Le vignoble libournais, où a été menée une enquête de grande ampleur sur l'évaluation des pratiques phytosanitaires. Photo : GDON du Libournais
Fig. 1 : Évolution des pratiques phytosanitaires de 2010 à 2020 sur le secteur viticole du GDON du Libournais sur la base de l'indicateur de fréquence de traitement (IFT) total hors herbicide, la part de biocontrôle et le pourcentage moyen d'itinéraires avec au moins l'utilisation d'un CMR Les carrés rouges indiquent les valeurs officielles pour la région bordelaise (source Agreste triennale) et les étoiles représentent les années où des changements majeurs dans la composition de la liste des produits de biocontrôle ont eu lieu.
Si les indicateurs mis en place avec le plan Écophyto permettent d'estimer les tendances d'utilisation des produits phytopharmaceutiques, il faut entrer dans le détail pour évaluer les changements de pratiques, comme le montre une enquête réalisée par le Groupement de défense contre les organismes nuisibles (GDON) dans les vignobles du Libournais.
Écophyto, indicateurs et réduction des pesticides
Des indicateurs officiels
Les avancées technologiques de l'après-guerre ont permis d'instaurer une agriculture productiviste reposant en grande partie sur l'agrochimie pour garantir la pérennité des rendements. À partir des années 1990, l'amélioration des connaissances des effets délétères avérés et suspectés des pesticides a entraîné une remise en cause de plus en plus vive du modèle consacré. Fruit du Grenelle de l'environnement, le premier plan Écophyto a été lancé par le ministère de l'Agriculture en 2008. Il poursuivait un objectif de réduction de 50 % de l'utilisation des intrants phytosanitaires agricoles à l'horizon 2018 et instituait les indicateurs officiels permettant son évaluation (l'indicateur de fréquence de traitement (IFT), la quantité de substances actives (QSA) et le nombre de doses unités (Nodu) - voir définitions dans l'encadré). Faute d'atteinte des résultats escomptés, le plan Écophyto a été reconduit et mis à jour dans une version 2 puis une version 2+ qui est en cours (voir « Liens utiles », source réglementaire 1).
Le vignoble en ligne de mire
En France, les quantités de produits phytopharmaceutiques sont majoritairement pulvérisées en grandes cultures car elles représentent la plus grande surface agricole. Cependant, à surface de culture équivalente, leur fréquence d'utilisation est supérieure en arboriculture et en viticulture (Butault, 2011). La viticulture française, plus particulièrement la filière bordelaise, est régulièrement critiquée par les médias de masse quant à son apparente incapacité à réaliser la transition vers un modèle moins dépendant des produits phytopharmaceutiques (Barroux, 2018).
Les sources permettant de juger cet état de fait restent cependant rares et fragmentaires. Les bilans régionaux officiels du ministère de l'Agriculture sont les seuls documents librement consultables rendant compte de l'évolution des pratiques phytosanitaires. Ils sont établis sur de vastes territoires et ne peuvent décrire des variations locales. Ces synthèses sont réalisées en viticulture tous les trois ans et se basent actuellement sur la seule comparaison des années 2010, 2013 et 2016 (Simonovici, 2021). Elles sont donc très fortement influencées par des effets climatiques.
Une enquête dans le Libournais
Entre 2010 et 2020, Le Groupement de défense contre les organismes nuisibles (GDON) du Libournais a réalisé une enquête d'évaluation des pratiques phytosanitaires pour le compte de ses vignerons adhérents. Un panel de 755 calendriers de traitements a ainsi été récolté. La participation volontaire moyenne annuelle était de 69 contributions (min = 50, max = 89) équivalentes à une surface moyenne annuelle de 1 230 ha, soit environ 10 % de la surface réelle du vignoble libournais.
L'étude des calendriers a notamment porté sur le calcul de l'IFT, le recensement des produits de biocontrôle et des mentions CMR selon les méthodes consacrées par le ministère de l'Agriculture (voir encadré, paragraphes 4 et 5) et précisées dans les règles de calcul consultables ci-contre. Elle représente à notre connaissance une des plus vastes enquêtes de ce type tant par sa longévité que par sa représentativité et permet de brosser un portrait rigoureux de l'évolution des pratiques phytosanitaires dans le Libournais au cours de la décennie passée.
