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Adventices

Histoire du désherbage en grandes cultures

JACQUES GASQUEZ, MICHEL DRON ET MARC DÉLOS, Académie d'agriculture de France. - Phytoma - n°736 - septembre 2020 - page 47

À l'heure où les herbicides sont remis en cause, et le travail du sol placé comme alternative inévitable, il est intéressant de rappeler l'évolution du désherbage en grandes cultures.
Armoises dans un champ de blé, côteaux du Châtillonnais, près de Dijon. Photos : J. Gasquez

Armoises dans un champ de blé, côteaux du Châtillonnais, près de Dijon. Photos : J. Gasquez

Fig. 1 : Succession des différents systèmes agraires en Europe du Néolithique à nos jours

Fig. 1 : Succession des différents systèmes agraires en Europe du Néolithique à nos jours

Fig. 2 : Évolution du rendement du blé, révolutions et techniques agricoles

Fig. 2 : Évolution du rendement du blé, révolutions et techniques agricoles

Bleuets dans du colza, côteaux du Châtillonnais, près de Dijon. Photo : J. Gasquez

Bleuets dans du colza, côteaux du Châtillonnais, près de Dijon. Photo : J. Gasquez

Pour éviter le recours aux pesticides issus de la chimie de synthèse, il est fait la promotion en Europe des « nouvelles techniques » qui souvent passent par le travail du sol et renvoient à des images du XIXe siècle. Se pose la question de savoir s'il s'agit d'un simple détour par les méthodes du passé soutenu et facilité par le numérique, ou d'un véritable retour en arrière qui tournerait le dos à la chimie de synthèse, que de nombreux pays développés, à l'instar des États-Unis, refusent d'abandonner (Délos et Gasquez, 2014). La connaissance de l'histoire permet d'éclairer les réponses apportées à des crises plus ou moins graves qui se sont succédé.

Les débuts de l'agriculture : de l'abattis-brûlis aux cultures attelées

De la cueillette aux semis volontaires

Il y a environ 12 000 ans, au néolithique, à la faveur d'un climat clément et humide, des populations dispersées du croissant fertile jusqu'à l'actuel Israël se trouvaient dans des milieux ouverts où abondait toute une série de graminées et de légumineuses annuelles. Progressivement, au fil des générations, ils ont dû compléter des cueillettes opportunistes et des récoltes régulières par des semis volontaires, peut-être après l'observation de germinations spontanées proches des zones habitées. À cette période des prémices de l'agriculture, il n'est vraisemblablement pas encore question de contrôler des adventices. Les graminées semées, indigènes de ces milieux, croissaient donc en plus grande densité, mais parmi de nombreuses espèces spontanées.

Petit à petit, certainement à cause d'une augmentation de la population et grâce à l'élévation des températures, notamment en Europe, des agriculteurs se sont installés dans les vallées des grands fleuves, dans des zones au sol meuble ou inondables des bords des cours d'eau et des lacs, presque sans végétation après le reflux des eaux. Ces conditions propices au développement de la population finirent par exiger en retour des surfaces supérieures à ces zones naturellement convenables. Cette première crise, certainement à l'origine de famines, obligea à rechercher de nouvelles solutions adaptées aux milieux naturels de l'Europe élargie au bassin méditerranéen.

L'abattis-brûlis

Au néolithique, apparaît la hache en pierre polie, seul outil assez solide qui a permis d'abattre des arbres et a assuré le début du système agraire de culture sur abattis-brûlis. Les zones dégagées devaient perdurer environ deux ou trois saisons jusqu'à ce que la végétation forestière, voire adventice, reprenne complètement le dessus. Ce système, associé à l'élevage, permettant plus ou moins de sédentariser des populations croissantes, obligeait à défricher régulièrement des surfaces qui, après usage, devaient être abandonnées certainement pendant plusieurs décennies. Aussi chaque groupe exigeait d'importantes surfaces, entraînant une forte limitation de la densité de la population. Dans nos régions, quand le climat s'est refroidi, les récoltes ont certainement été fortement affectées et les populations dépendantes de la consommation de céréales ont vraisemblablement subi de brusques famines. Par ailleurs, après des défrichements excessifs par le feu, les sols disponibles étaient plus ou moins dégradés par érosion, perte de matière organique, puis de sol fertile, réduisant les cultures à certaines vallées. Vers la fin du néolithique, certaines régions, comme la Grèce, étaient manifestement surexploitées

