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Chronique historique

La danse du zabre

PAR ANDRÉ FOUGEROUX - Phytoma - n°748 - janvier 2021 - page 47

Le zabre, Zabrus tenebrioides (Goeze), appartient à la grande famille des carabes qui compte, en France, 1 030 espèces. La plupart sont essentiellement carnivores mais le zabre est phytophage. En 1919, Jean-Henri Fabre, dans ses récits des insectes nuisibles à l'agriculture, lui consacre un chapitre entier et le décrit comme un potentiel fléau pour les céréales.
 Jeune plante de blé attaquée par des larves de zabre (Les insectes nuisibles aux plantes cultivées, A. Balachowsky et L. Mesnil).

Jeune plante de blé attaquée par des larves de zabre (Les insectes nuisibles aux plantes cultivées, A. Balachowsky et L. Mesnil).

Lorsque les zabres sont nombreux, ils dévastent des étendues de céréales au point que « où l'insecte est passé, le moissonneur ne trouvait plus un épi », d'après Jean-Henri Fabre. De couleur noire luisante, le zabre est trapu et moins vif que les carabes prédateurs ce qui n'est pas gênant puisqu'il n'a pas à courir derrière ses proies comme ses cousins carnivores. Lorsqu'on le croise dans les parcelles de blé le jour, il se tient sous les pierres, les touffes de graminées et les mottes, et la nuit il grimpe sur les chaumes, atteint l'épi, ronge le grain, parfois sectionne la tige pour faire tomber l'épi. Mais les principaux dégâts sont le fait de ses larves qui vivent dans le sol et sortent la nuit pour attraper les feuilles de céréales au moyen de leurs mandibules et les entraîner dans leurs galeries où elles peuvent les « mâchonner » en toute quiétude. Lorsqu'elles pullulent, des plages entières de céréales disparaissent ainsi sous leurs assauts. J.-H. Fabre y fait référence en mentionnant qu'en Belgique, sur 457 hectares de seigle, 114 furent complètement rasés par les zabres. Et d'ajouter en évoquant les pullulations des zabres sur les céréales : « C'est du reste ainsi pour la plupart des insectes : quand ils se mettent à multiplier, leurs légions sont au-dessus de tout dénombrement. Si rien n'y mettait ordre, en quelques années ils envahiraient la Terre entière. »

Bupreste paresseux, zabre bossu

Si cet insecte est connu depuis longtemps, c'est en Italie que le prêtre naturaliste Bonnaventura Corti s'intéresse à ses dégâts. En 1774, Corti entreprend des études et des observations sur les zabres qui infestent les campagnes de l'Émilie-Romagne et affectent l'économie essentiellement agricole de cet État. Dès 1775, il put indiquer les remèdes utilisables et publia en 1777 un document intitulé Moyens pour détruire les vers qui rongent les plants de blé. Ces moyens ont fait l'objet d'une large diffusion par voie de feuillets dans les campagnes. C'est aussi en 1777 que Johann Goeze identifia et nomma le zabre des céréales Zabrus tenebroides. Il fut aussi désigné sous les vocables de bupreste paresseux (Buprestis piger) par Étienne Geoffroy en 1785, ou de zabre bossu (Zabrus gibbus) par Johan Fabricius en 1794. Après avoir été nommé à Modène, B. Corti poursuit ses travaux sur la biologie de cet insecte et publiera, en 1804, une Histoire naturelle de ces insectes qui rongent les plants de blé. Dès le début de ses travaux, pour éviter les ravages du zabre, il recommande de ne pas cultiver céréale après céréale.

En 1813, à la suite d'une invasion considérable de zabre en Allemagne, Ernst Friedrich Germar publie une étude, « Naturgeschichte des Carabus gibbus, eines Saatwustenden insekt(1) », dans laquelle il décrit l'essentiel de la biologie du zabre. Après lui, il faudra attendre un siècle, en 1913, pour s'apercevoir que le cycle de cet insecte ne durait qu'un an au lieu de trois. Cette croyance d'un cycle de trois ans (sans doute calquée sur le cycle des hannetons) se poursuivra encore quelques années puisqu'en 1922 Constant Houlbert, dans son ouvrage sur les coléoptères d'Europe, dit encore : « Comme elle reste à l'état de larve pendant trois ans avant de passer à l'état parfait, on conçoit qu'elle puisse devenir nuisible. » La connaissance complète de la biologie de cet insecte ne sera finalement établie qu'en 1932 par J. Liebermann, qui établit que les zabres adultes ne s'alimentent qu'aux dépens des fleurs et des jeunes grains de blé, d'orge et de seigle, plus rarement d'avoine, et que leur régime est exclusivement phytophage. Des observations de cannibalisme par des zabres maintenus en captivité sans nourriture avaient conduit certains chercheurs à leur attribuer une action prédatrice. Quant aux larves, leurs dégâts ne s'exercent que sur céréales démentant ainsi l'assertion qu'elles puissent aussi être nuisibles aux betteraves à sucre.

Il a donc fallu 150 ans de travaux pour cerner la vie des zabres dont les dégâts se manifestaient sur une aire géographique considérable allant de l'Oural à l'Espagne, en passant par l'Italie du Nord, l'Angleterre et la Suède. En France, ses ravages étaient surtout notés dans l'est du pays.

Des méthodes peu efficaces

Plusieurs méthodes de lutte ont été proposées, sans grande efficacité, comme creuser un fossé autour du champ envahi afin d'éviter la dispersion dans les parcelles voisines. L'apport de kaïnite ou de chaux a aussi été recommandé, sans résultat sur les dégâts, pas plus que l'utilisation de produits arsenicaux. Des tentatives de pulvérisation de nicotine sur les épis pour détruire les adultes ou de nicotine savonneuse sur le sol contre les larves se sont avérées irréalistes. Enfin, il fut recommandé d'utiliser des variétés de céréales à port érigé dans le but de réduire les dégâts des larves, celles-ci atteignant plus difficilement les feuilles. Cette idée ne fit pas long feu, les larves pouvant s'attaquer aux collets ou aux tiges des céréales.

De nos jours, la protection des céréales contre les dégâts larvaires repose sur la prophylaxie à base de rotations qui alternent cultures dicotylédones ou de maïs non sensibles, et graminées fourragères ou céréales à pailles afin de réduire la multiplication de l'insecte, comme le recommandait il y a deux cents ans B. Corti. Le progrès est venu du traitement de semences qui permet des interventions préventives sur les sites régulièrement infestés. Mais en a-t-on pour autant fini avec la danse du zabre ?

(1) Histoire naturelle du Carabus gibbus, un insecte ravageur des grains.

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