LES COTEAUX qui surplombent Vienne et le Danube portent 700 ha de vignes que la municipalité et ses habitants tiennent à conserver. Loin d'étouffer sous la pression immobilière, ce vignoble connaît la plus forte croissance de tous ceux d'Autriche. © H. LEHMANN
FRITZ WIENINGER (ci-dessus) est l'un des vignerons les plus médiatiques de Vienne. Il élève ses vins dans une magnifique cave souterraine creusée par des moines. © H. LEHMANN
RAINER CHRIST exploite 20 ha de vigne et tient un Heuriger - une auberge – ouvert six mois par an. « Le reste du temps, nous travaillons à la vigne », explique-t-il. Aux beaux jours, les ouvriers viticoles deviennent serveurs, ce qu'il estime être une bonne chose. © P. BOURGAULT
AU MOMENT DES FÊTES de fin d'année, l'auberge de la famille Zumberger se pare de ses plus beaux atours. © P. BOURGAULT
Imaginons que les vignerons parisiens aient continué à produire du vin sur les coteaux de la Seine et à recevoir dans leurs guinguettes la foule joyeuse des connaisseurs… C'est un peu ce qui s'est passé à Vienne. Aujourd'hui, la capitale de l'Autriche compte plus de 700 ha de vignes cultivées par 300 vignerons. La moitié d'entre eux tiennent leur Heuriger, la taverne où ils ne servent que leurs vins. En 2008, ils ont écoulé 2,8 millions de bouteilles, presque uniquement des « vins de qualité », à 80 % des blancs.
Ces Heuriger sont si populaires que, dans la zone viticole de la capitale, ils ont empêché le développement des cafés et des brasseries. On ne va pas au bistrot, mais chez le vigneron du coin. La signalétique est rustique : si une branche de sapin est accrochée à sa porte, c'est que l'auberge est ouverte.
Bien souvent, ce ne sont pas des serveurs professionnels qui vous accueillent, mais les employés du domaine. « J'apprécie que celui qui sert le vin ait participé à son élaboration, qu'il ressente ce pouvoir de la nature », affirme Rainer Christ, dont l'entreprise exploite un vignoble de 20 ha. « Notre Heuriger est ouvert six mois par an, le reste du temps nous travaillons à la vigne. » La vente directe représente 30 % de sa production. Les retraités viennent l'après-midi et les plus jeunes en soirée.
Des havres de simplicité
Malgré leur succès, les Heuriger ont su préserver leur simplicité. Le grüner veltliner, cépage phare de l'Autriche, démarre à un euro le verre d'un huitième de litre. Dépourvu de toute prétention, le gemischter satz (l'assemblage) est un mélange d'une dizaine de cépages cultivés sur une même parcelle, vendangés et vinifiés ensemble. Ce vin typique de Vienne est servi partout.
En 1784, l'empereur Joseph II a permis aux vignerons viennois de tenir leur taverne. Depuis cette époque, ils cultivent les terres autour de leur cave et vendent leur vin au chai, accompagné d'une nourriture typique facturée au poids.
Bien sûr, ces champions de la vente directe admettent des concessions. Ils servent du jus de raisin de leur domaine aux enfants ou à ceux qui ne boivent pas d'alcool. En hiver, ils préparent le glühwein, le vin chaud aux épices. En été, ils acceptent que l'on coupe leur cuvée de base avec du soda. Ce mélange peu alcoolisé nommé spritzer est un breuvage aussi rafraîchissant qu'incontournable.
« Je n'aime pas couper mon vin, avoue tout de même Fritz Wieninger, mais c'est l'habitude à Vienne en été. C'est bien meilleur que la bière. » Ce viticulteur exploite 45 ha et son frère tient la taverne familiale avec un chef deux toques : « Nous servons 400 couverts à l'intérieur et 300 en terrasse, mais notre taverne n'est pas la plus vaste, certaines accueillent 1 000 couverts. Nous ouvrons 25 000 bouteilles par an, plus le vin ordinaire tiré directement de la cuve. » Ce débouché écoule 8 % des 300 000 bouteilles produites chaque année par les frères Wieninger. Entre vignoble, chai et Heuriger, l'entreprise emploie une cinquantaine de personnes et vient d'investir deux millions d'euros dans un nouveau bâtiment.
Les vignes, un espace de jogging et de promenade
A Paris, le vignoble urbain a disparu sous la pression immobilière. Comment a-t-il subsisté à Vienne où le mètre carré agricole vaut 20 euros contre 2 500 euros le mètre carré constructible ? La réponse est simple : la mairie, qui possède 30 % des vignobles, les a tous classés en terres non constructibles. Une politique approuvée par les Viennois, fortement attachés à leurs espaces verts et qui sont des milliers à pratiquer le jogging, la balade à pied ou en vélo dans les vignes, avant de prendre un petit verre et une collation au Heuriger.
Pour le vigneron, travailler à la capitale est contraignant. Les embouteillages ralentissent leurs déplacements quotidiens en tracteur ou en camions de livraison. En slalomant dans les ruelles pour rejoindre l'une de ses vignes, Stefan Hajszan évoque ses difficultés pour trouver du fumier de vache à la capitale, « et les voisins qui se plaignent de l'odeur », ajoute-t-il. Il déplore aussi le coût salarial des employés, qui ont besoin de davantage d'argent qu'à la campagne.
Pour s'en sortir, Fritz Wieninger emploie surtout des Hongrois, des Roumains, des Ukrainiens, et des Polonais : « Ils ont l'habitude de travailler la terre, sous la pluie ou le froid. Les Autrichiens préfèrent un bureau climatisé. »
Autre contrainte, le regard du public : « Lorsque les gens voient mon pulvérisateur, ils ont peur. Alors, j'arrête le tracteur. J'ai toujours une timbale pour leur faire goûter ce que je pulvérise, sourit Fritz Wieninger. Une tisane de camomille et d'ortie ! » Il traite en effet ses 45 ha en biodynamie. D'autres vignerons travaillent en bio ou en raisonné.
« Je ne pourrais pas vivre à la campagne »
Vivre et travailler au cœur d'un marché de deux millions et demi d'habitants à fort pouvoir d'achat présente aussi des avantages. « Je ne pourrais pas vivre à la campagne, confie Fritz Wieninger. J'ai besoin de la dynamique urbaine, de la vie intellectuelle. Je capte ce qui fait bouger les jeunes, les artistes, les publicitaires. Les acheteurs vivent ici, ils me disent aussitôt ce qui ne va pas et je réagis au quart de tour ».
Concrètement, il a fondé l'association Wien Wein (Vienne Vin) pour réunir les six plus gros producteurs de la ville et investir en commun dans la communication afin d'obtenir une meilleure visibilité. Leur objectif est de perpétuer la tradition tout en améliorant la qualité de leur offre en vins, nourriture et accueil.
« Ces dix dernières années, la superficie du vignoble viennois a augmenté de 10 %, c'est le plus grand accroissement de toute l'Autriche », s'enthousiasme le médiatique vigneron. Aujourd'hui, les Viennois adorent savourer un verre de vin, dîner ou déjeuner en observant la vendange, le travail des vignerons. Et repartir joyeusement en bus ou en tramway sans redouter l'alcootest. Les transports en commun, l'autre atout du vigneron citadin !