Jachères et culture attelée

L'extension des zones perturbées pour les cultures et l'augmentation des populations par la déforestation ont dû contribuer à la modification du climat et à des bouleversements écologiques (Mazoyer et Roudart, 1998). Pour subsister, il a fallu inventer des systèmes post-forestiers, différents selon les régions. Dans les régions tempérées méditerranéennes, cela n'a été possible surtout qu'après l'apparition des métaux. Ainsi, s'est imposé un système agraire fondé sur une rotation biennale (céréale-jachère), une année de production suivant une année de contrôle des adventices, avec des attelages légers, associée à de l'élevage (Figure 1). Ce système, moins gourmand en surface que l'abattis-brûlis, est devenu possible grâce à l'araire désormais renforcé par une pointe en fer et surtout grâce à l'apparition de la houe en fer. L'araire permettait la préparation et le semis, par des passages successifs, des sols légers pas trop envahis par les adventices. Quand il y en avait trop, il fallait retourner le sol, « labourer » manuellement toute la surface à la houe.

C'est en Grèce que l'histoire a rapporté ce système agraire dès le premier millénaire avant J.-C., peut-être à cause de la piètre qualité des terres pour la culture des céréales (à l'exception de l'orge moins exigeante que les blés). Le climat, l'état des sols, les surfaces disponibles limitaient fortement la production. Ces défauts ont largement contribué à l'origine des guerres entre les différentes cités grecques pour gagner, soit des terres, soit les productions des populations dominées.

L'agriculteur devait mettre en valeur annuellement toujours les mêmes parcelles, plus réduites, en grattant le sol à l'araire ou en labourant à la houe. Pendant la jachère, la gestion des adventices était assurée par des passages réguliers de l'araire couplés au pâturage par des animaux susceptibles de fumer un peu le sol. Les labours de jachère, au moins un au printemps, l'autre à l'automne et jusqu'à quatre, dans la Grèce antique, sont décrits comme destinés à préparer le sol, favoriser la gestion de l'eau mais surtout enfouir ou détruire les mauvaises herbes (Amouretti, 1976). Les façons culturales entre les lignes de semis avaient aussi une fonction de désherbage par le sartio (sarclage à la houe) explicitement cité par Xenophon (Amouretti, 1976). L'agriculteur ne pouvait travailler que des surfaces réduites (environ 1 ha/homme, encore aujourd'hui dans beaucoup de régions du monde). Ce n'était pas le cas des grands domaines qui occupaient de nombreux esclaves.

Les agronomes romains avaient la même approche que les Grecs et décrivaient les nombreuses interventions dans l'ager (terre labourable portant les céréales) avant et pendant la culture, généralement effectuées par des esclaves. Dans les terrains faciles, l'araire présentait une pointe exiguë à l'extrémité du soc ou élargie en instrument tranchant pour couper les racines des adventices. On semait après quatre ou cinq passages d'araire (jusqu'à neuf en Toscane) dans plusieurs sens et même en cassant les mottes à la main. Pour l'agronome romain Columelle (d'après Du Bois, 1844), la conduite d'un hectare de blé exigeait 42 jours de travail, de la préparation du sol à la moisson. En plus de seize jours consacrés à la préparation du sol, déjà largement dirigée vers l'élimination d'adventices, la lutte contre celles-ci demandait, pour elle seule, vingt jours de travail de sarclages et d'arrachages manuels.

La rotation triennale

La révolution médiévale passa des systèmes utilisant l'araire, caractéristiques de l'Antiquité mais encore utilisés dans le sud de la France, à des systèmes permettant une jachère triennale (Figure 1). Au nord de la France, ce système bénéficiera d'une culture attelée lourde (en général des chevaux avec le collier d'épaule) avec la charrue à versoir en fer permettant le retournement complet de la motte de terre arrachée. Le développement de la charrue à versoir, outre le fait qu'elle permettait de cultiver des terres trop lourdes pour l'araire, devait améliorer la lutte contre les mauvaises herbes, réduisant considérablement le temps pour la réalisation d'un véritable labour qui, auparavant, n'était réalisé qu'avec une bêche ou une houe. Mais, selon les régions et jusqu'au XIXe siècle, beaucoup de parcelles ont encore été travaillées à la main, voire à l'araire.

