CÔTE À CÔTE, la petite tireuse de la bodega Vulliez et le pressoir qui a survécu à l'interdiction de la viticulture. Bâtie en 1874, cette cave a été restaurée en 2002.
RUBEN TEALDI, un publicitaire de 56 ans, se lance dans la viticulture. En 2003, il a fait construire La Paula (photo de gauche). Au rez-de-chaussée : le local de vinification. A l'étage : un appartement. Doué d'un sens de l'image, il a fait installer ce bouquet de bambous pour embellir son domaine.
JESUS VULLIEZ SERMET (ci-contre) descend d'une famille originaire de Seytroux, en Haute-Savoie. Il exploite 6 ha à Colon, petit bourg situé à 300 km au nord de Buenos Aires sur les rives du fleuve Uruguay. En raison de la fertilité des sols et de l'abondante pluviométrie (1 200 mm/an en moyenne), les vignes sont vigoureuses. En 2007, il a tellement plu que Jesus Vulliez n'a pas récolté de syrah, de cabernet-sauvignon ni de sangiovese. © PHOTOS A. MONTOYA
VENDANGES EN VERT chez Raul Marso qui a planté 3 ha en 2004. Ce viticulteur sort les raisins des parcelles pour des raisons sanitaires. Comme le climat est humide, il conduit ses vignes en lyre afin d'exposer les raisins au soleil et d'aérer la végétation (photo du haut). Malgré cela, la pression du mildiou et de la pourriture grise est très forte.
VENDANGES EN VERT chez Raul Marso qui a planté 3 ha en 2004. Ce viticulteur sort les raisins des parcelles pour des raisons sanitaires. Comme le climat est humide, il conduit ses vignes en lyre afin d'exposer les raisins au soleil et d'aérer la végétation (photo du haut). Malgré cela, la pression du mildiou et de la pourriture grise est très forte.
Comme l'Entre-deux-Mers en Gironde, Entre Ríos, en Argentine, est située entre deux fleuves : le Paraná et l'Uruguay. Son histoire viticole commence au milieu du XIXe siècle. A cette époque, la misère sévit en Savoie, dans le Valais suisse et dans le Piémont italien. A l'autre bout du monde, l'Argentine veut peupler son immense pays. Quelques milliers d'Européens de ces régions pauvres vont s'y établir.
A leur arrivée, le gouvernement leur donne 25 ha de terre, du bétail et de quoi survivre pendant un an. Ainsi naît Colonia San José, puis les villes de Colon, Villa Elisa et tant d'autres.
Les immigrants importent la viticulture. Vers Colonia San José et Concordia, sur les rives du fleuve Uruguay, les premiers plants apparaissent vers 1860. Plus au sud-ouest, vers Victoria, dix ans plus tard.
Entre 1883 et 1902, la superficie plantée passe de 290 à 3 096 ha, selon Susana T. P. de Dominguez Soler, auteure du livre « Entre Ríos, vignes et vins ». Au début du XXe siècle, la province devient la cinquième productrice de vin du pays, avec 40 000 hl en 1907. « Les vins d'Entre Ríos étaient plus compétitifs que ceux de la région de Cuyo, c'est-à-dire de Mendoza et de San Juan. Ils étaient envoyés par bateau à Buenos Aires, à 300 km au sud, alors que ceux de Cuyo devaient parcourir 1 000 km par des chemins cahoteux. »
Almabics, tonneaux et cuves détruits à la hache
En 1935, en pleine crise économique, le gouvernement national décide de spécialiser les régions. « A part le vin, Cuyo ne produisait rien d'autre, explique Susana T. P. de Dominguez Soler. Entre Ríos, en revanche, avait d'autres ressources. » La solution ? Elle sera radicale : le gouvernement interdit purement et simplement la viticulture à Entre Ríos. Et il n'y va pas par quatre chemins : vignes arrachées, tonneaux, alambics et cuves détruits à coup de hache… Une trentaine de chais et domaines sont anéantis. La viticulture ne survit que ça et là, car destinée uniquement à la consommation familiale.
