LA VIGNE : Vous dites qu'il existe de grandes variations dans les commentaires de dégustations d'un vin, ainsi qu'un manque de consensus pour la notation d'un même vin. Sur quoi basez-vous ce constat ?
Sophie Tempère : Différentes études en attestent. Citons la thèse de Frédéric Brochet (œnologie, université de Bordeaux). On constate que même des caractères marqués, comme les notes boisées, sont décrits par les experts de façons très différentes. En dégustant un même vin, certains trouvent des notes brûlées quand d'autres remarquent des notes boisées harmonieuses.
Il y a de grandes variations dans les descriptions des dégustateurs, mais il y a consensus sur la typicité. N'est-ce pas contradictoire ?
S. T. : En fait, non ! Le cépage ou la typicité sont des concepts globaux, tandis que la description d'un vin est un exercice d'analyse. Si je fais sentir une fraise en aveugle à plusieurs personnes, chacune reconnaît aisément qu'il s'agit d'une fraise.
Cependant, on note des différences dès que débutent les descriptions. Certains vont qualifier cette fraise de légèrement verte, quand d'autres noteront plutôt du caramel, évoquant la fraise des bois…
A Dijon, des études menées sur des vins de chardonnay et de melon de Bourgogne montrent qu'un jury d'experts arrive à un consensus pour désigner, parmi plusieurs échantillons de vins, ceux qui sont typiques du chardonnay et ceux qui sont typiques du melon, contrairement au jury de consommateurs qui n'y parvient pas. Ce résultat illustre l'importance de l'apprentissage de la dégustation.
Vous avez fait goûter à soixante-douze dégustateurs professionnels un vin rouge très riche en géosmine, contenant près de cinq fois le seuil de perception. 20 % d'entre eux n'ont absolument rien détecté ! Comment est-ce possible ?
S. T. : Quelques-uns semblent avoir mal identifié ce défaut. Ils l'ont confondu avec le caractère « végétal ». Pour les autres, il se peut qu'ils soient hyposmiques, c'est-à-dire très peu sensibles à cette molécule. C'est un phénomène physiologique bien connu. Ce taux important de dégustateurs n'ayant rien détecté résulte sans doute à la fois d'un problème d'apprentissage et du phénomène physiologique d'hyposmie.
Vous vous êtes donc intéressée à la sensibilité des dégustateurs…
S. T. : Effectivement. Nous avons cherché à évaluer la capacité des sujets à déceler une odeur, mais pas à l'identifier. La capacité de détection chez l'homme peut être importante : nous pouvons détecter des substances à des concentrations de l'ordre du nanogramme par litre, voire moins.
Nous avons évalué les seuils de détection de dix composés clés du vin chez plus de trois cents dégustateurs experts. Nous avons choisi des molécules responsables d'odeurs agréables ou de défauts olfactifs que nous avons diluées dans l'eau. Nous avons constaté que les sujets les plus sensibles à l'IBMP (2-isobutyl-3-methoxypyrazine) repèrent des doses mille fois inférieures à celles que perçoivent les sujets les moins sensibles à ce composé qui évoque une note « végétale » et qui se rencontre souvent dans le cabernet-sauvignon.
Nous avons aussi remarqué que nous sommes tous différents en termes de sensibilité : nous pouvons être sensibles à un composé et un peu moins à un autre ; pour un autre dégustateur ce sera l'inverse.
Certaines personnes ne perçoivent pas (on dit qu'elles sont anosmiques) ou très peu (hyposmiques) le TCA (2'4'6-trichloroanisole), porteur de goût de bouchon. D'autres ont des difficultés avec le diacétyle, substance qui apporte une note beurrée.
Mais une majorité de gens possède la même sensibilité vis-à-vis d'une substance donnée. On estime entre 5 et 10 % le taux de personnes très peu sensibles à la géosmine ou au TCA, par exemple.
Une même substance peut-elle être perçue différemment selon les dégustateurs ?
S. T. : Oui. Ce phénomène est bien connu en œnologie. Les causes en sont diverses : concentration de la molécule, sensibilité de la personne et connaissances œnologiques.
Comment faire pour connaître son « individualité olfactive » ?
S. T. : Il faut tester chaque dégustateur de manière à ce qu'il découvre ses points forts et faibles, qu'il comprenne son appréciation – et celle des autres – vis-à-vis d'un vin.
Mon travail de thèse m'a permis de tester des protocoles d'entraînement pour la perception et l'identification d'odeurs. On obtient des résultats positifs : des hyposmiques retrouvent leur acuité à divers composés ! Mais c'est une progression sur le long terme. Comme les parfumeurs font des gammes, les dégustateurs du vin doivent s'entraîner pour ne pas perdre leur sensibilité et leur capacité de reconnaissance des odeurs.
Concrètement, comment se passent vos tests ?
S. T. : Nous concevons un entraînement pour chaque professionnel, selon son profil. A titre d'exemple, un sujet peu sensible à un défaut du vin peut s'exercer spécifiquement pour retrouver sa sensibilité à ce composé. Il s'agit de formations au long court. La pratique de ces tests met le dégustateur en confiance et l'implique dans son apprentissage.
Vous dites qu'il faut recruter un nombre suffisant de dégustateurs et les sélectionner précisément pour que le jugement d'un vin soit juste. Concrètement, comment s'y prendre ?
S. T. : Dans les entreprises, il faut encourager la participation du plus grand nombre aux dégustations, quel que soit le métier de chacun. Il faut former le personnel sur une longue durée. Quant aux organismes de contrôle, ils forment les dégustateurs auxquels ils font appel.
Les organismes de contrôle doivent-ils demander aux dégustateurs auxquels ils font appel de tester leur sensibilité aux différents défauts des vins ?
S. T. : Ce serait une bonne chose. Cependant, les tests de sensibilité ne doivent pas être le seul critère de sélection d'un dégustateur. On peut aussi s'intéresser aux capacités d'identification, c'est-à-dire à la faculté du sujet de nommer une odeur. Cette aptitude peut être importante, notamment pour désigner le motif de refus lors des dégustations de contrôle. Mais il ne faut pas oublier de s'entraîner aussi à la dégustation du produit lui-même.
Vous étudiez la perception des odeurs et non des saveurs (sucré, acide, astringent, amer…). Pourquoi ?
S. T. : Parce qu'on a identifié infiniment plus de composés chimiques responsables d'odeurs (défauts ou qualités) que de saveurs. Et c'est aussi au niveau olfactif que les avis entre les dégustateurs sont les plus divergents.