La jachère permettait des récoltes de foin et, par le travail répété et la vaine pâture, le nettoyage du terrain pour les céréales à venir. Les déjections étaient utilisées pour fumer les sols (mais les contaminaient par des semences d'adventices). Lorsque la population a fini par atteindre un seuil de surexploitation des zones cultivées, des famines (Figure 1), des épidémies et des guerres ont été plus régulières, surtout au XIVe siècle. Après avoir progressé plus vite que la population dont une partie, de ce fait, pouvait chercher des activités nouvelles en ville, la production a atteint ses limites à cause de défrichements excessifs entraînant la dégradation de l'écosystème et faisant chuter la production. La population s'est effondrée suite à une épidémie de « peste »(1) qui a réduit d'au moins un tiers la population européenne affaiblie par des famines répétées.

Depuis l'Antiquité et pendant toute cette période, le désherbage, surtout manuel, était décrit, notamment au XIIIe siècle, comme le travail des femmes qui devaient arracher les adventices à la main ou avec une petite fourchette. Ce travail essentiellement féminin est rapporté aussi au tout début du XVIIe siècle, par Olivier de Serres (1605).

L'abandon progressif de la jachère et les « Temps modernes »

XVIe siècle et première révolution agricole

Au début du XVIe siècle, localement, la jachère a commencé à être remplacée, particulièrement dans les plaines septentrionales, par des légumineuses fourragères pour mieux valoriser l'année sans céréale (Figure 1). C'est le début de la première révolution agricole qui a été longue à s'imposer en France.

Les désherbages manuels, entrepris généralement après l'hiver dans les céréales d'hiver, demandaient en moyenne, pour un blé peu envahi, entre quatre et sept jours-femme/ha mais pouvaient devoir être repris plusieurs fois selon la croissance des adventices (La Maison rustique, 1844). Des parcelles fortement infestées d'adventices exigeaient fréquemment deux ou trois fois plus de temps. La culture la plus difficile à désherber était le lin, surtout textile, qui nécessitait jusqu'à trente jours-femme/ha. À ces travaux pénibles réalisés par les femmes et les enfants, s'ajoutaient souvent d'autres interventions à l'épiaison. Des échardonneurs devaient passer pour couper les chardons en fleurs et les sortir des parcelles. Dans le Nord, la folle avoine (avron) était si fréquente et abondante que « de solides avronneurs » devaient arracher les grosses touffes à la main quand elles dépassaient le blé et les emporter hors du champ. Les rumex ne pouvaient qu'être arrachés à la main avec une bèche à rumex par des hommes forts quand le sol était bien humide.

Beaucoup d'espèces vivaces n'étaient que sectionnées et repoussaient rapidement. Parmi celles-ci, plusieurs étaient pratiquement impossibles à détruire, même dans la jachère. Le chiendent exigeait beaucoup de travail par temps sec, et les rhizomes devaient être ramassés et brûlés en été. En jachère, l'avoine à chapelet nécessitait un travail mécanique profond. Certaines espèces, comme la prêle, voire le liseron étaient impossibles à éliminer. Le tussilage et les rumex, mais aussi des chardons déjà lignifiés à la base, du sureau yèble, de la bugrane... ne pouvaient être extirpés peu après la pluie que par des hommes solides armés de grosses tenailles (moïttes). Dans tous les cas, les plantes arrachées devaient être sorties des champs et souvent brûlées (beaucoup d'espèces peuvent produire des semences, même après l'arrachage). Certaines, non toxiques, étaient souvent conservées pour les animaux.

Arrivée de la deuxième révolution agricole des Temps modernes

Au XVIIe siècle, plus des trois quarts des paysans français n'exploitaient pas assez de terre pour atteindre le minimum vital, d'une part parce que les exploitations étaient trop petites, d'autre part parce qu'il leur était impossible de se procurer des moyens techniques. Dans cette agriculture de subsistance, on avait encore beaucoup recours à la jachère et les productions de céréales étaient très limitées. L'évolution technique a été lente, davantage une diffusion progressive des techniques qu'une rupture technologique. Encore au premier quart du XIXe siècle, dans ces très petites exploitations, tout le travail était effectué à la main. Dans certaines régions, des agriculteurs qui n'avaient pas les moyens de payer le sarclage manuel, n'intervenaient tardivement que pour l'échardonnage rendu obligatoire depuis la loi du 24 décembre 1888.