Une modification importante dans le choix des produits
Les résultats moyens d'IFT total hors herbicide (HH), incluant (à partir de 2013) la part de produits de biocontrôle sont légèrement inférieurs aux valeurs officielles communiquées par Agreste pour le bassin viticole bordelais (Figure 1 page suivante). La part de biocontrôle augmente, soutenue pour partie par l'évolution de la réglementation en la matière avec l'intégration des produits à base de soufre à compter de 2015 et de phosphonates à compter de 2017. La proportion de viticulteurs ayant recours à des CMR (produits classés cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques) diminue à partir de 2016, se réduisant aux environs de 20 % en 2019 et ce malgré une disponibilité toujours importante des mentions CMR dans le catalogue des produits disponibles à l'achat. Les valeurs d'IFT total HH s'échelonnent entre 10,7 (2011) et 15,9 (2016) pour une moyenne décennale de 14 (+/- 1,92). Il n'y a pas de baisse progressive de l'IFT total HH sur la décennie, mais on constate une forte hausse de l'utilisation de produits de biocontrôle qui le constitue (2 % de l'IFT total HH en 2013 contre 33 % en 2020). L'IFT insecticide (non présenté) varie entre 0,8 (2014, 2017) et 2,5 (2020) pour une moyenne décennale de 1,45 (+/- 0,55). Entre 2016 et 2020, 53 % de l'IFT insecticide (incluant le biocontrôle) est dédié à la lutte contre les vers de la grappe, et 39 % aux traitements obligatoires contre la cicadelle de la flavescence dorée. L'emploi d'insecticides pour d'autres motifs reste très marginal. L'IFT botrytis (non présenté) est divisé par trois sur la décennie, avec une moyenne de 1,3 (+/- 0,1) pour la période 2010-2012 contre 0,46 (+/- 0,3) pour la période 2018-2020.
L'utilisation de produits dotés de mentions CMR est stable sur la période 2011-2015 puis diminue significativement entre 2016 et 2019, avant de marquer une légère remontée en 2020, du fait d'une pression mildiou particulièrement complexe à gérer par rapport à 2019. 77,6 % des itinéraires contenaient au moins une mention CMR sur la période 2011-2015 contre seulement 23,5 % en 2019.
Dans les itinéraires intégrant des mentions CMR, on comptabilisait en 2012 en moyenne 4,7 produits commerciaux CMR différents contre 1,6 en 2020, démontrant la limitation volontaire de ces profils toxicologiques chez la majorité des participants à l'enquête. La substitution des substances jugées les plus préoccupantes au profit de produits de biocontrôle a fait l'objet de nombreuses incitations gouvernementales (contrats CEPP, certification HVE favorisant l'usage de biocontrôle dans le calcul des indicateurs..., voir « Liens utiles », sources réglementaires 2,3 et 4 ). Le succès de cette démarche est attesté de façon conjointe par la baisse des mentions CMR et par l'augmentation du recours au biocontrôle. La part grandissante de l'IFT biocontrôle à partir de 2015 repose essentiellement sur l'intégration des produits à base de soufre et de phosphonates à la liste et ne traduit pas un engouement pour des spécialités nouvellement homologuées.
Un changement de pratiques notable
Une baisse des traitements herbicides
Le nombre d'itinéraires sans utilisation de substance active herbicide augmente de 37 à 69 % entre 2014 et 2020, entraînant une diminution de l'IFT herbicide général de 0,7 à 0,2 en l'espace de cinq ans (2016-2020) pour une moyenne de 0,42 (+/- 0,17) (Figure 2). La baisse de l'IFT herbicide est plus restreinte mais également visible chez les vignerons poursuivant l'utilisation du désherbage chimique et passe de 1 à 0,7 sur la période.
Faisant suite au débat sociétal particulièrement exacerbé sur l'interdiction du glyphosate (Astier, 2020 ; Gabel, 2021), une baisse massive du recours aux herbicides est mise en évidence depuis 2017. Cet usage représente toutefois une composante trop faible de l'IFT total pour l'influencer significativement.
Les vignerons qui poursuivent l'utilisation du glyphosate font face à un nouveau défi réglementaire puisqu'en 2020, la dose moyenne pulvérisée de glyphosate était de 1 134 g/ha chez les utilisateurs alors que la réglementation actuelle acte une restriction via l'autorisation de mise sur le marché (AMM) à 450 g/ha dans la majorité des situations de production (voir « Liens utiles », source réglementaire 5).
Traitements fongicides
Les traitements fongicides constituent entre 84 et 94 % de l'IFT total HH. Les variations annuelles d'IFT total sont fortement liées à celles de l'IFT mildiou, car il constitue la cible majoritaire des traitements et l'IFT oïdium est généralement plus élevé dans les années de forte pression mildiou, les utilisateurs ayant tendance à systématiser le couplage de leur protection entre ces deux maladies (Simonovici, 2021). Dans le Libournais, chaque millésime de faible pression mildiou (2010, 2011, 2017, 2019) se traduit par une baisse significative de l'IFT total. Ce résultat prouve la capacité d'adaptation des vignerons au contexte annuel, mais démontre le conditionnement systématique du résultat IFT à ce pathogène. Le découplage de la gestion oïdium/mildiou reste un point majeur d'amélioration des pratiques et de réduction de l'IFT.
