Le rapport de l'IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) publié en 2019 dresse un terrible constat : l'effondrement de la biodiversité à l'échelle mondiale. Selon ce rapport, la pollution chimique serait le quatrième facteur de déclin après la dégradation et la perte d'habitats, la surexploitation des ressources et le changement climatique. Quelle est la part des produits phytopharmaceutiques dans ce déclin ? Pour répondre à cette question, les trois ministères en charge de la transition écologique, de l'agriculture et de la recherche ont confié en 2020 à Inrae et l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) le pilotage d'une expertise scientifique collective (ESCo).
Une contamination omniprésente
Des zones agricoles jusqu'au fond des océans
Après deux années d'étude et plus de 4 000 références scientifiques analysées par une cinquantaine d'experts de dix-neuf instituts de recherche, dont l'Inrae et l'Ifremer, le rapport dresse un bilan sans fard : les produits phytopharmaceutiques PPP (substances actives, coformulants, adjuvants) et leurs métabolites contaminent tous les compartiments de l'environnement (eau, sol, air) et sont une des causes majeures du déclin de certaines populations. Les zones agricoles sont les plus concernées par les contaminations. Les herbicides, majoritairement hydrophiles, se retrouvent surtout dans les milieux aqueux, tandis que les insecticides, hydrophobes, se retrouvent davantage dans les sols (Figure 1 page suivante). Les concentrations diminuent selon un continuum terre-mer (exception faite pour le glyphosate et son métabolite - l'AMPA - dont les concentrations sont parfois de l'ordre du microgramme par litre dans certaines zones côtières). Une particularité de cette expertise, comparée à la précédente datant de 2005, est la prise en compte des territoires ultra-marins, même si les données restent insuffisantes, axées sur certaines problématiques : chlordécone aux Antilles (banane), asulame à La Réunion (canne à sucre), paraquat en Polynésie française (avocat, banane). Des substances actives persistantes, interdites depuis plusieurs années, voire décennies, comme le lindane, le DDT ou le benzène, sont retrouvées dans les océans à - 3 000 m de profondeur et dans les zones subpolaires (par exemple aux îles Kerguelen).
Les substances phytopharmaceutiques à l'étude
Le biais du « réverbère »
Une ESCo ne génère pas de nouvelles données, elle analyse l'état de la littérature scientifique. D'où le biais du « réverbère » mis en avant par ses auteurs : les données étudiées focalisent sur certains groupes taxonomiques (par exemple, les oiseaux sont surreprésentés dans les références bibliographiques par rapport aux amphibiens ou aux reptiles), sur certaines matrices (la contamination des eaux continentales a fait l'objet de plus de recherche que celle de l'air ou du sol) ou sur certaines substances actives. Ainsi, les insecticides néonicotinoïdes et les pyréthrinoïdes ont été particulièrement étudiés au cours de la dernière décennie. Une question se pose alors : l'absence d'études publiées sur certaines molécules est-elle liée à leur absence d'impact ou ces dernières n'ont-elles simplement pas fait l'objet de recherches spécifiques ?
La diversité des substances analysées dans le rapport reste limitée au regard de celles qui sont potentiellement présentes (près de 350 substances actives et plus de 2 800 préparations commerciales actuellement autorisées en France).
Les produits de biocontrôle
Les lacunes de l'expertise sont clairement reconnues par les auteurs, comme le manque d'informations sur les substances actives les plus récentes, en particulier les produits de biocontrôle. Si ces derniers s'avèrent globalement moins dangereux pour l'environnement, ils n'ont pourtant pas tous « carte blanche ». Certains, comme le spinosad ou la pyréthrine, peuvent avoir une écotoxicité équivalente ou supérieure à celle de leurs homologues de synthèse. Les produits de biocontrôle sont plutôt moins persistants, mais des exceptions existent : Bacillus thuringiensis ou le spinosad. Par ailleurs, les organismes vivants à la base de certains produits de biocontrôle se multiplient et peuvent coloniser les milieux, voire devenir envahissants. Il est donc nécessaire de bien évaluer les risques encourus.
