Retour

imprimer l'article Imprimer

Gestion des adventices

Quelles preuves au champ des effets de l'allélopathie ?

DELPHINE MOREAU(1), INÈS MAHÉ(1), BRUNO CHAUVEL(1), NATHALIE COLBACH(1), STÉPHANE CORDEAU(1), AURÉLIE GFELLER(2) ET ANTJE REISS(3) (1) Agroécologie, Inrae, Institut Agro, université de Bourgogne, Université Bourgogne-Franche-Comté - Dijon. (2) Herbology - Phytoma - n°761 - février 2021 - page 41

De nombreuses études ont montré des effets de l'allélopathie sur les adventices au laboratoire, mais qu'en est-il au champ ? Les travaux permettent-ils de dissocier les effets de l'allélopathie de ceux de la compétition, principal mécanisme de régulation des adventices ?
Différences d'expression des adventices (ici la moutarde des champs) entre deux variétés de blé (Triticum aestivum L.) semées à la même date et à la même densité (variété 'Nogal' à gauche, et 'Renan' à droite). Les contributions relatives de l'allélopathie et de la compétition restent à déterminer. Photo : L.Prieur - Creab

Différences d'expression des adventices (ici la moutarde des champs) entre deux variétés de blé (Triticum aestivum L.) semées à la même date et à la même densité (variété 'Nogal' à gauche, et 'Renan' à droite). Les contributions relatives de l'allélopathie et de la compétition restent à déterminer. Photo : L.Prieur - Creab

Fig. 1 : La difficulté de dissocier les effets de l'allélopathie de ceux de la compétition      Une proximité des racines des plantes cultivées et adventices est nécessaire pour que des effets allélopathiques soient décelables. Or c'est une telle situation qui favorise la compétition pour les ressources (lumière, eau et/ou minéraux).

Fig. 1 : La difficulté de dissocier les effets de l'allélopathie de ceux de la compétition Une proximité des racines des plantes cultivées et adventices est nécessaire pour que des effets allélopathiques soient décelables. Or c'est une telle situation qui favorise la compétition pour les ressources (lumière, eau et/ou minéraux).

Fig. 2 : Les différentes étapes de sélection des articles scientifiques

Fig. 2 : Les différentes étapes de sélection des articles scientifiques

Fig. 3 : Résultats de l'analyse critique des 25 articles du corpus étudiant les effets de l'allélopathie dans la régulation des adventices au champ A. Les conclusions des auteurs des articlesB. Les conclusions formulées dans notre analyse critique de ces articles      Pour les sept articles qui, d'après l'analyse critique, permettent d'identifier des éléments de preuve, le nom des espèces cultivées étudiées est mentionné.

Fig. 3 : Résultats de l'analyse critique des 25 articles du corpus étudiant les effets de l'allélopathie dans la régulation des adventices au champ A. Les conclusions des auteurs des articlesB. Les conclusions formulées dans notre analyse critique de ces articles Pour les sept articles qui, d'après l'analyse critique, permettent d'identifier des éléments de preuve, le nom des espèces cultivées étudiées est mentionné.

Chez différentes espèces ou variétés cultivées, les racines en croissance peuvent émettre des composés chimiques capables d'altérer la croissance de plantes voisines. Exploiter ces propriétés allélopathiques des cultures apparaît comme un levier intéressant pour la régulation biologique des adventices en parcelles agricoles. Cependant, alors que de nombreuses études montrent des effets allélopathiques en laboratoire, les effets au champ sont difficiles à démontrer. Dans quelle mesure l'allélopathie peut-elle effectivement contribuer à réguler les adventices au champ ?

L'étude de l'allélopathie

Un phénomène étudié depuis plus de 200 ans

L'allélopathie est un phénomène par lequel des plantes, vivantes ou sous forme de résidus, influencent la croissance de plantes voisines via la production de composés chimiques libérés dans l'environnement. Ce phénomène, bien que complexe, est connu de longue date, en particulier par l'exemple du noyer dont les feuilles sécrètent une phytotoxine - la juglone - qui limite de façon importante le développement de plantes herbacées. Étudiée depuis le début du XIXe siècle, l'allélopathie, tout d'abord nommée télétoxie, a suscité de nombreux travaux chez les botanistes et les agronomes qui ont cherché à comprendre et à exploiter ce phénomène.