Pour le mildiou, un départ de protection plus tardif n'a pas d'impact significatif sur la durée de la période de couverture et ne se traduit pas par une baisse de l'IFT, venant contredire des résultats obtenus dans d'autres études (Simonovici, 2021 et Mailly et al., 2017) (Tableau 1). Pour l'oïdium, une tendance est observée entre valeur de l'IFT et durée de la période de protection, mais cette dernière reste non significative (Tableau 2 page suivante). La diminution des IFT mildiou/oïdium est probablement à relier à des décisions d'ordre tactique : choix de produits facilement utilisables en deçà de la dose homologuée, adaptation des doses appliquées tout au long de la saison, rallongement des intervalles entre traitements lorsque des périodes sans protection sont possibles.
Ce résultat trouve également son explication dans la faible variabilité constatée des dates de départ de protection, rendant difficile la mise en évidence d'un effet associé.
Conclusion
Substitution des profils toxicologiques les plus inquiétants, suppression quasi totale des antibotrytis, itinéraires sans herbicide quasiment multiplié par deux... Bien que réalisée sur la base d'un panel de participants volontaires, donc potentiellement particulièrement motivés par l'optimisation de leurs travaux, l'enquête démontre une indéniable évolution des pratiques phytosanitaires du groupe en dix ans et pose la question de sa visibilité au travers des indicateurs officiels de suivi du plan Écophyto.
Ainsi, l'IFT total n'a pas diminué sur le territoire d'étude entre 2010 et 2020, car il est tributaire du manque de solutions alternatives disponibles pour lutter contre le mildiou et est peu dépendant des résultats acquis sur les autres thématiques. Il ne tient pas compte de la toxicité des produits utilisés et ne permet pas de rendre compte des progrès accomplis en ce sens.
L'augmentation conjointe du biocontrôle et la baisse des CMR se traduisent concrètement par le remplacement des grandes familles de produits de synthèse contre le mildiou (folpel par exemple) ou contre l'oïdium (famille des IDM contenant notamment les triazoles) par des substances principalement à base de soufre et de cuivre, pulvérisées à des dosages/ha bien supérieurs. Cette pratique, a priori vertueuse, a donc un impact négatif sur les QSA en entraînant leur augmentation. Son effet sur le Nodu reste quant à lui très difficile à déterminer puisque largement dépendant de la valeur des doses unitaires des produits intervenant dans la substitution. Dans cet exemple, l'IFT, la QSA et le Nodu ne permettent pas de représenter l'évolution de pratiques sur la zone et pourraient même mener à des conclusions erronées en l'absence d'étude détaillée du jeu de données.
Il convient donc de conserver un jugement critique vis-à-vis de la capacité des indicateurs du plan Écophyto à traduire l'évolution des pratiques phytosanitaires à l'échelle des filières. Une définition plus précise des objectifs à atteindre et des indicateurs consacrés est à souhaiter pour garantir une évaluation experte et objective.
Dans l'attente, les données disponibles restent soumises à des interprétations différenciées (Magnard, 2021) qui entretiennent la survie d'un débat médiatisé entre promoteurs et détracteurs des résultats acquis en matière de réduction des pesticides agricoles.
RÉSUMÉ
CONTEXTE - Le premier plan Écophyto lancé en 2008 a institué des indicateurs officiels permettant de suivre l'évolution de l'utilisation des produits phytopharmaceutiques (indicateur de fréquence de traitement - IFT, quantité de substances actives - QSA, nombre de doses unités - Nodu). Une version 2+ est aujourd'hui en cours.
ÉTUDE - Une enquête de grande ampleur sur les pratiques phytosanitaires a été menée sur le vignoble du Libournais tout au long de la décennie 2010-2020.
RÉSULTATS - L'enquête révèle une forte baisse de l'utilisation des herbicides et des antibotrytis, et des changements radicaux dans la toxicologie des produits employés. Le mildiou joue un rôle prépondérant dans la valeur de l'indicateur de fréquence de traitement (IFT) annuel mais aucun lien n'est établi entre la valeur de l'IFT mildiou et la date de début de protection contre le pathogène. La faible performance des indicateurs du plan Écophyto à rendre compte des changements identifiés est illustrée, justifiant le besoin de se doter d'une méthode officielle plus détaillée pour évaluer l'évolution des pratiques phytosanitaires dans les filières agricoles.
