Les cellules duveteuses des feuilles du pinot meunier sont différentes de celles du reste de la plante. D'autres pinots sont également composites, possédant deux patrimoines génétiques distincts.
En matière de génétique, on imagine volontiers que les choses sont régies par cette règle simple : à chaque individu, son patrimoine. Il ne le partage avec personne d'autre. Il en possède un, et un seul. Il en est ainsi au sein du règne animal auquel nous appartenons. Chez les végétaux, les choses sont moins tranchées. Certaines plantes sont comme la Chimère de la mythologie grecque : composites. Nos lointains ancêtres croyaient en l'existence de ce monstre à la tête de lion, au corps de chèvre et à la queue de dragon. Ils racontaient qu'il avait terrorisé les hommes avant d'être terrassé par un demi-dieu. Les généticiens ont repris ce terme pour qualifier les plantes, totalement pacifiques, qui possèdent deux patrimoines génétiques différents. Ils citent en exemple le ficus bicolore qui agrémente bien des salons. Les zones blanches de ses feuilles sont constituées de cellules dépourvues du gène de la synthèse de la chlorophylle. Malgré cela, elles coexistent avec les cellules vertes et chlorophylliennes. Toutes deux constituent une plante parfaitement viable.
Les généticiens soupçonnent depuis longtemps l'existence de vignes chimériques. En avril, des chercheurs australiens et italiens en ont apporté la preuve. Ils ont démontré que les cellules de la surface (de l'épiderme) des feuilles du pinot meunier sont différentes des autres.
Pour établir ce fait, ils les ont prélevées séparément des cellules qui constituent le corps de la feuille. Ils les ont cultivées en laboratoire, puis régénérées afin qu'elles redonnent une plante entière. A aucun moment, ils n'ont réalisé de manipulation génétique. Ils ont découvert une sorte de monstre et l'ont décrit dans un article paru dans la revue anglaise Nature.
Les plants nés des cellules duveteuses de la surface des feuilles sont duveteux, comme le pinot meunier lui-même. Mais ils sont également nains et d'une productivité débordante. Leurs entre-noeuds sont très courts. Ils portent des grappes tout au long du sarment, et non pas seulement sur les deux ou trois premiers noeuds. Les grappes et les vrilles proviennent du même organe primordial.
Lors de sa naissance dans l'intimité des bourgeons, il n'est pas différencié. Il devient une grappe ou une vrille selon les circonstances. Son sort est déterminé par la gibbérelline, une hormone commune à une multitude de plantes. Les vignes issues des cellules duveteuses du pinot meunier y sont insensibles. Chez elles, la protéine qui réagit avec la gibbérelline, pour provoquer la formation de vrilles et l'élongation des tiges, n'est pas fonctionnelle. Cela résulte de la mutation d'un seul gène, survenue naturellement il y a bien longtemps. A l'Inra de Colmar, Frédérique Pelsy suit avec attention les recherches de ses confrères. Elle travaille sur les mêmes sujets qu'eux. Ces derniers avaient étudié quatre meuniers. Elle a analysé 15 clones de ce cépage. ' Tous présentent un caractère chimérique ', affirme-t-elle. La nature profonde et fondamentale du meunier est donc double. Elle n'apparaît pas au champ, car les deux patrimoines forment un organisme cohérent. Il a fallu en passer par les techniques de la biologie moderne pour le découvrir.
' Les deux clones cultivés de pinot gris sont aussi des chimères. ' Le gène responsable de la coloration violacée des baies n'existe que dans les cellules de la peau des feuilles ou des baies. Les cellules internes et des organes sexuels portent et transmettent le gène de la couleur blanche du pinot blanc. Au total, l'Inra de Colmar a étudié 145 clones de pinots, toutes couleurs confondues. Le tiers d'entre eux possède deux patrimoines génétiques, le premier localisé dans les cellules de l'épiderme, le second dans toutes les autres cellules. Quelques clones de la syrah sont de la même veine. La nature s'autorise beaucoup plus de fantaisies et de libertés que n'en tolèrent les esprits inquiets ou bien-pensants, qui voient dans les manipulations génétiques un sacrilège.