Fig. 1 : Évolution des effectifs moyens adultes d'Oulema gr. melanopus femelles, O. duftschmidi mâles et O. melanopus mâles (capturés par semaine par tente Malaise) selon les sites durant les trois années d'études (2009, 2010, 2011 pour Boigneville [Essonne] et Erceville [Loiret] ; 2009 et 2010 pour Maisse [Essonne]) au printemps Les suivis d'automne n'ont été réalisés qu'en 2009 sur l'ensemble des sites (N = 3 413 individus.) Les ronds correspondent à des relevés isolés (relevés manquants une semaine avant et une semaine après).
Fig. 2 : Distributions géographiques d'Oulema duftschmidi et Oulema melanopus Source : J. Leroy (Logiciel QGIS version 2.18.12, fond cartographique : BD Admin Express Version 1.1. IGN 2018).
Fig. 3 : Habitus(1) de Oulema melanopus (A), et vue latérale des genitalia mâles (flagelle sorti) (B) A . O. melanopus, taille = 5 mm. Photo : J.-D. Chapelin-Viscardi B. A droite, O. duftschmidi ; à gauche, O. melanopus. D'après Bukejs et Ferenca (2010).
Fig. 4 : Localisation des 36 situations sélectionnées, en fonction de l'occupation des sols en régions Centre - Val de Loire et Île-de-France La limite entre les deux régions est matérialisée par la ligne noire. Source : J. Leroy (Logiciel QGIS version 2.18.12 (QGIS D.T 2016) ; couche géographique Corine Land Cover France métropolitaine 2012 -UE-SOeS 2012).
Oulema melanopus et Oulema duftschmidi sont deux espèces considérées comme potentiellement nuisibles aux cultures céréalières en France. Il est donc essentiel de développer les connaissances sur ce complexe d'espèces afin de mieux cerner leurs exigences et les facteurs qui influencent leurs distributions. Cet article fait la synthèse de six années d'études sur le sujet.
Deux espèces jumelles, ravageurs des céréales
Oulema melanopus (L., 1758) (photo 1) et Oulema duftschmidi (Redtenbacher, 1874) sont des coléoptères de la famille des Chrysomelidae qui se développent sur diverses graminées cultivées (avoine, orge, blé ou maïs) et/ou spontanées. Ces deux espèces sont dites jumelles(1) tant elles sont proches d'un point de vue morphologique. Leur identification nécessite l'analyse des pièces génitales. L'existence du complexe en France a été révélée par N. Berti en 1989 qui signalait la présence de spécimens d'O. duftschmidi confondus avec des O. melanopus dans les collections du Muséum national d'histoire naturelle (MNHN, Paris). Dans cette étude, de nombreux spécimens du complexe avaient été disséqués et comparés, ce qui avait permis l'apport de premières informations chorologiques. Différentes études réalisées ces dernières années ont permis de préciser les distributions des deux espèces en France, de confirmer la validité spécifique des deux Oulema et d'apporter des éléments de compréhension quant à leurs exigences bioécologiques(1).
Suivi dans les plaines céréalières françaises
L'étude réalisée par N. Berti en 1989 concluait que les deux espèces étaient largement distribuées en France. Dans le Bassin parisien, ce complexe d'espèces est omniprésent. Il se retrouve notamment dans les départements du Loiret et de l'Essonne, mais la manière dont les deux espèces se répartissent spatialement et temporellement reste inconnue.
Une première étude publiée en 2015 a eu pour but d'étudier la distribution locale et l'évolution de ce complexe d'espèces dans les plaines céréalières françaises via la réalisation d'une vaste campagne de piégeage d'interception sur des parcelles agricoles de Beauce (Loiret), du Gâtinais (Essonne) et du Santerre (Somme).
Ces suivis ont permis de montrer que, contre toute attente, O. duftschmidi est l'espèce la plus commune des deux dans le Santerre, en Beauce et dans le Gâtinais. Ces relevés ont également mis en évidence que les adultes des deux espèces ont une activité de vol synchrone, ce qui suggère un développement larvaire lui aussi synchrone (Figure 1).
Révision de la distribution des deux espèces
Il nous a semblé important, dans le cadre d'une nouvelle étude, de revoir la distribution des deux espèces à l'échelle du territoire français, sur un ensemble plus vaste de relevés. Pour ce faire, diverses collections publiques et privées ont été consultées et examinées :
- la collection générale du Muséum d'histoire naturelle de Paris (MNHN) ;
- la collection générale du Laboratoire d'Éco-entomologie (LEE, Orléans), la collection J. Latouche et la collection M. Billaud (toutes conservées au LEE) ;
- les collections du Muséum d'Orléans pour la biodiversité et l'environnement (Mobe) : École normale d'Orléans, R. Barret, J. Gazut, A. Horellou, R. L'Hoste, J. Lesimple, F. Taupin ;
- la collection du Service régional de protection des plantes, appartenant à la Société pour le Muséum d'Orléans et les sciences (So.MOS) ;
- les collections privées de nombreux entomologistes français.