Produits de synthèse et cuivre
Les produits de synthèse et le cuivre ont fait l'objet du plus grand nombre d'études. Ainsi, la littérature fait état des effets du cuivre sur les micro-organismes, en particulier l'inhibition des processus de dégradation de la matière organique. Dans certains cours d'eau en zone agricole, l'activité microbienne n'est plus capable de dégrader les feuilles mortes. Il s'agit d'un processus écologique important, d'où son utilisation intéressante comme bio-indicateur. En effet, étant donné la biodiversité et l'abondance des micro-organismes, il est très difficile d'observer directement dans le milieu naturel les impacts sur le microbiote.
Des effets directs et indirects sur la biodiversité structurelle
Un déclin des populations
Les produits phyto sont une des causes majeures du déclin des populations d'invertébrés terrestres (en particulier les lépidoptères, hyménoptères, coléoptères), d'oiseaux (granivores, insectivores, rapaces) et de macro-invertébrés aquatiques (larves d'insectes, vers, crustacés). Par exemple, le rapport note une érosion de 40 % de la richesse spécifique des macro-invertébrés et une réduction de 50 % de leur abondance au sein des petits cours d'eau agricoles européens ; des effets chroniques sont avérés à des concentrations inférieures aux seuils de toxicité acceptée. Les chauves-souris et les amphibiens semblent également touchés, mais il est plus difficile de distinguer la part des produits phyto parmi les autres facteurs environnementaux.
Des effets directs aigus et sublétaux
Un point important mis en lumière par le rapport est certainement la complexité des interactions impliquées dans les processus de contamination. Certes, les produits phytopharmaceutiques (PPP) ont des effets directs : après tout, une grande partie d'entre eux sont des « pesticides », ils visent à tuer des organismes vivants. Les mentions de danger sur les étiquettes sont là pour rappeler qu'il ne s'agit pas de produits inoffensifs. Les effets directs, de mieux en mieux caractérisés, ciblent les bioagresseurs, mais ils peuvent toucher des organismes non-cibles comme des oiseaux granivores s'intoxiquant en consommant des semences enrobées (exemple : néonicotinoïdes), ou des auxiliaires tués par des insecticides non sélectifs (exemple : spinosad, pyréthrinoïdes). « De plus en plus d'effets non attendus et sans relation claire avec le mode d'action connu sont mis en évidence, par exemple pour ce qui concerne les systèmes nerveux, immunitaire, endocrinien, ou encore les interactions avec les microbiotes, indique le résumé du rapport. Ces fonctions étant largement partagées dans le monde vivant, les effets des PPP peuvent se manifester sur un large éventail d'espèces. »
Aux effets directs aigus s'ajoutent les effets sublétaux (exposition chronique, transmission intergénérationnelle) : perte d'orientation, fragilisation immunitaire, impact sur le microbiote, manque d'appétit (d'où une perte de poids et une faiblesse généralisée rendant la proie plus vulnérable), retard de migration...
« Ces résultats conduisent à relativiser le degré de sélectivité des produits phytopharmaceutiques, c'est-à-dire leur capacité à n'exercer des effets que sur un spectre étroit d'organismes ciblés. Cette propriété est en effet généralement établie à partir de la sélectivité du mode d'action connu, sans considérer l'absence de sélectivité à la base d'autres effets, non intentionnels. »
Des effets indirects sur les habitats et les ressources alimentaires
Des effets indirects sont également mentionnés : l'altération, voire la perte d'habitats (liée aux herbicides notamment), la diminution des ressources alimentaires (liée aux insecticides et herbicides), les variations de l'intensité de prédation ou des rapports de compétition vis-à-vis de la ressource alimentaire. Il est à noter que d'autres méthodes de lutte conduisant à la destruction des adventices (par ex. désherbage mécanique), des insectes ravageurs, etc. peuvent produire ces mêmes effets. L'impact peut se propager d'un niveau trophique à l'autre : disparition d'une proie entraînant celle de son prédateur, etc. Les herbicides sont particulièrement associés à ces effets indirects, alors que les fongicides semblent avoir surtout des effets directs.
