Le premier Livre des Rois évoque les fléaux : « Lorsqu'il y aura la famine dans le pays, lorsqu'il y aura la peste, la rouille et la nielle du blé, les sauterelles et les criquets [...] ». Parmi ceux-ci, la rouille figure en bonne place. Plus justement, il faudrait parler des rouilles qui parasitent les céréales : rouille brune, rouille jaune, rouille noire. Cette dernière atteint le blé, le seigle et l'avoine, recouvrant les tiges et les feuilles d'une pulvérulence noire. Son attaque était synonyme de mauvaise récolte et de disette. Les céréales dépérissent, les grains ne se remplissent pas et en général une parcelle atteinte ne mérite pas d'être moissonnée.
Paysans contre confituriers
Comment cette maladie infectait-elle les champs ? Cette question s'est posée pendant longtemps et, curieusement, ce ne sont pas les savants qui ont apporté la réponse, mais des paysans de la région de Rouen, premiers explorateurs d'une science qui n'existait encore pas : la phytopathologie. Au XVIIe siècle, les céréales s'étendaient à l'ouest de Paris jusqu'en Normandie. Cette concentration de cultures constituait le terrain idéal pour la propagation d'épidémies de rouille, que nul ne savait expliquer, pas même les doctes professeurs de la Sorbonne venus constater les dégâts. En 1658, un paysan s'avisa que la rouille n'était pas uniformément répartie, et qu'elle apparaissait par taches. Celles-ci étaient toujours proches d'arbustes de vinettier ou épine-vinette (Berberis vulgaris). Il en conclut que ces arbrisseaux secoués par le vent, ou le diable, répandaient la rouille autour d'eux. Ce constat fut rapidement partagé par ses voisins et l'affaire fut rondement entendue : l'épine-vinette et les céréales ne faisaient pas bon ménage ! Cela donna naissance au dicton de nos campagnes : « Épine-vinette rend la huche nette ».
Forts de cette certitude, les paysans adressèrent une requête au parlement de Rouen demandant la destruction des vinettiers. C'était sans compter sur les confituriers qui utilisaient les petites baies rouges de cet arbuste pour en faire une confiture très appréciée et dont on vantait les mérites. De plus, les pharmaciens, à partir des racines d'épine-vinette, faisaient un remède réputé contre les maux les plus divers. Encore de nos jours, la berberine, alcaloïde produit par différentes plantes dont les Berberis, fait partie des compléments alimentaires utilisés principalement pour réguler la glycémie et la cholestérolémie, bien qu'aucune allégation de santé ne soit autorisée au niveau européen. La destruction des épines-vinettes demandée par les paysans allait donc à l'encontre des intérêts des confituriers et des apothicaires. Cette dispute fut tranchée par le cardinal Mazarin qui prit le parti des paysans et, en 1660, les épines-vinettes furent arrachées et brûlées.
Le cycle de la rouille noire
La rouille régressa au fur et à mesure que l'épine-vinette disparaissait, confirmant le lien entre cet arbuste et ce fléau des blés. Les régions les unes après les autres décrétèrent la guerre aux berbéris. En 1806, dans la principauté de Schaumbourg-Lippe, le conseiller Windt, équipé d'un microscope, observa que les boules de rouille correspondaient à un champignon ! Il confirma à son tour qu'un blé semé près d'une haie d'épine-vinette était envahi de rouille, au contraire du blé éloigné de cet arbuste qui en était indemne. Le prince de Schaumbourg-Lippe décida l'extermination des vinettiers, délivrant cette petite principauté de la rouille noire. Malgré ces observations, quels étaient les liens entre un champignon microscopique, l'épine-vinette et la rouille noire du blé ?
En 1813, Peter Schöler, un instituteur du Jutland, au Danemark, va trouver sur les feuilles de berbéris des petites excroissances produisant une pulvérulence jaune. Toutes les tiges de seigle saines enduites avec cette poussière jaune étaient ensuite infectées de rouille. P. Schöler fut alors convaincu du lien entre ces pustules sur les feuilles d'épine-vinette et les attaques de rouille noire. Las, en pleine guerres napoléoniennes, personne ne se soucia de ces expérimentations.
En 1853, Anton de Bary, dont on connaît l'importance dans la démonstration du rôle des champignons comme cause des maladies des plantes, refusa d'admettre la contamination des céréales par les spores formées sur l'épine-vinette, au motif que « les deux fructifications sont aussi différentes l'une de l'autre que le ciel et la terre ». Finalement, il faudra attendre les années 1860, pour que ce père de la phytopathologie publie le cycle de la rouille noire et la preuve décisive du passage de Puccinia graminis entre l'épine-vinette et les céréales, et vice versa, mettant ainsi fin à 150 années d'incertitudes. Pierre Joigneaux le résume dans Le Livre de la ferme et des maisons de campagnes, en 1863 : « C'est le professeur de Bary de Fribourg, qui le premier a déclaré pouvoir démontrer scientifiquement que, dans certaines circonstances la rouille de l'épine-vinette peut être transportée sur les céréales. Ainsi donc, on a raison de ne pas cultiver celles-ci dans le voisinage de l'arbuste en question. »
L'explication du rôle de l'épine-vinette, complétée par un effort de sélection variétale, fera dire à Henri de Vilmorin : « Espérer faire disparaître la rouille serait chimérique. Il faut donc vivre avec elle [...], c'est plutôt dans la résistance organique des variétés cultivées que dans des moyens préventifs ou curatifs qu'il faut mettre sa confiance. »
Grâce aux progrès apportés par la sélection variétale et les fongicides disponibles, la rouille noire n'est plus une préoccupation des céréaliers, et l'épine-vinette est très rare dans les plaines. Mais l'histoire n'est jamais complètement écrite et la vigilance reste de mise. Que se passerait-il si une souche virulente contournait les gènes de résistance actuellement utilisés ?