«Les cultivateurs n'ont point d'ennemis plus acharnés au pillage de leurs récoltes que cet oiseau. Il mange leur blé et autres graines sur pied [...]. Faisons donc les voeux pour que le gouvernement ouvre les yeux sur cet objet, et fasse des lois de proscription contre ces oiseaux qui n'offrent aucun avantage capable de contre balancer leurs inconvéniens car leur chair est coriace et de mauvais gout [...](1). » Comme l'atteste cette diatribe de l'abbé Rozier dans son cours d'agriculture, les moineaux n'avaient pas bonne presse au XVIIIe siècle. L'anecdote classique des oiseaux de Potsdam était dans toutes les têtes. En 1765, par décret, Frédéric de Prusse avait mis leur tête à prix sous prétexte que ces volatiles s'étaient attaqués aux cerises royales. La destruction radicale des oiseaux plongea la campagne prussienne dans un silence pour le plus grand bonheur des insectes qui se mirent à pulluler, faute de prédateurs. Les arbres fruitiers ravagés par les chenilles ne produisirent plus de fruits. Au bout de trois années, le roi de Prusse reconnaissant son erreur, fit importer, à prix d'argent, des oiseaux pour rétablir l'équilibre.
Malfaisant et incommode
À la même époque, le grand naturaliste Georges-Louis Leclerc de Buffon en fait un portrait au vitriol dans son Histoire naturelle : « Les moineaux sont comme des rats [...], ils sont paresseux et gourmands, c'est sur des provisions toutes faites, c'est-à-dire sur le bien d'autrui, qu'ils prennent leur subsistance ; nos granges et nos greniers, nos basses cours, nos colombiers... Et d'ajouter : Comme ils sont aussi voraces que nombreux, ils ne laissent pas de faire plus de tort que l'espèce ne vaut ; car leur plume ne sert à rien, leur chair n'est pas bonne à manger, leur voix blesse l'oreille, leur familiarité est incommode, leur pétulance grossière est à charge. » Reflétant l'opinion générale, Buffon leur accorde un intérêt régulateur bien inférieur aux dégâts occasionnés : « Quoiqu'ils nourrissent leurs petits d'insectes dans le premier âge, et qu'ils en mangent eux même en grande quantité, leur principale nourriture est notre meilleur grain. » Après un tel réquisitoire, le verdict semble sans appel : « Ils sont si malfaisants et incommodes qu'il serait à désirer qu'on trouvât quelque moyen de les détruire. » Tout au long du XIXe siècle, les moineaux domestiques (Passer domesticus) vont être au centre d'échanges polémiques. Affublés à Paris des noms de pierrots ou de piafs, les moineaux ont été tantôt honnis, tantôt défendus, condamnés puis réhabilités pour être à nouveau condamnés. Quel casier judiciaire ! On les accuse de tous les maux. On demande la tête du moineau parfois au prix d'arguments douteux, comme ceux du baron de Berlepsch qui l'accuse de piller les nids d'autres oiseaux. Le pierrot se montre nuisible dans les greniers en hiver. Il vient alors dévorer dans les fermes les charançons et les calandres, mais aussi beaucoup d'avoine et de blé. À cette époque seulement, ses méfaits sont supérieurs à ses services.
Un auxiliaire comme il y en a peu
Mais sa cause n'est pas si pendable. Petit à petit, le statut du pierrot s'améliore. Il a des avocats tenaces, comme de Quatrefages, qui rapporte dans Souvenirs d'un naturaliste qu'un seul couple de moineaux fournit 4 300 chenilles et coléoptères à ses oisillons en une semaine. Ou encore Pierre de la Sicotière, sénateur qui prend sa défense, avec un argument discutable : on a recueilli 1 400 élytres de hannetons à côté d'un nid sur une terrasse de la rue Vivienne ! Mac Giroflay affirme que, sans le secours des moineaux, les jardiniers de Londres ne pourraient fournir un seul chou. À sa suite, le grand entomologiste Jean-Henri Fabre prend aussi fait et cause pour le moineau en admettant ses défauts : « Voilà certes un décidé mangeur de graines [...], il moissonne avant nous les champs de céréales voisins des habitations. Bien d'autres méfaits sont à sa charge. Il dévalise les cerisiers, il picore les jardins, il fourrage les semis qui lèvent, il se rafraichit avec les jeunes laitues et les premières feuilles de petits pois. Mais vienne la saison des oeufs et l'effronté pillard se convertit en un auxiliaire comme il y en a peu. Vingt fois par heure au moins, le père et la mère, à tour de role, apportent la becquée [...], le menu se compose tantôt d'une chenille, tantôt d'un insecte assez gros pour exiger d'être partagé en quartiers, tantôt d'une larve grasse à lard... Et Fabre de conclure : Donne la chasse aux moineaux qui voudra ; pour moi je les laisse en paix tant qu'ils ne deviennent pas trop incommodes. » Finalement c'est le ministre de l'Agriculture, Jules Méline, qui le dit : « Incalculables sont les désastres que la disparition des petits oiseaux fait supporter à notre agriculture ; c'est par centaines de millions qu'il faut les chiffrer ; et notre production viticole de plus en plus ravagée par les insectes et les parasites dont la chimie ne la sauvera pas est menacée de ruine si on ne décide pas à la remettre sous la protection de son seul défenseur tout puissant : l'Oiseau. »
Fin d'un débat de plus d'un siècle
À la suite de nombreux plaidoyers en faveur du moineau, en 1902, à l'initiative de la France, une convention pour la protection des oiseaux utiles à l'agriculture est établie et signée par l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Belgique, l'Espagne, la Grèce, le Luxembourg, la principauté de Monaco, le Portugal, la Suède et la Suisse. Dans cet accord, notre pierrot ne figure pas parmi les oiseaux nuisibles et il n'est pas explicitement nommé comme utile à l'agriculture, mais son statut d'insectivore le protège. Quelques opérations de lutte collective seront encore réalisées dans les années 1960 dans l'Hérault et les Pyrénées-Orientales, ainsi qu'à Ingrannes, dans le Loiret, mais cette convention aura mis fin à ce débat de plus d'un siècle bien avant que le moineau ne tweete dans les réseaux sociaux.
(1) Nouveau Cours complet d'agriculture théorique et pratique (d'après l'abbé Rozier), 1809.