Empiriquement, on sait que certaines pratiques augmentent la rondeur d'un vin, comme l'élevage sur lies. En revanche, scientifiquement, on ne parvient pas encore à expliquer clairement pourquoi. ' A ce jour, aucune molécule n'a été directement rendue responsable de la rondeur ', assure Thierry Doco, spécialiste des polysaccharides à l'Inra de Montpellier (Hérault).
Les différents essais conduits dans son laboratoire n'ont pas montré d'effet significatif des mannoprotéines, ajoutées aux vins même à forte dose. Pourtant, on leur a attribué quantité de propriétés intéressantes. ' Cela vient du fait que les mannoprotéines sont les composés levuriens les plus faciles à identifier , estime Patrick Vuchot, qui a consacré une thèse à l'élevage sur lies. On leur a attribué un peu rapidement tous les bienfaits de l'élevage sur lies '.
Virginie Moine, du laboratoire Sarco, confirme : ' Si certaines de ces molécules sont efficaces sur la stabilité tartrique, aucune n'a d'impact gustatif sur le vin. '
Mais la question reste débattue. ' Lorsqu'on apporte, en début de fermentation, des nutriments levuriens riches en mannoprotéines, on obtient des vins avec plus de volume en bouche , affirme Lucile Blateyron, de l'ICV (Institut coopératif du vin). La seule présence de ces molécules, dénuées de saveur propre, modifie la perception des tanins amers. '
D'autres substances ont un effet plus sûr sur la rondeur. L'Inra de Montpellier et l'Institut australien de recherches sur le vin (AWRI) viennent de montrer l'effet d'un polysaccharide du raisin, le RG 2 (rhamnogalacturonane 2). Au cours d'expériences récentes, ils l'ont ajouté à une solution synthétique proche du vin. A cette occasion, ils ont découvert qu'il contribue à accroître la rondeur en réduisant la perception de l'astringence. ' Ces résultats dépendent beaucoup du milieu et devront donc être confirmés sur du vin ', estime Véronique Cheynier, qui a encadré ces recherches à l'Inra.
' Nos travaux ont permis de montrer que de petits peptides levuriens apportent de la sucrosité au vin , assure Virginie Moine. Or, la sucrosité participe à la rondeur. Ces peptides sont libérés en plus grande quantité lorsque l'on ajoute au vin des bêtaglucanases (1-3 et 1-6), seules capables d'hydrolyser la paroi des levures. Elles accélèrent leur autolyse . '
En fait, le caractère de rondeur en bouche résulte de multiples facteurs. Le vin est un milieu complexe, où interagissent de nombreux composés. ' L'éthanol a un impact évident sur la perception des tanins , observe Véronique Cheynier. Un vin rouge a été dégusté en le comparant au même vin contenant 2° d'alcool supplémentaires. Les tanins du vin enrichi en alcool ont été perçus plus ronds et fondus. ' Le glycérol participerait aussi à cette sensation.
' Les colles oenologiques ont également un effet sur la sensation de rondeur. Peut-être par les précipitations de tanins qu'elles entraînent, ou parce qu'elles forment des complexes avec les tanins, les rendant ainsi moins disponibles pour interagir avec les protéines salivaires ', estime Véronique Cheynier. En effet, l'astringence est due aux interactions entre les protéines de la salive et les tanins du vin. Le niveau d'acidité participe aussi à l'équilibre final : plus un vin est acide, moins on le juge rond.
Plusieurs constituants du vin sont donc impliqués dans la rondeur, dont les plus simples et les plus connus. De plus, on pense que l'interaction de toutes ces molécules modifie la perception qu'on en a. Selon les équilibres qui se créent entre elles, des récepteurs sensoriels différents seraient activés dans la bouche, provoquant des sensations différentes. Ceci complique l'approche scientifique du problème.
Mais de quoi parle-t-on ? ' La rondeur, c'est l'image que l'on se fait d'un vin harmonieux. Un vin rond se définit par opposition à un vin anguleux, qui accroche par son acidité ou son amertume ', estime Virginie Moine. Selon elle, la rondeur est la somme de trois sensations : la sucrosité, la structure et le volume, perçues en bouche dans cet ordre.
En fait, chaque dégustateur définit la rondeur à sa façon. Il n'existe aucun lexique codifié de la dégustation qui permette de trancher sur cette question de vocabulaire. ' Et on n'est pas prêt d'en rédiger un, puisque cette sensation ne correspond pas à des composés analytiques mesurables ', assure Frédéric Brochet, qui a fait une thèse sur la dégustation sous la direction de Denis Dubourdieu et Patrick Mac Leod. Lorsque le vin est en bouche, nous percevons un mélange de sensations. Certaines sont gustatives, comme le sucré. D'autres sont tactiles, comme l'astringence des tanins. Toutes ces informations sont envoyées vers la même zone du cerveau. Cela aboutit à des confusions de langage et explique que l'on puisse mimer des tanins doux par du sucre.
Ces difficultés n'arrêtent pas l'ICV. ' Pour que tous nos oenologues s'accordent sur le caractère de volume en bouche, on travaille à la mise au point d'une solution de référence ', annonce Daniel Granès, directeur recherche et développement. Ce projet relève d'une démarche plus vaste. Au sein de cette entreprise, il paraît primordial que tous les dégustateurs s'accordent sur le vocabulaire de la dégustation, afin qu'ils s'entendent lorsqu'ils jugent un vin ou lorsqu'ils définissent des objectifs de produits. ' Mais la quantité prise en bouche influence beaucoup la notation du volume en bouche ', observe Daniel Granès. L'étude de cette sensation s'avère décidément délicate.