La péninsule du sud de l'Ukraine produit des vins fortifiés, de dessert et de liqueur qu'elle vend sous les noms de porto, xérès ou madère. Elle suit encore la voie que le prince russe Golitsyne lui a montrée il y a plus d'un siècle et demi.
'La récolte nous dicte quels vins produire ', explique Natalia Petrovna, responsable de l'exploitation de Livadia, petite bourgade près de Yalta où Staline, Roosevelt et Churchill se sont partagé le monde en 1945. ' Si l'année est froide, on produit plus de vins secs . Si elle est chaude et que le raisin est sucré, on ne fait que des vins doux ou fortifiés. C'est notre vocation. '
Une vocation qui remonte à la seconde moitié du XIX e siècle, lorsque Lev Sergeïevitch Golitsyne, prince russe et grand collectionneur de vins, développe la viticulture dans la péninsule en l'orientant vers les vins fortifiés et de dessert. Les porto, xérès, madère et autres muscats de Crimée voient le jour. Deux-trois siècles après les invasions tatares, la région redécouvre son passé viticole, vieux de 2 500 ans.
En 1894, le prince Golitsyne crée Massandra, un gigantesque complexe viticole, près de Yalta, destiné à fournir les tables impériales. Des centaines d'hectares sont plantés, des kilomètres de caves sont creusés. Cette entité traversera soixante-dix ans de soviétisme avant de devenir, en octobre 1999, une usine de vins chargée ' de garder les techniques nationales traditionnelles de production des vins de marque et de grands vins ' (décret présidentiel du 6 octobre 1999). Au fil des décennies, la production de vins sucrés et fortifiés devient traditionnelle. 70 % des 35 000 à 40 000 ha de vigne de la Crimée (sur les 90 000 ha en Ukraine), leur sont consacrés.
' Avec cent dix ans d'expérience, nous maîtrisons parfaitement nos techniques ', assure Galina Mitiayeva, oenologue principale de Massandra. Empruntées à l'Espagne et au Portugal, elles sont appliquées à l'identique depuis plus d'un siècle. Chacun des soixante vins concoctés sur ces bords de la mer Noire répond à une recette, la même dans chacune des trois principales usines de la péninsule : Massandra, Inkermann, société publique à Sébastopol, orientée vers les vins de table et les ' champagnes ', et Kaktebel, une entreprise privée de Yalta.
Outre les vins de table secs, la Crimée produit des vins fortifiés, de dessert et des ' liquoreux ', trois catégories définies par la teneur résiduelle en sucres et non par les modes d'élaboration. Les vins fortifiés sont faiblement sucrés. Ils tiennent leur nom du fait qu'on leur ajoute de l'alcool, de blé généralement, en cours de fermentation. Le porto rouge de Livadia, par exemple, est fabriqué à partir de cabernet-sauvignon. La vendange n'a lieu que lorsque le raisin contient 220 g/l de sucre. Après trois ans de fût, on peut boire un vin à 18°5 et 80 g/l de sucre.
Les xérès et madère sont encore moins sucrés : 30 à 40 g/l seulement. Leur fabrication est complexe. Ils sont élevés sous voile. Puis, les xérès sont enrichis de ' miel de vin ', c'est-à-dire de vin bouilli, et d'alcool. Ils passeront une année en fûts exposés deux mois au soleil. Les vins sont alors prêts pour l'embouteillage.
Les vins de dessert, comme le Vieux nectar fabriqué à partir du cépage rkatsiteli, sont plus sucrés : 160 g/l de sucre pour 16°. Même équilibre pour le kagor, un vin de messe inspiré du cahors. Au tout début du XVIII e siècle, des marchands russes, de passage dans le sud-ouest de la France, se voient proposer du cahors. Ils décident d'en ramener. C'est ainsi que l'Eglise orthodoxe fait du cahors son vin de messe.
Germain Lescombes, président de La Chantrerie, une association de viticulteurs de Cahors qui a initié des échanges entre le Lot et la Crimée, raconte : ' La légende veut que les moines, chargés de transporter le précieux nectar jusqu'à Moscou, le goûtaient pour s'assurer de sa bonne conservation. Pour compenser les pertes, ils rajoutaient du sucre dans les barriques. Non seulement le vin se conservait mieux, mais correspondait plus à leur goût. ' Aujourd'hui, les vignerons de Crimée élaborent le kagor en chauffant le moût pour en extraire les matières colorantes et tanniques, puis en ajoutant de l'alcool pour l'empêcher de fermenter.
' Les liquoreux sont l'originalité de la Crimée, estime Germain Lescombes. Leurs arômes n'existent nulle part ailleurs. ' Le muscat de la Pierre rouge, par exemple, l'un des plus fameux, est un blanc aux arômes d'armagnac, de mandarine et de miel. Le raisin est récolté avec 290 g/l de sucre. On arrête la fermentation lorsque le vin n'en contient plus que 230 g/l par ajout d'alcool pur pour atteindre 13°.
Malheureusement, ' les usines ont gardé la mentalité soviétique, estime Rostislav Miroshnichenko, directeur de Premium Wine, à Kiev, qui importe des crus étrangers. La quantité reste leur maître mot. ' Massandra reçoit le raisin des 4 500 ha de neuf ex-sovkhozes. ' Comment maîtriser la qualité de la vendange ? se demande Rostislav Miroshnichenko, sans parler du manque de moyens pour acheter des produits ou renouveler le matériel. '
Depuis une quinzaine d'années, l'environnement économique est défavorable. La rupture des flux commerciaux entre les ex-Républiques soviétiques et la désintégration de leur économie ont fait chuter les ventes de vin de Crimée. Malgré cela, le marché reste celui de l'ex-URSS. 35 % des 5 millions de cols qui seraient vendus annuellement par Massandra sont bus par les Ukrainiens, 55 % par les Russes. Les 10 % restants sont écoulés dans les pays baltes et en Occident.
Avec un prix de 1 à 10 euros/col, les consommateurs, plutôt portés sur la bière et la vodka, préfèrent acheter des contrefaçons. Six bouteilles sur dix en seraient. Voilà qui ternit l'image des vins de Crimée. Pourtant, les meilleurs, et plus vieux, ont fait l'objet d'encans chez Sotheby's, la célèbre société américaine de vente aux enchères de tableaux de maîtres et autres pièces de collection. Le potentiel est là pour que la Crimée viticole trouve le soleil au bout du tunnel.