L'ART DU BIEN MANGER ET DU BIEN BOIRE est en France une culture populaire. « La tradition du repas gastronomique français resserre le cercle familial et amical et renforce les liens sociaux », peut-on lire dans l'exposé du dossier. Ici, la grande tablée du Saumur-Champigny (Maine-et-Loire). © PHOTOPQR/OUEST FRANCE/FRANCK DUBRAY
Nouveau paradoxe français : alors qu'en France, on ne peut pas parler librement du vin et de ses plaisirs sans craindre les foudres des partisans de la loi Evin, l'Unesco vient d'inscrire au patrimoine culturel immatériel (PCI) de l'humanité, le repas gastronomique français. Celui-ci est défini comme un repas festif, dont les convives pratiquent pour cette occasion « l'art du bien manger » et « du bien boire ». Et le vin est clairement l'une de ses composantes importantes. Suspect au niveau national, la Dive bouteille est donc suprêmement honorée au plan international…
Comité de soutien pour porter la candidature française
Le dossier du repas gastronomique français a été porté par Francis Chevrier, directeur de l'Institut européen d'histoire et des cultures de l'alimentation, et Jean-Robert Pitte, président de la Société de géographie. En 2008, ils ont créé la mission française du patrimoine et des cultures alimentaires (MFPCA), sorte de comité de soutien pour porter la candidature du repas gastronomique français.
« Au départ, cette approche culturelle du bien manger et du bien boire était jugée par certains comme insuffisamment sérieuse pour être inscrite au patrimoine culturel immatériel de l'Unesco », se souvient Pierre Sanner, directeur de la MFPCA. Preuve en est, cette réflexion d'un haut responsable culturel français, opposé au dossier, au motif qu'un « repas ne contribue pas à élever l'âme… ».
C'est sûr : la reconnaissance au PCI n'était pas gagnée d'avance. D'autant que la demande française constitue une première : elle fait entrer la culture culinaire au panthéon des créations humaines. Une petite révolution…
Dans le dossier de candidature, le repas gastronomique français est décrit comme « une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments importants de la vie ». Parmi ses composantes importantes figurent « le mariage entre mets et vins » et « une gestuelle spécifique pendant la dégustation (humer et goûter ce qui est servi à table) ».
Pour expliquer les repas gastronomiques français, la mission a réalisé une vidéo de dix minutes, visible sur le site de l'Unesco, qui montre deux familles françaises en train de préparer et savourer le fameux moment. Parmi les temps forts : la visite chez le caviste, les préparatifs en cuisine (y compris le décantage du vin…) et l'enchaînement du service à table, selon le schéma type : apéritif, entrée, plats, fromage, dessert, digestif…
Le film plonge dans l'ambiance du repas festif familial type. Entre la flûte d'effervescent, les verres de vin et ce qui ressemble à un cognac, il fait la part belle au « bien boire ». « Aux dires de certains, la vidéo montre trop d'alcool », commente Pierre Sanner.
On reste toutefois dans la modération puisque l'Organisation mondiale de la santé préconise une limite maximale de quatre unités d'alcool en une seule occasion. Avec un apéritif, deux verres à table et un digestif, on reste bien dans les clous…
A côté de la reconnaissance du vin via le repas gastronomique français, l'Unesco salue aussi la consommation du vin dans le cadre de la diète méditerranéenne, elle aussi inscrite au patrimoine culturel immatériel de l'humanité. Cette fois-ci, le dossier a été porté par quatre états : l'Espagne, la Grèce, l'Italie et le Maroc.
Cité gastronomique et œnothèque
Deux dossiers, deux consommations différentes du vin (l'une festive, l'autre plus régulière) et deux distinctions officielles. Le symbole est fort…
« L'inscription par l'Unesco est un hommage rendu à tous ceux, agriculteurs, artisans, cuisiniers, vignerons, gourmands…, qui font de la gastronomie un monument de la culture et du patrimoine des Français », énonce Pierre Sanner. Cela devrait redonner le moral à la filière, touchée par la crise… Et ce n'est qu'un début, car l'institut européen d'histoire et des cultures de l'alimentation entend déposer à l'Unesco un autre dossier relatif à la culture de la vigne et aux techniques de vinification.