Dès le milieu du XIXe siècle, l'école devint petit à petit obligatoire, privant les agriculteurs des bras des enfants pour l'arrachage des adventices (mais pas pour les travaux d'été, ce qui explique la durée de ces vacances). Avec l'évolution sociale, les villes avaient un besoin accru de main-d'oeuvre, mieux payée qu'en campagne et détournaient les ouvriers agricoles, voire même les jeunes femmes. Parallèlement, les besoins citadins, surtout en blé, s'accroissaient. La gestion des adventices, de plus en plus problématique, devenait une des principales causes de la stagnation des rendements et de l'augmentation des importations de blé ukrainien puis américain (jusqu'au milieu du XXe siècle).

Invention du désherbage chimique et des herbicides sélectifs

Du chaulage aux premiers contrôles sélectifs des adventices

En agriculture, le désherbage chimique a été, sinon pratiqué, du moins évoqué très tôt : « Et au cas que ces moyens ne soient suffisants, il sera bon d'épandre de la chaux sur la terre labourée sur la fin de février : car outre qu'elle engraisse grandement, elle nettoie encore tout terroir, & y fait mourir toutes les herbes méchantes & dangereuses, d'où vient que la cueillette en est plus abondante, que de tous fiens [fumiers] qu'on y saurait mélanger. » (Estienne & Liébault, 1572 ; Olivier de Serres, 1605). Il s'agissait d'une destruction totale et non sélective.

On ignorait qu'il puisse exister des produits sélectifs, c'est-à-dire capables de détruire certaines espèces, si possible des adventices, et d'en épargner d'autres, telle la culture. Pourtant, déjà au XVIIIe siècle, par analogie avec le chaulage qui avait permis la culture du blé dans les sols trop acides réservés au seigle et qui s'était avéré toxique pour beaucoup d'adventices, Duhamel du Monceau rêvait : « Ne serait-il pas possible de trouver des engrais qui en faisant périr les mauvaises herbes fissent profiter le froment ? » (Duhamel du Monceau, 1762).

C'est fortuitement que Louis Bonnet, gestionnaire de domaine viticole à Murigny près de Reims, fit la première observation qui allait initier une utilisation agricole des produits chimiques pour un contrôle sélectif des adventices dans une culture. Il en fit une communication au Comice de Reims le 12 décembre 1896 (rapporté par Bain et al., 1995). Il avait remarqué quelques années auparavant dans ses vignes que la bouillie bordelaise qui tombait sur des ravenelles ou des moutardes brûlait les feuilles et pouvait les tuer s'il y en avait assez, mais surtout qu'elle semblait sans effet sur des folles avoines. Donc, au printemps 1896, ayant un champ d'avoine pour nourrir le cheval, envahi de moutardes et de ravenelles déjà en fleur, il eut l'idée d'essayer une solution à 2 %, puis à 4 et 6 % car les ravenelles semblaient encore survivre. Satisfait de l'évolution, il traita tout le champ qui, trois jours plus tard, se trouva complètement désherbé et sans symptôme sur l'avoine (Figures 1 et 2).

Cette découverte se répandit comme une traînée de poudre dans plusieurs pays. Très rapidement, de nombreux produits furent testés, dont le plus important fut l'acide sulfurique (Rabaté, 1927) qui continua à être autorisé (mais pas forcément très utilisé) jusqu'en 1980.

Après-guerre, molécules de synthèse et problématique désherbage

Malgré l'énorme avancée que représentait cette nouvelle stratégie de gestion des adventices, pendant un demi-siècle, peu d'agriculteurs furent concernés. Après la seconde guerre mondiale et l'arrivée de nombreuses molécules de synthèse, inhibiteurs spécifiques de métabolismes propres aux végétaux, les conditions ont rapidement évolué, les désherbages sont devenus plus effectifs et les rendements ont cru jusqu'à atteindre l'autosuffisance pour le blé après 1960 (Figure 2), puis transformer un pays, structurellement dépendant des importations de blé, en exportateur majeur de cette denrée essentielle (de Ravignan, 1980).

Depuis, devant la « propreté » des cultures, la gestion des adventices peut sembler être un problème résolu. Cependant, beaucoup d'espèces vivaces, reléguées dans les bordures, sont susceptibles de réinfester les cultures par le fractionnement des rhizomes avec les labours et l'arrêt des traitements herbicides. Des espèces annuelles, apparemment disparues des parcelles, essentiellement parce que les conditions du milieu ne leur sont plus favorables, sont encore présentes en stock dans le sol et susceptibles de se multiplier à l'arrêt des traitements. Le semis direct favoriserait, en l'absence de gestion herbicide, les espèces pérennes (grande berce) et anémochores (pissenlit, épilobe, etc.).