Il en ressort l'édition de cartes de distribution des deux espèces jumelles actualisées. L'absence de données pour certains départements ne signifie pas que les deux espèces n'y sont pas présentes, mais que les données manquent dans ces départements.
En étudiant les situations de collectes, on s'aperçoit qu'à partir d'un prélèvement supérieur à quatre mâles dans un milieu donné, les deux espèces sont trouvées ensemble dans plus de 90 % des cas. Ces résultats indiquent alors que les deux espèces se trouvent fréquemment ensemble dans les mêmes milieux. O. melanopus et O. duftschmidi sont donc des espèces jumelles sympatriques et également syntopiques (Figure 2A et B p. 36). Au regard de ces éléments, il semble donc important de s'assurer de la validité spécifique des deux Oulema et d'apporter des éléments de compréhension quant aux exigences bioécologiques des deux espèces.
Distinction par le barcode(1) des criocères des céréales
L'analyse d'un grand nombre de données lors des études précédentes indique que les deux espèces se trouvent quasiment systématiquement ensemble dans un même habitat (dans neuf cas sur dix). De plus, leur identification nécessite l'analyse systématique des pièces génitales, mais seuls les mâles peuvent ainsi être identifiés par cette méthode (Figure 3A et B). Pour mieux comprendre ce complexe, il est donc indispensable de s'assurer de la validité spécifique de ces deux Oulema et de pouvoir reconnaître de manière fiable et en série ces espèces à tous leurs stades de développement et qu'importe leur sexe. Pour ce faire, la méthode de séparation des espèces par l'outil moléculaire a été utilisée.
Le séquençage d'un fragment du gène mitochondrial codant pour la première sous-unité de la cytochrome c oxydase I (COI) a permis de confirmer la séparation génétique de ces deux espèces en France métropolitaine (hors zone méditerranéenne) et de séparer clairement les mâles, les femelles et les larves (photo 2) de ce complexe d'espèces. La méthode permet de mieux cerner les populations dans les plaines céréalières françaises, constituant ainsi une solution technique d'intérêt pour connaître l'identité des espèces présentes dans les cultures dès l'état larvaire, et faire le lien entre les dégâts observés et la ou les espèces incriminées. Cette méthode est robuste, fonctionne sur tous les stades et les erreurs sont rares.
Si elle peut être employée dans le contexte agronomique français, son extension à d'autres systèmes de cultures devra être confirmée. Il est toutefois probable qu'elle fonctionne dans une grande partie de l'Europe tempérée. Nous savons en revanche qu'elle atteint ses limites dans la péninsule ibérique et en Italie, et sans doute dans d'autres régions du Bassin méditerranéen.
La réalisation d'études bioécologiques pourrait permettre de mieux cerner les exigences de ces espèces et les facteurs qui influencent leur distribution, et de comprendre quelles sont les barrières reproductives qui permettent à deux espèces aussi proches qu'O. melanopus et O. duftschmidi de se maintenir en syntopie(1) et en sympatrie(1).
Affinités écologiques des deux espèces jumelles
Au regard des éléments développés lors des études précédentes, il semblait indispensable d'initier une approche bioécologique afin de mieux cerner les exigences de ces deux espèces jumelles et les facteurs qui influencent leur distribution dans les milieux.
Dans le cadre de cette étude, 36 localités des régions Centre-Val de Loire et Île-de-France ont été échantillonnées (Figure 4 page suivante). Elles présentent des contextes paysagers différents (agricoles, forestiers, urbains, etc.). Dans chaque localité, plus de dix mâles ont été collectés à un endroit donné et au cours d'une même période (entre début janvier et le 15 août) pour une année précise.
L'analyse de plusieurs facteurs environnementaux a permis de mettre en évidence le rôle important joué par la composition du paysage sur ces criocères. En effet, O. melanopus s'avère être dominant dans les milieux fermés boisés tandis qu'O. duftschmidi domine dans les paysages agricoles semi-ouverts et ouverts. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer ces observations. En effet, les deux espèces pourraient présenter des affinités alimentaires différentes (l'une préférant les graminées cultivées et l'autre les graminées spontanées aux abords des cultures) ou nécessiter des conditions d'hygrométrie différentes (milieux boisés plus frais et humides) pour leur développement et celui de certaines plantes-hôtes. Un effet des cultures pourrait également être envisagé (O. duftschmidi pourrait être mieux adapté au milieu agricole et ses pratiques « perturbatrices » telles que le déchaumage, le labour d'automne ou les traitements insecticides).