Des effets sur les fonctions et services écosystémiques
Les auteurs ont analysé les impacts sur la biodiversité structurelle (abondance, diversité des espèces) mais également sur la biodiversité fonctionnelle. Douze fonctions écosystémiques ont été identifiées : régulation des échanges gazeux, dissipation des contaminants, résistance aux perturbations, fourniture et maintien de la biodiversité et des interactions biotiques... Les connaissances disponibles permettent de mettre en exergue l'impact de différents produits phyto sur la plupart de ces fonctions. Par exemple, les herbicides modifient les zones végétalisées abritant des invertébrés et des oiseaux. La régulation des cycles de nutriments est perturbée par l'emploi de fongicides (dont le cuivre) et d'insecticides qui agissent respectivement sur les micro-organismes et les macro-invertébrés responsables de la dégradation de la litière végétale dans les cours d'eau. Certains produits augmentent la vulnérabilité des organismes aux autres pressions environnementales (changement climatique, pression des parasites et agents pathogènes, etc.).
La notion de service écosystémique est récente. « Les services écosystémiques sont les avantages socio-économiques retirés par les populations et les sociétés humaines de leur utilisation durable des fonctions écosystémiques. » (Efese, 2016). Seuls quatre services sont richement documentés en ce qui concerne les impacts des produits phytopharmaceutiques :
- la production végétale cultivée, qui bénéficie des apports en produits phyto, contrairement aux trois services suivants ;
- la qualité de l'eau ;
- la régulation des bioagresseurs ;
- la pollinisation.
Même si les études sont encore peu nombreuses, leurs résultats suggèrent que les produits phyto dégradent la capacité des écosystèmes à fournir des services.
Des leviers pour atténuer les effets des PPP
Comment réduire l'impact des produits phyto ? Différents leviers sont mentionnés, le premier étant de réduire les quantités utilisées. Un deuxième levier consiste à agir sur les substances appliquées, par exemple en utilisant des produits de biocontrôle. Cette alternative est prometteuse mais les auteurs soulignent le besoin de recherche pour mieux caractériser la persistance et l'écotoxicité des solutions proposées. De plus, ces produits s'utilisent davantage dans une optique de régulation plutôt que d'élimination. Améliorer les conditions d'application (conditions météo, matériel agricole, formulations) peut permettre d'atténuer les impacts. Les actions à l'échelle de la parcelle constituent un quatrième levier, en particulier la couverture du sol qui peut intercepter 40 à 70 % des produits. Un cinquième levier s'applique à l'échelle du paysage. Les zones-refuges apportent habitat et ressources, elles favorisent la résilience des écosystèmes en permettant la recolonisation des milieux lorsque la pression de pollution diminue. Les zones-tampons (ZTS - zones-tampons sèches, ZTHA - zones-tampons humides artificielles) permettent de réduire les transferts par ruissellement (bandes enherbées...) ou par voie aérienne (haies, zones boisées...), voire leur dégradation (phytoremédiation). Les bassins d'orage peuvent servir de zones de captage des produits et de leur dégradation. En tous les cas, aucun levier ne permet un risque zéro, il est donc nécessaire de combiner différentes méthodes.
Le rôle de la réglementation
La réglementation constitue un important levier d'action pour atténuer les impacts des produits phyto, comme le confirme la diminution au cours des vingt dernières années des concentrations dans l'environnement des substances actives interdites. Dans les Jevi, les produits phytopharmaceutiques conventionnels sont interdits depuis 2017 pour les professionnels (depuis 2019 pour les jardiniers amateurs), sauf exception. Tout en soulignant les exigences de la réglementation européenne (notamment en termes de données à fournir pour l'évaluation des substances et le dispositif de phytopharmacovigilance), le rapport en relève les limites : elle ne prend pas suffisamment en compte la complexité des effets sur la biodiversité et sous-estime l'effet « cocktail » des substances qui se mélangent et se cumulent dans l'environnement, ainsi que leurs éventuels effets indirects et non-cibles. Les auteurs détaillent des voies d'amélioration proposées dans la bibliographie : incorporer les autres acteurs et savoirs (associations, syndicats...), limiter les dérogations, élargir la surveillance en produisant et collectant davantage de données sur les milieux et organismes suivis dans le cadre de la phytopharmacovigilance, proposer une approche plus systémique de l'évaluation (effets sur d'autres espèces, effets multi-stress, effets indirects...), etc.
Comme l'observe Guillaume de Seze, responsable du département « Évaluation scientifique des produits réglementés » de l'Autorité européenne de sécurité des aliments - Efsa, la réglementation européenne fixe un objectif ambitieux de protection des cultures sans atteinte inacceptable à la biodiversité : mais comment mesurer ce qui est inacceptable ou pas ? Transformer cet objectif en règles applicables sur le terrain nécessite de trouver des indicateurs sur lesquels les États membres se mettent d'accord. Une approche simplifiée qui s'oppose à l'approche holistique nécessaire pour appréhender la complexité des impacts sur la biodiversité.