Parmi les autres actions concrètes envisagées, les idées ne manquent pas : « Nous avons demandé au ministère de l'Agriculture et de la Culture que lors des prochaines Journées du patrimoine, des opérations soient ciblées sur cette inscription au PCI. Par exemple, il serait intéressant de prévoir des actions sur le vin, sa pédagogie… »
Parmi les autres projets : la création d'une cité de la gastronomie, dont le lieu d'implantation reste à définir.
L'endroit comporterait une œnothèque… « Nous aimerions aussi diffuser une émission télévisée pour sensibiliser le grand public sur la pratique sociale du repas gastronomique en France et plus largement sur la richesse des cultures alimentaires dans le monde », poursuit Pierre Sanner. Reste à savoir comment le vin va s'intégrer à ces beaux projets… Quand on voit les difficultés du projet d'une chaîne thématique sur le vin (voir « La Vigne » n° 219 d'avril 2010)…
On peut toujours rêver et espérer que la double reconnaissance de l'Unesco permette au vin d'avoir un statut à part, comme cela existe d'ailleurs en Espagne et en Argentine…
En Argentine, le vin est une boisson nationale
« Le vin est profondément ancré dans la culture et l'identité du peuple argentin. » C'est avec ces paroles que la présidente argentine, Cristina Fernandez, a signé le 25 novembre un décret officiel faisant du vin une « boisson nationale ». « L'Argentine est le cinquième producteur de vin du monde et le neuvième exportateur. (...) Il faut continuer à conquérir des marchés », a-t-elle souligné. Un des articles du décret ordonne que le vin soit présent lors de tous les événements organisés par les ambassades et consulats argentins à travers un logo « vin argentin, boisson nationale » qui sera bientôt créé. Cette mesure démontre la volonté du gouvernement de soutenir la production viticole, surtout à l'exportation. « Il s'agit d'une juste reconnaissance, affirme Juan Carlos Pina, gérant de Bodegas de Argentina. Nous verrons comment nous pourrons utiliser ce décret pour obtenir d'autres bénéfices pour notre secteur. »
En Espagne, le vin est un aliment naturel
Le vin est un « aliment naturel obtenu exclusivement par la fermentation alcoolique, totale ou partielle, de raisins frais, foulés ou non, ou de moût de raisin », indique la loi espagnole sur la vigne et le vin, approuvée en juillet 2003.
Cette définition permet de faire une distinction légale entre le vin et les alcools de distillation comme la tequila, le gin ou le whisky. Elle justifie l'article 2 de la loi selon lequel : « Il convient d'informer et de diffuserles bénéfices du vin comme aliment du régime méditerranéen. » Aux yeux de Rafael del Rey, président de l'Observatoire espagnol du marché du vin (Oemv), cette différence avec les spiritueux offre de nombreux avantages. « Nous ne sommes pas taxés comme les alcools forts. Nous pouvons communiquer positivement sur la consommation modérée. L'Etat peut même nous aider à financer des campagnes d'information et de promotion de la vigne et du vin. »
Le Point de vue de
Marie-Christine Tarby, présidente de Vin et Société, membre du conseil de la modération et de la prévention
« Cette distinction nous offre des arguments face à nos détracteurs »
C'est formidable ce qui nous arrive ! La reconnaissance de l'Unesco touche aussi bien la partie solide que liquide du repas à la française. Cela va nous donner de l'assurance pour convaincre nos opposants. Voici une nouvelle preuve de notre credo : le vin n'est pas que de l'alcool. C'est aussi et surtout une tradition gastronomique, une convivialité, un art de vivre… Bien sûr, nous parlons là du « bien boire », c'est-à-dire d'une consommation modérée et responsable du vin. Depuis l'annonce officielle de l'Unesco, nous avons le triomphe modeste, car nous ne voulons pas déclarer la guerre à nos détracteurs. Ces derniers se placent sur le plan de la santé, là, nous sommes sur l'angle culturel. Toutefois, face aux récents projets des pouvoirs publics de cibler la consommation de vin au cours des repas, nous avons désormais des arguments de contre-attaque. J'espère que la filière dans son ensemble va reprendre la communication autour de cette inscription au patrimoine culturel immatériel de l'humanité pour parler du vin de façon positive. L'enjeu est de construire une. vision du vin accessible, joyeuse, entraînante et mesurée.