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Chronique historique

Quand le Colorado envahit la France !

PAR ANDRÉ FOUGEROUX - Phytoma - n°756 - septembre 2022 - page 51

Depuis 1859, aux États-Unis, la pomme de terre est attaquée par un insecte originaire des Montagnes rocheuses. D'apparence débonnaire, ce beau coléoptère appelé initialement Colorado se révèle être un redoutable ravageur des solanacées cultivées, pomme de terre en tête.
Illustration de l'avis du ministère de l'Agriculture, 1877.  Photo : Académie d'agriculture

Illustration de l'avis du ministère de l'Agriculture, 1877. Photo : Académie d'agriculture

En été 1820, le major S. H. Long est sollicité par le gouvernement américain pour mener une expédition dans les grandes plaines américaines et les Rocheuses. Ce voyage scientifique aux confins ouest des États-Unis permit de collecter de nombreuses plantes, insectes, minéraux et animaux. Dans cette abondante moisson d'échantillons se trouvait une chrysomèle nouvelle inféodée à Solanum rostratum, plante commune des steppes du Missouri et du Kansas.

La note initiale écrite par Thomas Say, parue en 1824 dans le Journal of Academy of Natural Sciences de Philadelphie, le nomme Chrysomela decemlineata. Cet insecte va conserver la désignation decemlineata, elle décrit bien sa robe jaune rayée de dix traits noirs. En revanche le nom de genre fit l'objet de propositions dont Doryphora (porte-épée) qui fut attribué par erreur par Rogers en 1857. En effet, ce genre se caractérise par une épine en avant du mésosternum, dont le Colorado beetle est dépourvu. Finalement, le genre Leptinotarsa est retenu faisant référence à l'état grêle de ses tarses. Par habitude, le nom doryphore est resté pour les francophones et Colorado beetle pour les anglophones.

À la conquête de l'Est !

Sans la conquête de l'Ouest, le doryphore serait resté une curiosité entomologique, vivant en paix sur une solanacée sauvage. Au milieu du XIXe siècle, la colonisation qui s'étend vers l'Ouest, apporte avec elle la pomme de terre qui occupe une place importante dans l'alimentation des immigrants européens. Ce tubercule allait se répandre d'Est en Ouest aux États-Unis jusqu'à trouver l'aire naturelle du doryphore. Comme le précise le Dr J. Feytaud, directeur de la station de zoologie agricole du Sud-Ouest : « Ce qui se passa dès lors est très simple. Il existait précédemment une limite à l'extension du Leptinotarsa decemlineata, c'était celle de sa plante-hôte, le S. rostratum ; si des insectes allaient au-delà, ils ne trouvaient pas à s'alimenter et n'avaient point de descendance. » Dès lors que les pommes de terre furent introduites, le doryphore se jeta sur elles. Profitant du feuillage mis à sa disposition, des hordes de Colorado beetle firent à rebours, de champs en champs, la route des colons.

Sur pomme de terre, son invasion est signalée en1859 au Nebraska. Sa progression vers l'Est est alors irréversible : 1861 dans le Kansas et l'Iowa, 1864 il est largement présent à l'est du Mississipi, 1871 il entre au Canada et en 1874 il arrive sur les rives de l'Atlantique. En une vingtaine d'années le doryphore a envahi une grande partie des États-Unis et du Canada en causant des dommages considérables. En 1876, la grande invasion du doryphore en Amérique est achevée. L'espèce s'est étendue du Colorado à l'Atlantique en un quart de siècle à la vitesse moyenne de propagation de 140 km par an. Déjà Charles Valentine Riley, grand entomologiste américain, avait tiré la sonnette d'alarme au sujet de sa dissémination dans le monde : « Il est fort possible que l'Atlantique ne parvienne pas à l'arrêter [...], une femelle pleine d'oeufs fécondés peut prendre asile à bord d'un navire en partance pour les côtes d'Europe ; elle y trouvera de quoi fonder une colonie qui sèmera bientôt la consternation dans toutes les contrées de l'Est. Que nos voisins d'Europe soient donc sur le qui-vive et préviennent, s'ils le peuvent, une telle catastrophe. »

Malheureusement, arrivé dans les ports d'où partent de nombreux navires, quoi de plus simple pour le Colorado beetle que d'embarquer pour conquérir l'Ancien Monde. Certains tentèrent de minimiser le risque arguant la rigueur des printemps européens, à quoi répondit Riley de « ne pas se laisser endormir par les arguments de ceux qui ne croient pas à l'acclimatation, car ils pourraient apprendre un jour à leurs dépens combien est robuste et vivace la constitution du doryphore ».

Signalements en Europe

Sensibilisés par ces avertissements, dès 1875, les États belges et allemands interdisent l'introduction des pommes de terre d'origine américaines. En France, après avis de la Société centrale d'agriculture, un décret est émis le 27 mars 1875 interdisant les pommes de terre en provenance d'Amérique du Nord ainsi que les fanes, les futailles et autres objets ayant servi à leur emballage. Bientôt des doryphores sont signalés dans divers endroits en Europe. La plupart du temps, il y a confusion entre larves de Colorado et pupes de coccinelles. Toutefois, un premier signalement est confirmé dans le port de Brême en 1876, puis à Liverpool en 1877, mais la première observation en plein champ est à Mulheim, près de Cologne, le 19 juin 1877. Un détachement de pompiers et de pontonniers fut chargé de l'anéantir à grand renfort de sciure et de pétrole enflammés, et de chaux vive. Les services officiels français étendirent le décret d'interdiction aux pommes de terre issues d'Allemagne. Dès septembre 1877, un dossier d'informations est émis par l'inspecteur général de l'agriculture G. Heuzé pour sensibiliser les producteurs et les inciter à alerter les services officiels à la moindre activité du Colorado ! Fin 1878, on attend l'arrivée du redoutable ennemi. On est prêt à le recevoir et à l'anéantir.

Grâce à tous ces efforts, le doryphore ne sera identifié officiellement en France qu'en 1922 à Pian, au nord de Bordeaux, économisant 45 ans de dégâts. De ce foyer, le Colorado a conquis la France puis l'Europe jusqu'à l'Oural, confirmant ainsi les pires craintes de C. V. Riley !

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