Dans les cultures, les désherbages mécaniques trop systématiques, outre l'augmentation du temps de travail, participent à l'altération des sols (érosion hydrique et éolienne) mais aussi, phénomène aussi implicite qu'ignoré, à la pollution de l'air par les imbrûlés de gasoil et les particules de sol (Délos et al., 2019). Pour la société, outre la pollution de l'air, un abandon total et prématuré des produits issus de la chimie de synthèse entraînerait aussi un coût plus élevé de la production, donc l'augmentation des prix ou l'importation massive de produits agricoles aux qualités plus incertaines pour lutter contre les baisses de production induites.

Concilier autosuffisance alimentaire et préservation des sols

Une question d'autosuffisance

Au XXe siècle, la protection chimique des cultures a permis un tel bond de productivité que, dans nos pays européens, l'accroissement des populations n'a plus été limité par les productions agricoles, donnant tort aux sombres prévisions de Malthus. Cependant, la France n'a atteint l'autosuffisance vraie ou souveraineté alimentaire qu'entre 1960 et 1965 pour les céréales(2) pour une population de 48 millions d'habitants et, après 1980, pour les huiles végétales alimentaires après l'ambitieux Plan protéines porté par Jean-Claude Sabin, avec l'appui des pouvoirs publics(3).

La généralisation du « système agraire motomécanisé, chimisé » s'appuyant au maximum sur la sélection génétique, a été déterminante pour cette rupture tout en exigeant de moins en moins d'agriculteurs. Depuis au moins vingt ans, l'agriculture conventionnelle actuelle n'a pas cessé d'évoluer en intégrant les préceptes de la protection intégrée avec une volonté d'aller, autant que possible, vers une agriculture de conservation des sols qui vise l'accroissement de la matière organique et du carbone dans le sol. À cette fin, l'agriculteur recherche la réduction du travail du sol et une couverture du sol la plus longue possible par des végétaux pour contribuer au stockage maximum de carbone dans le sol. Cependant, cet objectif se conçoit actuellement très difficilement sans un minimum d'herbicides de synthèse.

Dans les systèmes motomécanisés, l'énergie pour un désherbage mécanique dépend largement du carburant des tracteurs, donc du pétrole. Le désherbage chimique, dépendant également du pétrole mais moins consommateur, offre encore un rapport efficacité/main-d'oeuvre plus élevé.

Un élargissement des contraintes

Notre densité de population exige des objectifs de production élevés pour parer aux aléas climatiques réduisant les rendements à l'instar de la récolte de céréales à paille de 2016 ou 2020 en France et pour pallier des accroissements imprévus de récoltes impropres à la consommation humaine comme 2014 pour le blé. Cette production doit se faire sur des surfaces en constante réduction, en « polluant » le moins possible les milieux, en respectant aussi les sols et sans empiéter sur les milieux « naturels ». Parallèlement, la main-d'oeuvre est également en constante réduction, faute d'attractivité des métiers agricoles.

Dans les pays occidentaux et particulièrement en France, où la production assurée par une très faible minorité de la population est suffisante, cet accomplissement incite à promouvoir la forte réduction voire l'abandon des engrais minéraux, herbicides de synthèse et autres leviers considérés par une majorité de la population comme inutilement excessifs et dangereux. Pour la première fois, ce n'est pas l'inadéquation de la production avec la population qui exige un changement des systèmes, mais une perception partagée par une proportion importante d'une société d'abondance. Ce rejet obligerait à augmenter le travail du sol, à introduire de vraies jachères à finalité de désherbage(4), comme dans les systèmes agraires précédents, des cultures alternatives ou des fourrages, donc à cultiver plus de surfaces. Cette situation entraînerait de facto une augmentation des coûts des produits agricoles ou des importations massives de denrées agricoles depuis l'étranger, au détriment de notre souveraineté alimentaire. Cette évolution, surtout, dégraderait encore plus les sols par le retour constant des outils et augmenterait la pollution de l'air par l'utilisation de carburants pétroliers. Même en cherchant à limiter ce défaut grâce au travail hippomobile, la nourriture des chevaux (au moins 2 ha par animal de trait consacrés à sa nourriture) multiplierait les besoins en surfaces cultivées supplémentaires (Mathieu, 2011).