Exploiter les propriétés allélopathiques des plantes cultivées

Certaines espèces ou variétés cultivées ont la capacité d'affecter la germination, la levée et/ou la croissance de plantes voisines, via l'allélopathie, en libérant des composés chimiques inhibiteurs, soit durant leur cycle de croissance, soit durant la dégradation de leurs résidus (Rice, 1974). Différentes familles de substances chimiques peuvent être impliquées (Regnault-Roger, 2017 ; Binato et al., 2019). Dans le contexte actuel où, d'une part, les adventices peuvent fortement affecter le rendement et la qualité des récoltes et, d'autre part, les préoccupations écologiques, environnementales et de santé publique rendent nécessaire l'identification de stratégies de gestion réduisant le recours aux herbicides, accroître l'effort de sélection variétale pour utiliser ces propriétés allélopathiques des cultures ou des couverts (par exemple utilisés en interculture) pourrait s'avérer particulièrement intéressant. Cela nécessite au préalable de s'assurer que l'allélopathie peut effectivement affecter les adventices au champ (voir photo page précédente).

La difficulté de quantifier les effets de l'allélopathie au champ

Dans le cas de l'allélopathie par les plantes vivantes (objet de cet article), les effets de l'allélopathie par les plantes cultivées ont été démontrés en conditions de laboratoire. En revanche, les éléments de preuve au champ font défaut. En effet, en parcelles agricoles, les plantes cultivées peuvent, durant leur cycle, affecter la croissance des plantes adventices non seulement par allélopathie, mais aussi par compétition pour la lumière, l'eau et/ou les minéraux. Il s'avère que, pour que des effets allélopathiques soient décelables, une proximité (des racines) des plantes cultivées et des adventices est nécessaire, car les substances allélopathiques sont le plus souvent libérées au niveau des racines par exsudation. Une telle situation favorise aussi la compétition pour les ressources (Figure 1). Pour cette raison, les effets spécifiquement dus à l'allélopathie sont complexes à mesurer : ils se confondent avec ceux de la compétition, les deux phénomènes opérant simultanément. On ne sait donc pas aujourd'hui dans quelle mesure l'allélopathie est réellement à l'oeuvre au champ et intervient dans la régulation des adventices. La question de l'intérêt de développer la sélection variétale sur le caractère allélopathique reste entière.

Distinguer allélopathie et compétition

Une option pour isoler les effets dus à l'allélopathie et se prémunir des effets de la compétition est de comparer différentes variétés au sein d'une même espèce (par exemple, différentes variétés de blé tendre d'hiver). Ainsi, si plusieurs variétés sont choisies pour avoir des propriétés allélopathiques différentes (préalablement caractérisées en laboratoire), les effets de l'allélopathie pourront être attestés si deux conditions sont réunies :

- les différences de régulation des adventices observées entre variétés au champ sont corrélées aux différences de propriétés allélopathiques observées en laboratoire ;

- et ceci sans que ces différences de régulation ne soient corrélées avec l'aptitude à la compétition des variétés.

La présente étude a été menée en suivant ce principe : c'est-à-dire en croisant des données relatives aux propriétés allélopathiques et à l'aptitude à la compétition des variétés.

Que nous disent les articles scientifiques publiés sur le sujet ?

Une revue systématique de la littérature

Afin d'objectiver l'existence d'éléments de preuve au champ des effets de l'allélopathie dans la régulation des adventices, nous avons mené une revue systématique de la littérature scientifique internationale (Mahé et al., 2022). Elle a consisté à passer en revue tous les articles scientifiques publiés depuis 1956 sur le sujet, en exploitant une base de données internationale (www.webofscience.com) qui fait référence dans le domaine de la recherche scientifique. Concrètement, nous avons recensé tous les articles scientifiques qui ont étudié les effets de l'allélopathie des plantes cultivées sur les plantes adventices et qui comparaient les effets de différentes variétés au sein d'une espèce cultivée. À noter que nous avons ciblé uniquement les études qui menaient des essais au champ et qui s'intéressaient aux effets allélopathiques de plantes vivantes (nous avons mis de côté les articles traitant des effets allélopathiques des résidus de cultures/couverts morts). La littérature issue des colloques ou des rapports n'a pas été prise en compte. Les différentes étapes de la sélection des articles sont présentées en Figure 2.

Peu d'études sur l'allélopathie sont conduites au champ

Parmi les différents critères de sélection, le plus restrictif a été la limitation de la recherche à des articles incluant des expérimentations au champ (Figure 2, étape D). En effet, ce critère a réduit le nombre d'articles d'environ 80 % : seulement 70 étudiaient l'allélopathie au champ. Ce résultat confirme de manière quantitative qu'une grande majorité des études scientifiques sur les effets allélopathiques sur les adventices sont menées en conditions contrôlées, apportant peu d'information à un sélectionneur ou un agriculteur sur ce qui se passera dans sa parcelle.

