Hennessy, Mar tell, Courvoisier, Rémy Martin… La terre entière connaît ces quatre noms symboles de luxe et de plaisir. A Cognac, ils sont omniprésents. Ils mènent le monde des eaux-de-vie.
Le vignoble de cognac a la particularité d'avoir 96 % de ses débouchés à l'export. Difficile pour un viticulteur de mener de front l'entretien de ses vignes, la distillation, le vieillissement des eaux-de-vie… et le démarchage de clients en Extrême-Orient ou en Amérique du Nord. Alors, depuis des siècles, le marché est entre les mains des négociants, appelés ici les « grandes maisons ».
A eux seuls, Hennessy, Martell, Courvoisier et Rémy Martin achètent 80 % du cognac de la région délimitée, mais impossible d'obtenir des chiffres très précis sur la part que représente chacun d'eux. Suivent une vingtaine d'autres négociants : Camus, Otard, Royer, Compagnie de Guyenne, etc. qui assurent encore 15 % des débouchés de la viticulture. Quelques viticulteurs pratiquent la vente directe. Ils réalisent à peine 5 % des ventes.
Au total, la région compte 200 négociants enregistrés en tant que tels. Mais beaucoup d'entre eux sont en réalité des viticulteurs qui ne vendent que leurs propres eaux-de-vie. Ils ont choisi le statut de négociant pour des raisons fiscales. Les vignerons indépendants ne maîtrisent donc qu'une part infime du marché.
Le tiers des ventes sous contrat
Dans le passé, les tentatives des viticulteurs de s'organiser en coopératives ont échoué. Aujourd'hui, il existe bien des coopératives. Elles sont appelées « coopératives associées » pour les liens étroits que chacune d'elle entretient avec la maison de négoce à laquelle elle vend la totalité de ses eaux-de-vie. Aucune n'exige l'apport total de ses adhérents, lesquels jouent souvent sur plusieurs modes de commercialisation, sur plusieurs clients et sur plusieurs types de contrat.
Ces coopératives ont un rôle prépondérant. Elles représentent 30 à 40 % de l'approvisionnement des négociants, soit 250 000 à 300 000 hl d'alcool pur (AP) sur les 638 000 hl AP que produit la région. Elles pratiquent une politique contractuelle avec leurs adhérents, « avec des choses écrites, qui peuvent évoluer dans le temps mais qui définissent un cadre, avec les droits et les devoirs des deux parties », souligne Jean-Bernard de Larquier, représentant de la famille viticole au sein du BNIC.
Mais ensuite, les pratiques varient d'un négociant à l'autre. Hennessy, par le biais de ses coopératives associées, souhaite être le négociant exclusif de « ses » viticulteurs. Cependant, beaucoup ont été échaudés dans le passé. Martell avait la même exigence vis-à-vis de ses livreurs. Mais, dans les années quatre-vingt-dix, il a unilatéralement baissé ses engagements de 80 %.
Cette année, c'est Hennessy qui a annoncé, après les vendanges, une baisse de ses achats à ses livreurs dans des proportions variant d'un viticulteur à l'autre, semble-t-il. Le Syndicat général des vignerons (SGV) le dit et le redit : « Avoir tous ses contrats chez un seul négociant, c'est se rendre très vulnérable. »
Quant aux prix, Martell et Rémy Martin ont des grilles distinguant cinq qualités différentes. En revanche, les contrats d'Hennessy indiquent un prix minimal qui est celui du vin, nettement inférieur à celui du cognac. « Il faut négocier le reste du prix », témoigne un de ses livreurs.
Interdiction de fixer les prix
Chaque coopérative associée négocie les tarifs avec son acheteur. D'autres négociations collectives se font au niveau de l'interprofession et, depuis peu, entre des membres du SGV formés à la négociation et les acheteurs de maisons de cognac les plus importantes. Mais il est interdit de fixer des prix, car ce serait considéré comme une entente illégale. Cela arrange bien certains négociants, peu désireux d'une véritable transparence.
Malgré cet interdit, on discute quand même. Lors d'âpres négociations, les producteurs défendent aussi l'idée que les prix d'achat doivent au moins couvrir tous les coûts de production. Christophe Forget, président du SGV et négociateur pour le syndicat explique : « Quand nous leur avons signalé une augmentation de 50 % du prix des piquets, les grandes maisons se sont référées au tarif qu'elles ont payé pour leurs propres exploitations. Mais comme ces exploitations sont bien plus grandes que les nôtres, jusqu'à 250 ha, c'est évident qu'elles obtiennent de meilleurs prix de leurs fournisseurs… »
Autre particularité de Cognac : c'est à l'interprofession que les rendements se décident, en tenant compte de l'avis du négoce qui annonce ses perspectives de vente.
En dehors des coopératives associées, tout le reste des ventes d'eaux-de-vie, les deux tiers environ, se fait de gré à gré, souvent par l'intermédiaire des courtiers et des bouilleurs de profession. Et sans contrat. Là, les tarif sont tout autres. Selon le contexte mondial, ils peuvent osciller de - 50 % à + 30 % par rapport aux prix offert par les grandes maisons à leurs apporteurs sous contrat. Plus gênant encore, beaucoup de viticulteurs négocient plutôt sur le volume que sur le prix. Actuellement, période de crise, le tarif d'une eau-de-vie des bons bois de compte 2 sur le marché libre tourne autour de 600 €/hl AP. Pourtant, il était de 1 600 euros il y a deux ans et un prix rémunérateur s'établit entre 1 100 et 1 200 €/hl AP.
Le Point de vue de
Xavier Desouche, producteur sur 33 ha à Fouquebrune, Charente
« 80 % de mes eaux-de-vie sont sous contrat »
« Je n'ai pas d'alambic. Je fais distiller ma récolte à façon par deux bouilleurs de profession. L'un distille selon les méthodes préconisées par Martell et l'autre selon celles d'Hennessy. Je vends 10 % de cette eau-de-vie en compte 00, c'est-à-dire avant le 31 mars qui suit les vendanges, afin de financer en partie les frais de distillation. Puis, je vends 60 % de ma production en compte 2, soit trois ans après la récolte, à une coopérative associée qui fournit exclusivement Martell. Je vends aussi 20 % en compte entre 1 et 3 sous contrat de bonne fin et ce à une autre coopérative associée à Hennessy. Près de 80 % de mes eaux-de-vie sont donc sous contrat, avec Martell ou avec Hennessy. Cela me permet de couvrir toutes les charges directes de mon exploitation. Il n'y a que 10 % de ma production qui échappe aux contrats et que je n'ai pas besoin de vendre rapidement pour faire de la trésorerie. Je stocke ces eaux-de-vie dans une logique plus spéculative. Mais les prix actuels ne sont guère porteurs. Sur le marché libre, pour les comptes entre 0 et 2, les petits négociants et les marchands en gros achètent entre 450 et 650 €/hl AP, un peu plus de la moitié de leur valeur réelle…
Sur les 10 % que je stocke, j'en conserve une toute petite partie pour la faire vieillir et la vendre en cas de coup dur. Mon père procédait de la même façon. En 1988, nos vignes ont été grêlées à 93 %. Mon père est allé trouver les deux négociants avec lesquels nous avions l'habitude de travailler. Ils ont joué le jeu et ont acheté ce qu'il proposait. Ça arrive qu'ils fassent un geste… »