André Ruhlmann, viticulteur et maître de la vigne de la confrérie des bienheureux, attache la végétation avec de la ficelle en jute. © C. REIBEL
C'est la seule parcelle sans fils de palissage ! Ici, chaque pied de vigne se contente de son tuteur en sapin. Début juin, André Ruhlmann y attache la végétation à une ou deux hauteurs, avec de la ficelle en jute. Au journaliste qui s'inquiète de voir les ébauches de grappes se retrouver d'un coup prisonnières du feuillage, le maître de la vigne répond : « Le raisin va se tourner vers l'extérieur. La végétation va se réorganiser d'elle-même. Revenez en août ! Vous verrez que le pied sera aéré. »
Les vignes prennent la forme d'un cœur ou d'un demi-cœur
Cette conduite est dite « en queue de quenouille ». Elle nous vient du Moyen Age « où la vigne était plantée dans des endroits très accidentés et souvent très pentus. Elle était parfaitement adaptée à ces lieux », souligne André Ruhlmann qui l'a redécouverte dans des archives. Ce vigneron appartient à la confrérie des bienheureux du Frankstein, du nom d'un des cinquante et un grands crus d'Alsace.
Chaque année, les Bienheureux plantent un pied pour chaque nouveau membre qu'ils ont intronisé. Le plus difficile, c'est de bien former le tronc. « Nous n'avons pas le repère du fil de fer », explique André Ruhlmann. Mais à voir les troncs, bien droits, on se dit qu'il s'en sort sans difficulté.
Après la première feuille, il garde deux yeux. Puis, la deuxième année, il conserve le bois le plus fort et le plus rectiligne. La troisième, il garde un courson et une baguette ou deux selon le rendement recherché. Avec un brin d'osier, il attache la ou les baguettes à mi-hauteur du tuteur. Ensuite, il les plie vers le bas pour les attacher à nouveau. L'opération terminée, le pied prend la forme d'un demi-cœur ou d'un cœur.
Le liage a lieu chaque année fin mars, début avril. Il mobilise tous les confrères. C'est le moment de leur apprendre à attacher des sarments avec de l'osier, une opération qui suppose un savoir-faire. Les deux tiers des confrères sont viticulteurs. Les autres sont de tous les horizons professionnels. Ils viennent participer de manière ludique à la sauvegarde d'un patrimoine. Les uns initient les autres. La matinée s'achève en chanson, sur une dégustation.
L'été, le maître de la vigne est seul à s'en occuper. Il retrouve ses acolytes en automne pour vendanger la petite parcelle. Ce faisant, il donne le signal du début de la récolte des raisins du grand cru Frankstein. Le jour dit, un cortège avec cheval et carriole part du village. Arrivé à la parcelle, chacun est invité à couper du raisin. Puis, le cortège descend la récolte sur le parvis de l'hôtel de ville de Dambach-la-Ville (Bas-Rhin), où elle est pressurée. Le public peut déguster les jus, ainsi que la cuvée « la Bienheureuse » du millésime précédent.
Un vin unique pour les visiteurs de marque
La vigne des Bienheureux couvre cinq ares. Elle est plantée de gewurztraminer, de riesling, de pinot gris et de muscat. Une vendange moyenne n'excède pas 250 litres. Elle donne un vin de belle vivacité, alliant les caractères exotiques, minéraux, floraux et fruités de ces cépages. « Ce vin doit être unique. Il ne doit ressembler à aucun autre vin d'Alsace », souligne André Ruhlmann.
Ce vin est tiré dans des bouteilles à la teinte feuille morte, incrustées d'un ours – symbole de Dambach-la-Ville – tenant une grappe de raisin. Il honore les visiteurs prestigieux de ce village de près de deux mille âmes.