Perspectives
À l'avenir, la réalisation de nouvelles études bioécologiques pourrait permettre, via l'utilisation de l'outil moléculaire notamment, de connaître l'identité des espèces présentes en champs dès l'état larvaire et ainsi faire le lien entre les dégâts observés et la ou les espèces incriminées. Il est également important de mieux comprendre l'effet du paysage sur l'évolution des deux espèces jumelles. Une étude des plantes-hôtes nécessaires au développement des larves pourrait également être entreprise, afin de tenter d'établir s'il existe des différences notables de régime alimentaire entre les espèces et apporter ainsi des éléments de compréhension quant à leur capacité respective à se développer aux dépens des céréales cultivées.
(1) Voir définition dans l'Encadré 2 en fin d'article.
RÉSUMÉ
CONTEXTE - Les espèces jumelles de criocères des céréales, Oulema melanopus et Oulema duftschmidi (Coleoptera, Chrysomelidae), sont considérées comme potentiellement nuisibles aux cultures céréalières (avoine, orge, blé, maïs) en France.
ÉTUDE - Cet article fait la synthèse des travaux qui ont été réalisés sur la sujet par les auteurs au cours des six dernières années.
RÉSULTATS - Les travaux ont permis de préciser la distribution des deux espèces jumelles, de montrer qu'à l'échelle de la France les deux espèces sont sympatriques et syntopiques, de confirmer la séparation génétique des deux espèces et de mettre en évidence le rôle important joué par la composition du paysage sur ces criocères.
MOTS CLÉS. - Criocères des céréales, Oulema melanopus, Oulema duftschmidi, espèces jumelles, sympatrie, syntopie, cultures céréalières, plaines agricoles, milieux boisés, paysages ouverts, Barcode ADN, identification.
1 - Des ravageurs à surveiller
Le groupe Oulema melanopus (avant distinction de l'espèce avec Oulema duftschmidi) est considéré comme un ravageur secondaire en France. De ce fait, il peut potentiellement causer des dégâts, qui sont généralement en dessous du seuil de nuisibilité, sauf dans des situation particulières ou locales. Ces dernières années, des larves de criocères ont été détectées en grande densité dans différents secteurs. Il est reconnu que les phénomènes d'instabilité climatique, de plus en plus fréquents, favorisent les pullulations de ravageurs, et particulièrement les espèces fortement dépendantes du climat comme c'est le cas des criocères.
POUR EN SAVOIR PLUS
CONTACTS :
leroy@laboratoireecoentomologie.com
chapelinviscardi@laboratoireecoentomologie.com
LIEN UTILE : offres de formations (bruches des légumineuses, criocères des céréales, coléoptères ravageurs du colza, etc.) sur www.laboratoireecoentomologie.com/activites/formations-enseignements
BIBLIOGRAPHIE : - Chapelin-Viscardi J.-D. & Maillet-Mezeray J., 2015. Données bio-écologiques sur deux espèces jumelles sympatriques en milieux agricoles : Oulema melanopus (L.) et O. duftschmidi (Redtenbacher) (Coleoptera, Chrysomelidae). Bulletin mensuel de la Société linnéenne de Lyon, n° 84 (1-2), p. 19-30.
- Leroy J. & Chapelin-Viscardi J.-D., 2018. Sympatrie et syntopie de deux espèces jumelles : Oulema melanopus (L., 1758) et Oulema duftschmidi (Redtenbacher, 1874) (Coleoptera Chrysomelidae). L'Entomologiste, n° 74 (3), p. 163-169.
- Leroy J., Chapelin-Viscardi J., Genson G., Haran J., Pierre É. & Streito J., 2020. Distinct barcodes for the Cereal leaf beetles Oulema melanopus and Oulema duftschmidi (Coleoptera: Chrysomelidae), two syntopical sibling species. European Journal of Entomology, n° 117, p. 490-503.
- Leroy J. & Chapelin-Viscardi J.-D., 2021. Affinités écologiques de deux espèces jumelles syntopiques : les criocères des céréales Oulema melanopus et Oulema duftschmidi (Coleoptera Chrysomelidae Criocerinae). L'Entomologiste, n° 77 (4), p. 267-274.
2 - Termes scientifiques
Barcode ADN : technique d'identification moléculaire permettant la caractérisation génétique d'un individu ou d'un échantillon d'individu à partir d'une courte séquence d'ADN, adaptée au groupe étudié.
Chorologie : étude de la répartition géographique des espèces.
Exigences bioécologiques : conditions écologiques et biologiques qui sont nécessaires à une espèce pour son développement.
Espèces jumelles : complexe d'espèces qu'il est difficile, voire impossible de différencier par les seuls critères d'identification morphologiques externes.
Habitus : apparence générale, aspect extérieur.
Sympatrie : coexistence de deux espèces situées dans la même aire géographique.
Syntopie : occupation du même habitat par plusieurs espèces.