Le réveil de la consommation de vin et le développement du tourisme stimulent les viticulteurs turcs. Les uns optent pour les cépages français, les autres pour les cépages locaux. Exemple sur l'île de Bozcaada, ancienne terre de vin.
L'automne dernier, il y a eu deux vendanges sur l'île de Bozcaada, proche du détroit des Dardanelles. Pour les maîtres de chai locaux, c'est une petite révolution. C'est aussi le signe d'une renaissance. La première récolte s'est déroulée à la fin août. La seconde vendange, qui a eu lieu un mois plus tard, au meilleur de la maturité du raisin, était réservée à la vinification.
Auparavant, la compagnie nationale Tekel achetait l'essentiel de la production pour faire du kanyak, le ' cognac ' turc. Mais elle s'est désengagée. 2004 est donc une année charnière pour la viticulture, l'activité principale de l'île. La production de vin reprend tous ses droits. En attendant, ceux qui n'ont pas de marché cueillent de bonne heure pour commercialiser en raisins de table.
A l'instar de toute la viticulture turque, la recherche de qualité est la priorité. ' Une terre de vin aussi ancienne ne peut pas produire un mauvais breuvage ', explique Mehmet Yalçin. OEnologue et rédacteur en chef de la revue Gusto, il place les vins locaux dans la moyenne haute de l'offre turque. Ils sont produits depuis le milieu du V e siècle avant J.-C. Des pièces de monnaie, frappées sur l'île à cette époque, le prouvent. Elles portent une grappe de raisins et une amphore.
Pendant des siècles, le vin est exporté vers la Grèce. Jusque dans les années 50, il est chargé en barriques sur des chaloupes servant les brasseries d'Istanbul. Aujourd'hui, il souffre des mêmes maux que la production nationale : un manque de rigueur et de constance. Heureusement, le réveil de la consommation et le développement du tourisme stimulent la volonté de perfectionnement. ' Nous devons faire revivre ce patrimoine ancien de l'île. Pourquoi pas en créant une dénomination d'origine contrôlée ? ', avance Ahmet Talay, principal producteur de Bozcaada. Son plateau aride et sablonneux, balayé par un vent du nord qui apporte une petite humidité nocturne, convient bien à la vigne.
Premier musulman de l'île à avoir entrepris de produire du vin, Hasim Yunatçi réalise l'essentiel de ses ventes avec du cabernet. C'est ' le meilleur vin de Bozcaada ', estime Mehmet Yalçin.
Hasim Yunatçi a choisi de suivre le consommateur turc qui succombe au charme du cabernet, du cinsault et de la syrah, cultivés dans tout le pays. Il commercialise les crus insulaires jusqu'à Istanbul. Il y a ouvert un magasin et livre de plus en plus de restaurants. Il prône le ' perfectionnement des techniques viticoles et de vinification '. Il veut s'équiper de cuves réfrigérées. Il va diminuer de moitié les rendements. Ils atteignent 1,5 t/ha, niveau qui s'explique par les achats massifs qu'opérait la compagnie Tekel.
Autre signe positif : les fûts, abandonnés depuis les années 50, réapparaissent. ' Le bon vin, c'était du temps où il vieillissait en barriques ', approuve Siméon Salto, l'un des rares Grecs qui vit encore sur l'île. Il produit artisanalement 3 000 cols d'un petit rouge léger et clair. ' Faire son vin ici est une seconde nature ', proclame-t-il.
Au début des années 70, les Grecs quittent Bozcaada en raison des tensions politiques entre la Grèce et la Turquie au sujet de l'île de Chypre. Leurs compatriotes avaient déjà émigré massivement du reste de la Turquie au moment de la fondation de la République. Or, ils faisaient le vin alors que les Turcs cultivaient la vigne. La culture du vin recule donc à leur départ. Avec la prohibition des années 80, elle connait un nouveau déclin. Sur l'île de Bozcaada, la récolte annuelle de raisins de cuve tombe de 700 à 100 t.
Dans les années 90, nouvelle orientation : le Conseil de sécurité nationale subventionne la viticulture, qui fait vivre la moitié des 2 000 habitants de l'île. Il distribue des piquets et du fil de fer pour le palissage. C'est une ' aberration ', selon Ahmet Talay, car il faut des plants à ras de terre pour conserver l'humidité et résister au vent. Qu'à cela ne tienne, la viticulture repart sur de nouvelles bases. ' La Turquie est en train de rompre avec une vieille tradition, qui voulait que les musulmans cultivent la vigne et que les chrétiens fassent le vin ', observe Hasim Yunatçi. Aujourd'hui, les musulmans vinifient leur récolte.
Il y a cinq ans, Hasim Yunatçi a remis au goût du jour le cépage indigène karalahna, à la belle robe rubis. Acide et tanique, il se marie bien avec l'autre cépage rouge vedette de l'île, le karasakiz . Ce dernier est plus souple et titre plus. En blanc, il a relancé l' altintas pour produire le troya, un vin sec qui s'impose.
En faisant appel aux conseils d'un maître de chai expérimenté, Hasim Yunatçi a amélioré et diversifié sa production, passant de 7 à 21 étiquettes. En cela, il suit une tendance générale qui voit les producteurs turcs enrichir leur gamme, mettant en avant les cépages régionaux. Les variétés vedettes ressorties ces derniers temps, comme le bogazkere, l'öküzgözü ou l' adakarasi, donnent des rouges charpentés. Elles séduisent un public qui consomme moins d'un litre de vin par an, mais se rue dans les cours d'oenologie. Le développement des concours, des points de ventes spécialisés et des restaurants à vin participe au rêve qu'Ahmet Talay nourrit pour son île : ' Que le pays aux mille raisins devienne le pays du vin ! '