Connue sous les noms divers de bézard, jatte, jotte, joute, moutardon, rousse, russe, ruche, sauve, sené, seuvre, sénevé, sanve... la moutarde sauvage va retenir l'attention d'un agriculteur d'un petit village en périphérie de Reims, Murigny, aujourd'hui un quartier de la ville des sacres.
Une solution de sulfate de cuivre à 6 %
Louis Bonnet n'est pas le seul à se plaindre des sanves, il rapporte la conversation de Mathieu à son petit-fils, Sylvain : « Mathieu avait les plus belles cultures du canton ; jamais on n'y voyait de moutarde sauvage. Souvent il nous disait dans sa grande sagesse : "De trois choses Dieu nous garde : d'une avoine qui s'emmoutarde, d'un valet qui se regarde, d'une femme qui se farde". » Louis Bonnet remarque que si les avoines de Sylvain s'emmoutardent plus que celles de son grand-père, ce n'est pas qu'il est moins bon cultivateur, mais que, comme beaucoup d'autres, il conduit une exploitation très grande avec un personnel restreint, « il ne peut arriver à temps à donner à ses terres toutes les façons utiles ; il s'ensuit que la moutarde accomplit aisément son oeuvre de destruction ».
En 1896, L. Bonnet qui est à la fois viticulteur et cultivateur, fait une observation qui peut paraître anodine, mais dont les retombées sont aujourd'hui mondiales. Il constate plusieurs années de suite qu'en sulfatant ses vignes contre le « mildew », les sanves et les ravenelles « dont la levée considérable dans certaines cultures [...] cause parfois de grands dommages » se dessèchent : « Il se trouvait çà et là dans les vignes quelques moutardes sauvages, la vie de celles-ci était fortement menacée par le contact des bouillies que l'on emploie d'ordinaire pour le sulfatage. »
Souhaitant détruire les sanves dans ses champs d'avoine, l'agriculteur expérimente différentes doses et finit par obtenir de bons résultats avec une solution de sulfate de cuivre à 6 %. À la suite de ses expérimentations, Louis Bonnet fait une communication au comice agricole de Reims : « Je fis l'application de cette solution à 6 % sur toute la surface et, au bout de trois jours, mon avoine débarrassée de l'ivraie se développa rapidement, ce qui me permit de faire une récolte satisfaisante. » L'idée du désherbage chimique des cultures était née. On sait aujourd'hui l'importance de cette technique dans le monde entier où le chiffre d'affaires du désherbage à l'aide de produits de synthèse dépasse les 20 milliards d'euros. Louis Bonnet va aussi se demander s'il existe d'autres matières susceptibles de jouer le même rôle que le sulfate de cuivre. Il va expérimenter le sulfate de fer et l'acide sulfurique. Il retient l'intérêt du premier et écarte le second.
Malgré cette opinion peu encourageante, Edmond Rabaté, alors professeur départemental d'agriculture, développera l'usage de l'acide sulfurique. Il faudra attendre 1906 pour que soient précisées les doses et les époques d'emploi. À la suite de ses travaux, il obtient des résultats qu'il qualifie d'inespérés. Sa recommandation consiste à verser 10 litres d'acide sulfurique dans 90 litres d'eau (solutions à 10 %). C'est environ 1 200 litres de cette bouillie, soit 120 l d'acide sulfurique par hectare qui sont nécessaires pour désherber les céréales. Certaines régions comme la Beauce vont forcer la dose et aller jusqu'à 144 litres d'acide !
200 000 tonnes d'acidesulfurique par an
Louis Bonnet avait souligné « les dangers qu'il offre pour le personnel qui le manipule ». Aussi, E. Rabaté propose des mesures de précaution (qui feraient frémir de nos jours !) : « L'acide est dangereux, mais les solutions à 10 % n'attaquent que lentement les mains. Pourtant la douleur devient vive sur les plaies et les gerçures. Quand on doit poursuivre le travail pendant plusieurs jours, on peut se graisser les mains ou se servir de gants en caoutchouc » ; ou encore « pour plus de sécurité, les yeux sont protégés par des lunettes, mais cette précaution est rarement nécessaire ».
Mais il rappelle aussi la nécessité du désherbage : « Avec un appareil à grand travail, il est possible de sulfater un hectare en deux heures, avec deux hommes et un cheval. Dans l'ensemble, pour l'acide, la main-d'oeuvre, l'amortissement du matériel, la dépense par hectare s'élève à peu près à la valeur d'un quintal de grain, alors que l'excédent moyen de récolte est de trois à quatre quintaux. »
Entre les deux guerres, cette utilisation d'acide va être généralisée sur les céréales françaises. Ces cultures recevront chaque année environ 200 000 tonnes d'acide sulfurique ! Parallèlement, le machinisme agricole va développer des appareils de pulvérisation adaptés. Les paysans, qui à l'époque n'ont pas de meilleures solutions pour éviter les pertes liées aux mauvaises herbes sur leurs blés, orges, avoines et seigles, vont massivement utiliser cette technique.
La pénibilité du désherbage dans ces conditions de travail sont décrites dans la chanson du blé de J. Engelhard en 1937 : « Puis leur pulvérisation, au pas lourd d'un cheval haletant, projette en une pluie fine le liquide corrosif délicatement comme s'il s'agissait d'un parfum... Les hommes peinent à ce martyre. L'acide ronge les mains de profondes crevasses, brûle les yeux, fait virer au rouge les vieux vêtements bleus qui tombent en lambeaux. Le cuir des chaussures lui-même ne résiste pas à cette morsure. Et sur la croupe des chevaux, on étend de vieux sacs, comme des carapaçons de fer afin qu'ils soient protégés. On dirait un tournoi de chevaliers maudits... »