Les grands pays agricoles autres que ceux adhérant à l'UE (États-Unis, Canada, Australie, Brésil, Argentine, Russie, Ukraine, Chine, Inde) restent centrés sur le système conventionnel en gérant les adventices principalement par les herbicides de synthèse et en réduisant la perturbation des sols pour en limiter l'érosion et maintenir leur humidité au printemps. Parmi les pays exportateurs, seuls ceux d'Europe de l'Ouest et la France en particulier ont décidé de faire disparaître autant que possible le recours à la chimie de synthèse, au risque de voir baisser fortement leur production. Au-delà de la prise de risque à moyen terme, ces régions excédentaires en production de blé ne seraient plus en capacité de sécuriser l'alimentation de pays « du Sud » moins bien pourvus(5). La France et ses voisins bénéficient cependant (encore ?) d'un climat tempéré avec une pluviométrie régulière assez bien répartie dans l'année et de sols globalement peu exposés à l'érosion sur lesquels la pratique du labour est toujours vivace (Délos et Gasquez, 2014) . Cette particularité peut expliquer partiellement le succès du projet qui encourage la remise en cause du recours à la chimie de synthèse pour contrôler les mauvaises herbes des cultures par opposition aux pays dont les conditions environnementales sont moins favorables.

(1) La cause la plus communément admise met en avant la bactérie Yersinia pestis transmise par les puces des rats.(2) L'autosuffisance n'est pas l'auto-approvisionnement, solde export/import. L'autosuffisance pour la consommation humaine suppose un solde nettement positif de la production, supérieure aux besoins pour tenir compte des lots impropres à la consommation humaine. En 1960, un auto-approvisionnement de 110 % en blé et en céréales restait insuffisant pour atteindre l'autosuffisance vraie.(3) L'Union nationale interprofessionnelle des plantes riches en protéines (Unip) a été créée en 1976, et l'Organisation nationale interprofessionnelle des graines et fruits oléagineux (Onidol) en 1978.(4) Celles de la PAC de 1992 étaient destinées à réduire le volume global produit. Elles ont pris fin avec la crise frumentaire à la suite de la mauvaise récolte de 2007, et l'envolée des cours du grain et des émeutes de la faim en Afrique.(5) La concurrence avec l'agriculture des pays du Sud, réalité des années 1990-2005, n'est plus d'actualité depuis 2007 avec des cours du grain en tendance plus élevés et la possibilité de basculer une partie de la production vers une chimie biosourcée, dont les biocarburants.

RÉSUMÉ

CONTEXTE - L'ensemble des historiens s'accorde sur le fait que l'agriculture est née à la suite de la domestication de plantes sauvages plus « utiles » que d'autres. C'est ce qui a permis l'émergence des premières sociétés telles que nous les connaissons. Pendant 10 000 ans, les efforts ont visé, souvent par le travail du sol, à neutraliser les plantes autres que celles destinées à être récoltées (les bonnes herbes), indésirables que l'on nomme adventices et considérées comme mauvaises (herbes). Ce contrôle était vital alors que la survie ordinaire de la famille ou de la communauté dépendait directement de l'importance de la récolte. Cet article propose une revue rapide de l'évolution des systèmes agraires au cours des âges dont tout ou partie de la finalité a visé leur neutralisation.

HISTOIRE DU DÉSHERBAGE - L'évolution de nos sociétés apparaît comme une succession d'accroissements et de diminutions de la population. Lorsque l'espace vierge disponible à défricher (abattis-brûlis) pour semer s'est réduit et qu'il a fallu utiliser le même sol, la lutte contre les plantes indésirables s'est imposée, au tout début, à la main, avec des outils en bois peu durables ou en pierre, peu maniables. La découverte du fer, la diffusion de la houe et de l'araire ont facilité la mise en place de la jachère biennale. L'agriculture a pu se développer au-delà de l'an 1000, en particulier dans des terres plus lourdes, grâce à la charrue à soc en fer permettant la jachère triennale, puis après 1500, avec la diffusion des légumineuses fourragères remplaçant la jachère. Malgré cette évolution des systèmes agraires, les populations souffraient de famine, toujours en cas de guerres mais le plus souvent à la suite de mauvaises récoltes, ces disettes servant de terrain aux épidémies. Le dernier saut technologique s'est fait à l'orée du XXe siècle avec l'observation de l'effet herbicide du sulfate de cuivre. La gestion par les herbicides sélectifs venait de voir le jour.

