INSTANT DE REPOS pour cette ouvrière qui travaille sur l'immense domaine de Citic Guo'An. « Les vignes, c'est comme ses enfants, dit-elle. On ne les connaît bien que lorsqu'on les voit tous les jours ! » A ses pieds, on voit une raie d'irrigation. L'apport d'eau est vital dans cette région désertique. PHOTOS P. BOURGAULT
À MANASI, le chai de Citic Guo'An peut traiter 2 000 tonnes de raisins en 24 heures. Chaque cuve de stockage contient 3 450 hectolitres.
RAO JINGANG (ci-dessus, au centre) est le responsable technique de 3 000 ha du vignoble Citic Guo'An. Avec ses sept adjoints, il contrôle le travail de 3 700 familles de paysans. « Ici, il y a trop de feuilles, c'est trop tassé, observe-t-il. On va leur dire de rogner. »
POUR SE PROTÉGER de la poussière soulevée par les vents incessants qui parcourent le Xinjiang, cette ouvrière porte un masque et un foulard. Elle écime cette vigne avec des ciseaux.
Rien ne prédisposait le Xinjiang, le Far West de la Chine à devenir un terroir viticole. A la frontière avec le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Pakistan et l'Afghanistan, il pleut « un millimètre d'eau par an ! » sourit Grégory Michel. Cet œnologue travaille pour Loulan, 80 ha de vignes dans la zone la plus continentale de la planète, située à plus de 2 500 km de tout rivage maritime. « Ici, pas de pluie, donc pas de traitements », assure Grégory Michel, qui conduit en bio une partie du domaine Loulan.
Après la sécheresse, le froid. En plein désert de Gobi, l'hiver, les températures chutent entre -20 et -30°C. Sans protection, les pieds de vigne gèlent. Et pour couronner le tout, les natifs de la région sont des Ouïgours, de religion musulmane. Mais aucun de ces obstacles n'a découragé les Chinois de venir produire du vin. En 1949, Pékin annexe cette région vaste comme trois fois la France. Un antique système d'irrigation conduit l'eau des montagnes Tian Shan vers les oasis. Grâce à cela, ce territoire, appelé Turkestan, cultive la vigne depuis des siècles pour produire des raisins secs.
Pékin le nomme alors Xinjiang (nouvelle frontière). Vers 1980, le gouvernement central décide de planter des milliers d'hectares en cépages occidentaux (cabernet-sauvignon, syrah, merlot, chardonnay, chenin blanc, riesling…) et en variétés locales (beichun, cibayi, shabulawe…).
En hiver la vigne disparaît du paysage
L'eau coule une dizaine de fois par saison dans les raies d'irrigation, une fréquence propre à abreuver la vigne. Et comme les terres sont fertiles, les vignes sont plutôt vigoureuses.
Mais comment les protéger du gel ? Dès la fin des vendanges qui s'effectuent en septembre, les paysans se dépêchent de tailler la vigne, puis de plier et d'enterrer les souches dans la raie d'irrigation. Fin octobre, tous les ceps ont disparu du paysage. Sur des dizaines de milliers d'hectares, il ne reste qu'un paysage hérissé de piquets nus.
Le printemps précipite le déterrage des ceps. Assistés par des travailleurs saisonniers migrants, les paysans les attachent sur les fils et la végétation redémarre, toujours sous la menace du gel tardif.
Mais que faire lorsque la vigne grossit, que le tronc ne plie plus ? « En Chine, il n'y a pas de phylloxéra, rappelle Fred Nauleau, œnologue des vignobles Citic Guo'An (10 000 ha). Pas besoin de porte-greffe. On plante donc directement les cépages en terre et, lorsque les pieds deviennent trop gros et rigides, on les recèpe. Bien sûr, auparavant, on choisit les jeunes pousses vigoureuses qui vont les remplacer. »
Grégory Michel appelle ces pousses « l'assurance-vie ». Cette technique permet d'avoir des ceps toujours faciles à plier, alimentés par des racines fortes de vieille vigne.
Quant aux paysans, de culture musulmane, ils ne sont pas confrontés à la consommation de vin. Ils cultivent le raisin qui est vinifié par des caves industrielles, puis expédié vers Pékin et Shanghai ou même exporté. Citic Guo'An wineries, avec sa marque Suntime, élabore ainsi un rosé issu de syrah. On le trouve en particulier sur la carte du restaurant Autogrill du Carrousel du Louvre (Paris) à 12 euros la bouteille de 75 cl.
Il n'est pas vendu en Chine, car « le marché chinois n'est pas mûr pour le rosé. Les hommes n'en boivent pas, ils le considèrent comme une boisson pour femmes », explique Yiran Liu, directrice de la Maison du Languedoc-Roussillon à Shanghaï.
Citic Guo'An a aussi créé un « Sushi time » à base de riesling, destiné aux restaurants japonais. « Aujourd'hui, la marque Suntime est le leader du vin chinois en France, au Pays-Bas, en Belgique et en Allemagne », déclare Dimitri Perez, distributeur, qui exporte aussi du vin français en Chine.
Sur ses 10 000 ha, Citic Guo'An produit 750 000 hl. La winerie n'en vend que 10 % en bouteilles, soit 10 millions de cols. 90 % de la production part en vrac, dans des wagons flexitank, pour être embouteillé sous d'autres marques chinoises, sur la côte est, où vit une population aisée et consommatrice de vin, à 4 000 km du Xinjiang.
A l'opposé, le domaine Loulan se distingue par des vins plus classiques, vendus en bouteilles. L'entreprise produit un étonnant cépage local rou ding xiang muscaté, vinifié en doux naturel et que les Japonais apprécient. Emballées comme des reliquaires, ses bouteilles haut de gamme s'affichent jusqu'à 150 euros pièce.
La contrefaçon, un fléau
Les plantations devraient se poursuivre dans le Xinjaing. La région offre encore beaucoup d'espace, contrairement à l'est de la Chine où le climat humide exige de traiter souvent la vigne et où les terres sont polluées et chères, car convoitées par l'industrie et l'urbanisme.
De nombreux Chinois apprécient aussi l'exotisme des régions lointaines, telles le Tibet et le Xinjiang. Le tourisme s'y développe. Loulan envisage de créer des routes du vin, de creuser un local de dégustation et de vente dans une dune de sable, mais aussi de bâtir un musée de la vigne et du vin. La région encourage ce genre d'initiatives, propres à développer une identité viticole. Mais tout succès stimule la contrefaçon…
Les épiceries d'Urumqi, la capitale du Xinjiang, regorgent de bouteilles Suntime et Loulan plagiées, à moitié prix. On y trouve aussi divers liquides d'allure vineuse à partir d'un euro la bouteille. « On est en procès tous les mois avec des entreprises qui nous copient. En gage d'authenticité, nous avons donc choisi une bouteille en verre avec nos idéogrammes en relief », explique Grégory Michel.
« Bien souvent, les copieurs sont des entreprises fantômes, insaisissables, qui disparaissent aussitôt créées », déplore Fred Nauleau. De plus, certains faussaires bénéficieraient d'appuis politiques. Bordeaux n'est pas seul à souffrir de ce fléau qu'est la contrefaçon.