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Quand le cerveau élabore le goût du vin

La vigne - n°136 - octobre 2002 - page 0

Deux chercheurs montrent que la dégustation est une question de représentation et qu'elle est très influencée par l'idée que l'on se fait d'un vin. Nombreux sont les facteurs qui orientent inconsciemment le jugement des experts.

La dégustation d'un vin, pratiquée par le viticulteur, l'oenologue, le courtier, le négociant ou l'amateur, est-elle un art ou du bluff ? Les commentaires que l'on trouve dans les guides censés aiguiller le consommateur lambda, reflètent-ils la réalité de la composition physico-chimique des vins ? Plusieurs expériences toutes simples font la lumière sur la subjectivité de la dégustation et sur les paramètres qui fondent notre jugement. En 1998, Frédéric Brochet, de la faculté d'oenologie de Bordeaux, et Gil Morrot, du centre de l'Inra de Montpellier, ont demandé à un groupe de sommeliers de grande réputation de classer dix-huit vins selon des critères de préférence. Aucun classement ne fut identique.

' Déguster, c'est représenter. Lorsque le cerveau réalise une tâche de connaissance ou de compréhension, il manipule des représentations. Chaque dégustation dans un contexte particulier génère une représentation différente d'un individu à l'autre. Les émotions, la culture, l'état du dégustateur, son appétit du moment, ce qu'il sait au préalable du vin sont autant de facteurs qui vont influencer sa perception. Le goût du vin n'est pas dans la bouteille, il est dans la tête ', explique Frédéric Brochet. Ce dernier, passionné par le sujet, y a consacré une thèse (1). Grâce à l'analyse lexicale de commentaires de dégustation, dont ceux du Guide Hachette et de l'Américain Robert Parker, il a pu démontrer, dans un premier temps, la nature prototypique de la représentation.
En effet, chaque dégustateur a en mémoire plusieurs types de vins à partir desquels il compare le vin qu'il déguste. Pour expliquer le phénomène, il a utilisé l'imagerie cérébrale fonctionnelle par raisonnance magnétique nucléaire (IRM) pour visualiser le cerveau en action. Il s'est aperçu que la stimulation par le vin activait systématiquement l'aire du cerveau droit, siège du langage idéographique et des émotions, ce qui lui fait dire qu'' un expert imagine les propriétés organoleptiques d'un vin plutôt que d'en faire réellement l'analyse. Lors d'une dégustation à l'aveugle, ce sont les palais les plus naïfs qui vont donner les informations les moins influencées '.
Faire appel à des néophytes pour déguster un vin peut donc être judicieux. Le Centre provençal de recherche et d'expérimentation sur le vin rosé, dans le Var, et les services techniques du syndicat des vins des Côtes de Provence ont ainsi constitué un jury de quinze non-initiés afin de s'affranchir du vocabulaire préformaté et du manque de spontanéité des experts. ' Il est plus facile de former un public naïf que de reformater des professionnels. Ces derniers se posent souvent trop de questions en cherchant à expliquer tous les tenants et aboutissants des arômes qu'ils perçoivent. Leur jugement est souvent pollué par des considérations techniques alors que les néophytes s'en tiennent uniquement à la description ', explique Mireille Conrath, responsable des services techniques au syndicat des vins des Côtes de Provence, chargée de piloter ce jury.
En 2001, après une période de formation, les membres du jury ont décrit dix vins rosés des millésimes 1999 et 2000 des appellations Côtes de Provence, Coteaux varois et Bandol, avec un vocabulaire libre. Après un tri qualitatif et quantitatif des termes utilisés, onze descripteurs de couleur, une dizaine de descripteurs olfactifs et une dizaine de descripteurs gustatifs ont été retenus. Ces résultats encourageants ont permis d'établir une fiche de dégustation spéciale rosés.

Notre perception est influencée par la couleur, et la démonstration qu'en ont faite Frédéric Brochet et Gil Morrot est étonnante. Cinquante-quatre oenologues ont été conviés à déguster deux types de vins : un blanc et un rouge. Le vin rouge a été décrit avec les termes classiques relatifs aux vins rouges (fruits rouges, cassis, mûre...) et les vins blancs avec les arômes usuels des vins blancs (miel, pomme, abricot...). Quelques jours plus tard, ces mêmes sujets devaient déguster le même vin blanc et le vin blanc coloré en rouge. Le vin blanc a été décrit avec les arômes de vin blanc et le vin coloré en rouge avec des arômes de fruits rouges.

Les oenologues seraient-ils de mauvais dégustateurs ? La conclusion serait trop simpliste. En fait, tout se passe dans notre tête. Des expériences de psychologie montrent que l'acte de détermination des arômes est une tâche visuelle. C'est pourquoi les sirops incolores ont disparu du marché, car dans l'esprit du consommateur, ils avaient moins de goût. De même que l'étiquette du vin influence considérablement notre jugement. Démonstration : cinquante-sept sujets dégustent un bordeaux supérieur présenté sous deux étiquettes différentes ' vin de table ' et ' grand cru classé '. Sur les cinquante-sept oenologues, six ont deviné la supercherie. Les autres ont noté plus sévèrement le vin de table (moyenne de 8/20) que le grand cru (13,2/20). Gil Morrot explique que bien avant que le goût ou l'odeur ne soient perçus, notre cerveau s'est déjà fait une pré-idée du vin et qu'il lui est ensuite difficile de faire marche arrière. ' Les experts sont remplis de préjugés et dans leur majorité, ils le reconnaissent eux-mêmes ', constate Frédéric Brochet.
La dégustation n'est-elle qu'une illusion ? Là encore, il vaut mieux tempérer les choses, mais d'après Gil Morrot, certains critères de dégustation mériteraient d'être revus. ' Compte tenu de leur manque de fiabilité, les informations olfactives issues d'un commentaire de dégustation sont de bien peu d'intérêt. A quoi bon caractériser les arômes d'un vin si la probabilité de ne pas se tromper pour deux arômes est inférieure à 50 %, et si la perception de ces arômes est vraisemblablement une illusion perceptive induite par la couleur du vin ', explique-t-il. Selon lui, la dégustation pourrait se passer du ' nez ' ou se limiter à une famille d'odeurs. Gilles Masson, directeur du Centre provençal de recherches et d'expérimentation sur le vin rosé, précise qu'au centre, les dégustations se font toujours dans des verres noirs et que l'analyse de la couleur vient a posteriori afin de pallier le biais induit par la couleur sur la perception des odeurs.
En Europe, les travaux de Frédéric Brochet et Gil Morrot ont globalement été bien acceptés, mais aux Etats-Unis, ils ont soulevé une vague de protestation. Quant au consommateur : ' A lui de choisir les vins qui lui semblent les meilleurs selon ses propres critères ', conclut Frédéric Brochet.

(1) La Dégustation : Etude des représentations des objets chimiques dans le champ de la conscience.

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