MOTS-CLÉS - Désherbage, évolution, travail du sol, jachère, herbicides.

1 - Deux façons de sarcler les blés à la main au XVIIIe siècle

Duhamel du Monceau, au milieu du XVIIIe siècle, décrivait deux façons de sarcler à la main les blés : « Des femmes de front avec un sarcloir (échardonnette) coupent les herbes apparentes (celles qui dépassent comme chardons, nielles, papaver, bleuet, moutarde, nigelle...). Si les plantes sont encore jeunes, les sarcleuses ne les voient pas et il faut répéter l'opération. En revanche, on peut aussi couper le blé, les plantes menues restent dans le champ, enfin les chardons poussent de leurs racines deux, trois ou quatre tiges au lieu d'une. » Une autre manière consistait à arracher les mauvaises herbes, mais l'auteur considérait que cela pouvait être très coûteux, « il peut falloir jusqu'à vingt personnes pour sarcler un hectare en un jour » et était omis par beaucoup de fermiers. Il ajoutait que « dans les pays de vignoble, les femmes qui ont des vaches à nourrir ne demandent pas mieux que d'arracher les mauvaises herbes. Mais elles arrachent aussi du blé et y font un tort considérable surtout quand la terre est humide en foulant les blés avec leurs pieds et en traînant les sacs qu'elles emplissent d'herbes ». (Duhamel du Monceau, 1762).

2 - La coadaptation des sociétés et des systèmes agraires au fil des siècles

En 1998, Mazoyer et Roudart ont décrit la co-adaptation des sociétés et des systèmes agraires au fil des siècles et la gestion des crises découlant d'une dérive des systèmes, comme dans les cités grecques et particulièrement Athènes. L'exemple classique est fourni par l'évolution de l'empire romain, où, pour des raisons économiques, dans les campagnes romaines, les agriculteurs avaient systématiquement été poussés à se concentrer sur des productions locales de qualité de vigne et des oliviers (proches de nos appellations d'origine protégée - AOP), entraînant le recul systématique de la céréaliculture, base de l'alimentation des populations.

Parallèlement, dans la proximité des agglomérations en extension, les hortus s'étaient fortement développés pour livrer une diversité croissante de légumes, fines herbes, plantes médicinales et même fleurs coupées aux citadins (ce qui existe toujours chez nous). Vers la fin de l'empire, la quasi-totalité des céréales était, de ce fait, importée de régions conquises de plus en plus diverses et éloignées. La multiplication de difficultés d'approvisionnement liées à la chute de la domination de ces régions entraîna des problèmes économiques et sociaux qui devinrent insolubles. Des périodes de famines, des épidémies souvent consécutives(1), s'ensuivirent, d'un niveau rarement connu auparavant ; famines potentiellement liées aussi à la fin d'un optimum climatique. Aujourd'hui, des historiens (Harper, 2017) soulignent cette dépendance et la désagrégation de la société romaine lorsque le grain est venu à manquer.

(1) Pathologies favorisées par la dénutrition comme la peste au Moyen Âge. Plus près de nous, entre 1941 et 1945, aucune épidémie de grande ampleur n'a été enregistrée, mais la sous-alimentation a, par exemple, favorisé la recrudescence des maladies infectieuses, en particulier la tuberculose dans ses formes les plus évolutives et la diphtérie (Bueltzingsloewen (von), 2005). Rien de comparable, toutefois, avec la grippe espagnole de 1918-1919, première grande pandémie des temps modernes, dont les millions de morts ont aussi été augmentés par les restrictions alimentaires à la fin de la première guerre mondiale, y compris dans des pays non belligérants (Bueltzingsloewen (von), 2005 ; Bondallaz P, 2016). L'épidémie de Covid-19 actuelle, aux conséquences atténuées (grâce à l'efficacité des systèmes de soin), inférieure aux épidémies de grippe de 1957 et 1968, n'a rien à voir avec la grippe espagnole et les épidémies antérieures en Europe en termes de conséquences.

POUR EN SAVOIR PLUS

CONTACTS : jacques.gasquez@laposte.net

michel.dron@ips2.universite-paris-saclay.fr

marc.delos@agriculture.gouv.fr

LIEN UTILE : https://www.academie-agriculture.fr/

BIBLIOGRAPHIE : la bibliographie de cet article est disponible auprès de ses auteurs (contacts ci-dessus).

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