Des études au champ négligeant les effets de la compétition

Sur les 45 articles scientifiques répondant à l'ensemble des critères (Figure 2, étape G), une analyse détaillée du dispositif expérimental et des mesures réalisées a mis en évidence que plus d'un tiers ne considéraient pas explicitement la compétition, en plus de l'allélopathie (Figure 2, étape H). Ainsi, en dépit de la nécessité de dissocier les effets de l'allélopathie de ceux de la compétition, l'étude démontre qu'une grande partie des articles scientifiques néglige le mécanisme de compétition.

À noter que trois articles (environ 5 %) ont aussi dû être supprimés de l'étude (Figure 2, étape H) car ils ne fournissaient pas de données sur la pression des adventices dans les expérimentations au champ. In fine, seulement 25 articles scientifiques ont répondu à l'ensemble des critères.

... ou caractérisant insuffisamment les effets de la compétition

Par l'analyse détaillée des conclusions des 25 articles prenant en compte explicitement les effets de la compétition, en plus de l'allélopathie, nous avons identifié 18 articles pour lesquels les auteurs rapportaient un effet significatif de l'allélopathie au champ sur la régulation des adventices (Figure 3A). Treize d'entre eux rapportaient des effets combinés de l'allélopathie et de la compétition, alors que cinq autres considéraient que l'allélopathie était le seul mécanisme à l'origine des différences entre variétés dans leur aptitude à réguler les adventices.

Nous avons alors mené une analyse détaillée de ces 18 articles par une approche qualitative (pertinence des dispositifs et des protocoles expérimentaux) et quantitative (gammes de variation des variables mesurées, analyses de corrélation) afin de déterminer s'ils fournissaient effectivement des preuves convaincantes des effets de l'allélopathie indépendamment de la compétition (Figure 3B). D'après l'analyse, onze articles n'étaient pas convaincants pour deux raisons majeures :

- une corrélation entre l'aptitude à la compétition des variétés et leur aptitude à réguler les adventices a été identifiée ; l'allélopathie et la compétition n'ont pas pu être différenciées ;

- l'aptitude à la compétition des variétés n'était pas suffisamment caractérisée, si bien que, même si des différences de régulation des adventices étaient observées entre variétés au champ, on ne pouvait pas exclure un effet de la compétition.

Il en résulte que seuls sept articles pouvaient vraiment fournir des éléments de preuve des effets de l'allélopathie au champ. Ils portent uniquement sur des espèces cultivées graminées : sorgho, blé, seigle, orge et triticale (Figure 3). Néanmoins, même pour ces sept articles, nous avons émis quelques réserves liées principalement à l'absence de mesures permettant de s'assurer que les ressources du sol n'étaient pas limitantes (condition importante pour s'assurer de l'absence de compétition souterraine).

Conclusions

Cette première revue systématique de la littérature scientifique sur le sujet a permis d'identifier trois éléments marquants :

• la grande majorité des études portant sur les effets allélopathiques des variétés cultivées sur les adventices sont menées uniquement en conditions contrôlées ; ce résultat s'explique probablement par la difficulté d'isoler au champ les effets strictement dus à l'allélopathie de ceux de la compétition ;

• ce travail pointe la nécessité d'être très vigilant lors de la lecture d'articles rapportant des effets de l'allélopathie au champ ; en effet, peu d'entre eux mettent en oeuvre des moyens suffisants pour s'assurer que les effets observés sont uniquement dus à l'allélopathie, et pas aussi à d'autres mécanismes (notamment la compétition) ;

• sur l'ensemble de la littérature scientifique depuis 1956, nous avons identifié seulement sept articles mettant en oeuvre des mesures suffisantes pour quantifier les effets de l'allélopathie sur les adventices au champ, avec néanmoins quelques réserves ne nous permettant pas d'écarter complètement un effet de la compétition.

Ainsi, la pertinence de développer une sélection variétale sur des traits relatifs à l'allélopathie dans une optique de régulation des adventices reste une question ouverte. À noter qu'il existe des variétés de riz décrites comme allélopathiques en Chine, mais leur effet au champ n'est pas décrit dans la littérature internationale.