« La viticulture rattachait les immigrants à la terre de leurs ancêtres, raconte l'auteure du livre. Lorsque j'ai commencé à enquêter sur l'histoire d'Entre Ríos, les personnes âgées qui avaient vécu ce drame me disaient : madame, s'il vous plaît, ne parlez pas de ça, c'est trop douloureux. »
Pendant soixante ans, la viticulture tombe dans l'oubli. Il faut attendre 1993 pour que la loi l'interdisant soit abrogée. Depuis, une petite dizaine de personnes dont des descendants des premiers immigrants a décidé de la relancer.
Raul Marso, un producteur avicole de 57 ans, se souvient de son enfance dans les vignes de ses grands-parents qui produisaient quelques bouteilles de vin âcre. Il se rappelle aussi le lavage des tonneaux et les vendanges en février. En 2004, il a planté 3 ha de vignes à Colonia Hocker. « C'est un véritable challenge. Je l'ai fait, en souvenir de pères et grands-pères », dit-il.
A 20 km de là, à Colon, son cousin germain, Jesus Vulliez Sermet, a ouvert, ou plutôt rouvert, la première bodega de la région (entreprise de vinification et de vente de vin en bouteilles), avec restaurant, maisons d'hôtes et piscine. « Il nous faut lutter contre l'idée commune en Argentine qu'on ne peut faire du vin qu'en haute altitude et dans une zone aride. Après tout, Bordeaux est au niveau de la mer et il y pleut 1 000 mm par an. Ici, on a 1 200 mm. Ce n'est pas si différent », assure-t-il.
En 2002, cet économiste de 63 ans dont la famille est originaire de Seytroux, en Haute-Savoie, a racheté un domaine de 6 ha ayant appartenu à un Suisse qui avait construit sa bodega en 1874. Après la loi de 1935, sa famille avait sauvé un alambic en l'enterrant. Il trône désormais dans la salle de réception.
Une grande variété de sols
Jesus Vulliez Sermet a acheté les mêmes pieds que son cousin Raul Marso, à la même pépinière, la filiale argentine du groupe Mercier : du chardonnay, du merlot, du malbec, du cabernet-sauvignon, de la syrah, du tannat et du sangiovese. Pourtant, ses vins sont très différents de ceux de Raul. Jesus Vulliez, qui se fait aider par un œnologue uruguayen, tient à souligner ces subtiles différences qu'il attribue à la grande variété des sols.
Sa bodega a une capacité de 800 hl, pour 70 % en cuves inox, et le reste en ciment dont certaines sont d'origine et ont cent quarante ans. Elle produit 40 000 bouteilles par an, dont la moitié pour Raul Marso. Ce dernier vinifie et met en bouteille chez son cousin. Il a produit 12 000 bouteilles qu'il a distribuées à sa famille et à quelques uns de ses employés.
De son côté, Jesus Vulliez soutient qu'il « ne veut pas dépasser 25 000 bouteilles de production propre ». Ses vins, vendus régionalement pour le moment, ont gagné deux médailles d'or et trois médailles d'argent lors de concours internationaux à Mendoza.
L'Institut national de vitiviniculture (INV) recense17 ha dans toute la province. Pour l'instant, la bodega Vulliez Sermet est la seule. Pour l'instant… Car à 230 km au sud-ouest, à Victoria, Ruben Tealdi, un publicitaire de 56 ans, se lance, lui aussi, dans l'aventure. Il entend construire sa propre bodega cette année. Sur son domaine, La Paula, il a planté merlot, malbec, tannat et cabernet-sauvignon en 2007 et 2008. Son idéal : produire 70 ou 80 hl par an.
« A terme, je veux avoir des cuves en ciment. Je résiste à l'acier. Je voudrais que la visite de ma cave soit un voyage dans le temps, avec des murs sans plâtre, du bois, quelques tonneaux, des souvenirs », dit-il. Son premier millésime s'appellera Mauro Primera Añada (le premier millésime de Mauro). Il a déjà dessiné l'étiquette.
L'avenir de la viticulture à Entre Ríos ? Ruben Tealdi est optimiste : « Nous pouvons créer un endroit intéressant et particulier. Nous sommes inconnus. Il faut en profiter pour partir de zéro et construire l'image que nous voulons transmettre ».