Perspectives
L'amélioration continue des techniques d'échantillonnage (par exemple : échantillonneurs intégratifs passifs EIP), d'analyse (exemple : couplages chromatographie/spectrométrie de masse permettant une analyse « sans a priori » et une gamme plus large de produits recherchés) et de détection permet d'offrir un état des lieux plus détaillé que celui dressé en 2005. Comme on pouvait s'y attendre, l'expertise apporte autant de réponses qu'elle soulève de questions, ou tout au moins de pistes supplémentaires de recherche : mieux évaluer l'impact des produits phytopharmaceutiques sur les organismes marins, améliorer la surveillance des substances les plus récentes (notamment les produits de biocontrôle) mais aussi leurs métabolites, intégrer les effets cocktails et effets indirects et non-cibles dans l'évaluation, renforcer les connaissances sur certains compartiments biologiques peu étudiés (amphibiens, reptiles, microbiote...)...
Cette expertise collective sur l'impact environnemental des produits phyto complète celle présentée en 2021 pilotée par l'Inserm sur les effets des pesticides sur la santé humaine.
Les livrables sont :
- un rapport d'environ 1 000 pages détaillant le contexte et les enjeux, les méthodes et la bibliographie, le cadrage scientifique, des synthèses thématiques, des conclusions et des annexes (glyphosate, néonicotinoïdes, SDHI, perturbateurs endocriniens, chlordécone, cuivre, pollinisation) ;
- une synthèse de 100 pages prochainement en ligne ;
- un résumé de 14 pages.
Si des leviers d'atténuation sont proposés, aucune recommandation n'est formulée pour diminuer l'emploi de ces intrants. Des programmes comme « Cultiver et protéger autrement » ou l'« Alliance européenne pour une agriculture sans pesticides » dont Inrae est pilote sont spécifiquement axés sur cet objectif. Par ailleurs, une autre expertise scientifique collective est attendue à l'automne 2022 sur l'utilisation de la diversité des couverts végétaux pour réguler les bioagresseurs.
RÉSUMÉ
CONTEXTE - Le rapport 2019 IPBES de l'évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques décrit un déclin généralisé de la survie des espèces depuis 1980.
Selon l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), sur les 15 000 espèces recensées en Europe, plus de 1 600 sont menacées. Différentes causes sont avancées, parmi lesquelles la pollution chimique : médicaments humains et vétérinaires, biocides, produits phytopharmaceutiques, etc.
ÉTUDE - Dans le cadre du plan Écophyto 2+, trois ministères ont confié en 2020 à Inrae et l'Ifremer le pilotage d'une expertise scientifique collective (ESCo) et multidisciplinaire sur les impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques, depuis leurs zones d'épandage jusqu'au milieu marin, en France métropolitaine et en outre-mer.
RÉSULTATS - Les conclusions confirment que l'ensemble des milieux terrestres, aquatiques et marins sont contaminés par les produits phytopharmaceutiques, avec des impacts directs et indirects avérés sur les écosystèmes et les populations d'organismes y vivant.
Les concentrations tendent à diminuer pour les substances interdites depuis plusieurs années.
Les travaux soulignent les besoins de recherche complémentaires pour mieux quantifier les impacts des produits phyto sur l'environnement. Ils identifient plusieurs leviers d'atténuation de ces impacts, liés à la réglementation, aux pratiques d'utilisation des produits et à la structure des paysages agricoles.
MOTS-CLÉS - Biodiversité, produits phytopharmaceutiques, services écosystémiques, expertise collective, plan Écophyto 2+, biocontrôle, cuivre, effets non-cibles.
POUR EN SAVOIR PLUS
CONTACT : v.vdril@gfa.fr
LIENS UTILES : Résumé de l'expertise scientifique Inrae-Ifremer 2022 (14 pages) : https://tinyurl.com/bdhc8cwa
Évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques (Efese, 2016) : https://tinyurl.com/45fhrxhs
Rapport Inserm 2021 : https://tinyurl.com/4wbe94sc