Le travail réalisé ne remet pas en question la capacité de nombreuses espèces végétales à réguler les adventices au champ : de nombreuses études ont montré un effet régulateur des couverts végétaux sur les adventices, sans chercher à identifier les mécanismes sous-jacents (Teasdale et al., 2007 ; Mirsky et al., 2011 ; Rouge et al., 2022). Il ne remet pas non plus en question l'existence du phénomène biologique de l'allélopathie dans les interactions entre espèces végétales dans les agrosystèmes ou dans les écosystèmes naturels. Il met en avant la difficulté scientifique et technique à quantifier le rôle spécifique de l'allélopathie au champ.

L'analyse de la littérature scientifique a permis d'identifier les forces et les faiblesses des approches menées pour mesurer les effets de l'allélopathie sur les adventices au champ. Pour aller plus loin sur ce sujet, de nouvelles expérimentations pourront être menées en s'appuyant sur les recommandations formulées en matière de dispositif expérimental, de mesures à effectuer et d'analyse statistique des données (Mahé et al., 2022).

RÉSUMÉ

CONTEXTE - Dans quelle mesure l'allélopathie peut-elle contribuer à réguler les adventices au champ ? C'est une question controversée qui revêt un intérêt majeur en agroécologie. Quantifier ces effets présente toutefois une difficulté : dissocier les effets de l'allélopathie de ceux de la compétition pour les ressources (lumière, eau et minéraux).

ÉTUDE - Une revue systématique de la littérature scientifique a visé à déterminer s'il existe des éléments de preuve au champ des effets de l'allélopathie générée par des plantes cultivées vivantes sur la régulation des adventices, indépendamment de la compétition. Pour se prémunir le plus possible des effets de la compétition, la recherche bibliographique s'est focalisée sur des études étudiant les effets de l'allélopathie et comparant différentes variétés d'une même espèce cultivée, et une méthode d'analyse a été développée pour discriminer les deux effets.

RÉSULTATS - Dans un grand nombre d'articles scientifiques sur les effets de l'allélopathie au champ, le rôle de la compétition est ignoré ou insuffisamment caractérisé par les auteurs. Ainsi, il n'est pas possible de déterminer si, dans ces études, la régulation des adventices est vraiment due à l'allélopathie. In fine, seuls sept articles fournissent des éléments de preuve des effets de l'allélopathie par les plantes cultivées dans la régulation des adventices au champ.

Mais, même dans ces articles, des effets de la compétition ne peuvent pas être totalement exclus. Ce travail pointe la nécessité d'être prudent lors de la lecture d'articles rapportant des effets de l'allélopathie au champ. De nouvelles expérimentations pourraient être menées en s'appuyant sur les recommandations formulées à la suite de cette étude.

MOTS-CLÉS - Allélopathie, compétition, adventice, sélection variétale.

POUR EN SAVOIR PLUS

CONTACT : delphine.moreau@inrae.fr

LIEN UTILE : l'article en anglais : https://tinyurl.com/536erm45

BIBLIOGRAPHIE : - Binato M., Bois-Marchand C., Raynard Y., Urbonaite I., 2019. Myrica gale : vers un futur herbicide d'origine végétale ? Phytoma n° 721, p. 31.

- Mahé I., Chauvel B., Colbach N., Cordeau S., Gfeller A., Reiss A., Moreau D., 2022. Deciphering field-based evidences for crop allelopathy in weed regulation. A review. Agronomy for Sustainable Development 42:50. https://tinyurl.com/536erm45

- Mirsky S. B., Curran W. S., Mortenseny D. M., Ryany M. R., Shumway D. L., 2011. Timing of Cover-Crop Management Effects on Weed Suppression in No-Till Planted Soybean using a Roller-Crimper. Weed Science n° 59, p. 380-389.

- Regnault-Roger C., 2017. Les allomones végétales facteurs de coévolution. Phytoma n° 708, p. 8.

- Rouge A., Adeux G., Busset H., Hugard R., Martin J., Matejicek A., Moreau D., Guillemin J.-P., Cordeau S., 2022. Weed suppression in cover crop mixtures under contrasted levels of resource availability. European Journal of Agronomy n° 136, 126499.

- Teasdale J., Brandsaeter L., Calegari A., Neto F. S., Upadhyaya M., Blackshaw R., 2007. Cover crops and weed management. Non chemical weed management principles. Concepts and Technology, CABI, Wallingford, UK 49-64.

- Rice E. L., 1974. Allelopathy. Academic Press, New York.

Cet article fait partie du dossier

Consultez les autres articles du dossier :

L'essentiel de l'offre

Voir aussi :