MOTS-CLÉS - Viticulture bordelaise, pratiques phytosanitaires, enquête, Écophyto, IFT, CMR.
Définitions et règles de calcul des indicateurs
1. L'indicateur de fréquence de traitement (IFT) rend compte du nombre de doses de produits phytopharmaceutiques appliquées par ha au cours d'une campagne culturale
avec utilisation de la dose homologuée par culture et par cible sauf dans le cas des herbicides où la dose de référence par culture a été préférée (source ministère de l'Agriculture), et utilisation de la surface cadastrale administrative de l'itinéraire en tant que surface totale de l'itinéraire.
2. La quantité de substances actives (QSA) correspond à la somme des quantités de substances actives vendues sur un territoire donné, exprimée en kg.
3. Le nombre de dose unité (Nodu) correspond à la somme des rapports entre la QSA de chaque substance active et sa dose unité selon la formule La dose unité est une valeur moyenne calculée pour chaque substance active en fonction de l'ensemble des doses maximales homologuées par culture pondérées par la SAU de chacune d'entre elles.
4. Le biocontrôle est défini comme « le recours à des agents et produits utilisant des mécanismes naturels dans le cadre de la lutte intégrée contre les ennemis des cultures ». Une liste des produits de biocontrôle reconnus au titre des articles L. 253-5 et L. 253-7 du code rural est diffusée et mise à jour tous les mois. Les produits phytosanitaires ont été considérés « de biocontrôle » lorsqu'ils étaient intégrés à cette liste en date de la réalisation de l'enquête annuelle.
5. Les produits phytosanitaires dont le potentiel cancérigène-mutagène-reprotoxique (CMR) est présumé (catégorie 1B) ou suspecté (catégorie 2) selon le règlement CLP ont été enregistrés dans la catégorie « mentions CMR » lorsqu'ils possédaient ces mentions en date de l'enquête annuelle.
POUR EN SAVOIR PLUS
CONTACT : a.verpy@gdon-libournais.fr
LIENS UTILES : Source réglementaire 1 : Plan Écophyto 2+ : ressource gouvernementale, https://agriculture.gouv.fr/le-plan-ecophyto-quest-ce-que-cest
Source réglementaire 2 : Indicateurs de fréquence de traitement phytopharmaceutiques-guide méthodologique-version 3, ministère de l'Agriculture, avril 2018 : https://www.data.gouv.fr/fr/datasets/doses-de-reference-indicateur-de-frequence-de-traitements-phytosanitaires
Source réglementaire 3 : Liste des produits de biocontrôle, note de service DGAL-SDSPV, https://ecophytopic.fr/reglementation/proteger/liste-des-produits-de-biocontrole
Source réglementaire 4 : Bilan sur la mise en oeuvre du dispositif CEPP, DGAL, août 2021 : https://ecophytopic.fr/sites/default/files/2021-09/Bilan%20CEPP%202020.pdf
Source réglementaire 5 : Rapport d'évaluation comparative, cas des produits à base de glyphosate, examen des alternatives en viticulture : https://www.anses.fr/fr/system/files/Rapport-viticulture-glyphosate.pdf
- Barroux R., 2018. « Cash investigation » sur les pesticides met le vignoble bordelais en émoi. Le Monde, article du 28 juillet 2018.
- Butault J.-P., Delame N., Jacquet F., Zardet G., 2011. L'utilisation des pesticides en France : état des lieux et perspectives de réduction. Notes et études socio-économiques-Centre d'études et de prospective, n° 35, p. 11.
- Gabel B., 2021. Les agriculteurs de la FNSEA ne veulent pas se passer de glyphosate. France 3 Bretagne, article du 11 mai 2021.
- Magnard A., 2021. Pesticides : la vaine bataille des chiffres. Plein champ, article du 12 février 2021.
- Mailly F., Hossard L., Barbier J.-M., Thiollet-Scholtus M., Gary C., 2017. Quantifying the impact of crop protection practices on pesticide use in wine-growing systems. European Journal of Agronomy, n° 84, p. 23-34
- Simonovici M., 2021. Hausse des traitements en viticulture entre 2010 et 2016 : une évaluation de l'impact des différentes pratiques culturales. Agreste-les dossiers, n° 1, janvier 2021.
- Simonovici M., Caray J., 2021. Enquêtes de pratiques culturales en viticulture en 2019-IFT et nombre de traitements. Agreste-les dossiers, n° 19, décembre 2021.