sont prises lorsqu'elles sont élaborées par ceux qui vont en supporter les conséquences. La modélisation d'accompagnement se fonde sur ce postulat et constitue une approche participative qui vise à co-construire avec les parties prenantes des décisions, solutions et actions collectives partagées.
C'est en 1996 qu'un groupe interdisciplinaire de chercheurs travaillant dans le domaine de la gestion des ressources et de l'environnement a posé cette démarche d'accompagnement des processus collectifs de décision en matière de gestion durable des territoires (Étienne, 2011). Depuis, cette approche a été mise en oeuvre pour différentes problématiques agroenvironnementales et dans des contextes très variés : gestion de l'embroussaillement de l'île de Ouessant (Rouan et al., 2010), planification de la gestion forestière dans le Causse du Larzac (Simon et Étienne, 2010), ruissellement érosif en Seine-Maritime (Souchère et al., 2010), gestion de la pêche en Thaïlande (Worrapimphong et al., 2010), etc.
Dans cette démarche, la modélisation tient une place centrale et les acteurs sont impliqués dans l'élaboration itérative, évolutive et continue des modèles informatiques spatialisés utilisés (Le Page et al., 2011).
Le modèle co-construit avec les participants est utilisé comme un objet intermédiaire pour donner à voir, générer des discussions autour des résultats de la simulation, confronter les différents points de vue, et parfois engendrer des actions collectives et des nouvelles organisations de gestion collective.
Étienne (2012) définit les étapes de la modélisation d'accompagnement comme suit :
1. Sensibilisation des porteurs à la modélisation d'accompagnement et à ses possibilités d'application à la problématique locale.
2. Définition de la question posée entre porteurs du projet.
3. Inventaire des connaissances scientifiques, expertes et profanes disponibles via des enquêtes, diagnostics et analyses de la littérature.
4. Explicitation de connaissances pour le modèle via des enquêtes et entretiens.
5. Co-conception du modèle conceptuel avec les acteurs concernés par la question posée.
6. Choix de l'outil (informatique ou non) et implémentation du modèle.
7. Calibrage, vérification et validation du modèle avec les acteurs locaux.
8. Définition de scénarios avec les acteurs locaux.
9. Simulations exploratoires avec les acteurs locaux.
10. Diffusion auprès des acteurs n'ayant pas participé à la démarche.
11. Suivi et évaluation des effets de la démarche sur les pratiques des participants.
12. Formation des acteurs intéressés à l'utilisation des outils développés.
2 - Concevoir collectivement les solutions de demain
Aller vers un développement agricole durable, couplant bien-être économique et protection de la santé et de l'environnement, est un objectif ardu, et les difficultés à l'atteindre pointent le besoin de démarches innovantes, alternatives aux traditionnelles recettes économiques et réglementaires (Aggeri et Hatchuel, 2009). Les leviers du marché et des incitations économiques conduisent souvent à des surcoûts et les outils réglementaires de l'État brident les capacités d'innovation des acteurs concernés (Hatchuel, 2015a ; Donada, 2014). Des travaux en sciences de gestion portent l'idée que les innovations de rupture exigent la formation de nouveaux écosystèmes (au sensorganisationnel, c'est-à-dire des ensembles d'acteurs et organisations en interaction), où s'activent des efforts de conception collective d'outils partagés (Hatchuel, 2015b), des agencements organisationnels nouveaux (Girin, 1995) et des dispositifs de gestion collective (Aggeri et al., 2005). En somme, en termes d'action, il faut collectivement réfléchir à l'articulation entre les aspects réglementaire, organisationnel et technique et, à cette fin, il est nécessaire de disposer d'outils qui permettent de voir le problème dans sa globalité et d'outils de médiation collective.
POUR EN SAVOIR PLUS
CONTACT : mourad.hannachi@inrae.fr
BIBLIOGRAPHIE : la bibliographie de cet article (20 références) est disponible auprès de ses auteurs (contact ci-dessus).