Céline Bessière, maître de conférences en sociologie à l'université Paris-Dauphine « Transmettre son exploitation signifie qu'on a réussi »

Cette jeune chercheuse en sociologie a étudié les mécanismes de la transmission dans des exploitations viticoles de Cognac. Elle en a tiré une thèse et un livre, publié en 2010 (1).

LA VIGNE : Que représente pour un viticulteur la transmission de son exploitation à la génération suivante ?

C. B. : Pour les vignerons que j'ai rencontrés à Cognac, et probablement pour l'ensemble des viticulteurs français, parvenir à transmettre son exploitation signifie « qu'on a réussi ». Cela valorise le travail qu'ils ont effectué pendant de nombreuses années, ils ont le sentiment de ne pas avoir travaillé pour rien. Il ne s'agit pas forcément de transmettre à l'identique leur exploitation, mais de pouvoir céder à leurs enfants un outil de travail qui a de la valeur. Et les vignerons nourrissent beaucoup d'espoirs quant au potentiel de leur repreneur.

La transmission d'un domaine viticole s'impose-t-elle au sein de la famille ?

C. B. : Non, les choses évoluent. Il y a quarante ans, la transmission se faisait systématiquement de père en fils, sans se poser de question. Aujourd'hui, les parents estiment que l'on ne peut pas forcer quelqu'un à reprendre un domaine ou à devenir viticulteur. Ils ne veulent pas que leur repreneur se lance à contrecœur. D'ailleurs, ils poussent de plus en plus leurs enfants à faire des études, en partie pour s'ouvrir à d'autres horizons que la viticulture. Même si c'est risqué, puisque les études augmentent les chances que le jeune choisisse une autre activité. Dans tous les cas, parmi les jeunes que j'ai interrogés, aucun n'a vécu la transmission comme étant imposée. Au contraire, ils ont plutôt évoqué leur volonté personnelle, leur vocation.

Mais la transmission dans le cadre familial s'impose souvent de manière indirecte.

C. B. : Oui, en quelque sorte. Il existe une contradiction entre le discours des parents qui disent « il fera ce qu'il voudra », et leur comportement. La transmission est une entreprise de longue haleine, qui s'opère sur le long terme. Cela commence parfois dès le plus jeune âge : le viticulteur fait monter très tôt son fils sur son tracteur, lui offre des jouets en rapport avec l'agriculture, le fait participer aux travaux de la vigne… Puis, le fils s'oriente vers des études agricoles. Au final, même s'il affirme qu'il s'installe de son propre chef, le repreneur est un peu conditionné. Souvent, il a fait sienne l'idée que vendre, c'est trahir ses parents, sa famille.

Vous employez la formule « Trois transmissions pour une reprise ». Qu'est-ce que cela signifie ?

C. B. : La première transmission qui vient à l'esprit est celle du patrimoine (des terres, des bâtiments, de l'outil de travail…). En fait, le patrimoine est la dernière chose que transmet un propriétaire viticole. Deux autres types de transmissions interviennent dans le processus. D'abord, le vigneron transmet son métier et surtout son goût du métier. Il transmet bien sûr des gestes techniques, mais surtout l'intérêt pour la vigne, la passion. Ensuite, il doit céder un statut de chef d'exploitation. En effet, le repreneur doit avoir envie d'être indépendant, de travailler à son compte et de diriger. Cette transmission se joue beaucoup au sein de la famille, comme celle du goût du métier, mais aussi à l'école. Ainsi, les jeunes viticulteurs mènent des études de plus en plus longues, parce qu'en plus des compétences techniques, ils doivent acquérir des notions de gestion, de comptabilité et, éventuellement, maîtriser des langues étrangères. Des aptitudes indispensables au rôle de chef d'exploitation.

Le choix du parfait repreneur, comment se fait-il ?

C. B. : Il me semble, que comme à Cognac, la transmission en viticulture s'effectue en grande majorité au sein de la famille, le repreneur étant un des enfants. En premier lieu, s'il y a des garçons dans la fratrie, les filles sont automatiquement disqualifiées. Les transmissions sont souvent sexistes en viticulture, en agriculture ou dans les professions d'indépendants. Ensuite, parmi les garçons, l'aîné a l'avantage de pouvoir déclarer sa vocation le premier. Toutefois, dans de nombreux cas, les cadets prennent le relais. Par exemple, lorsqu'un viticuleur a un fils alors qu'il est très jeune, il est encore loin de la retraite au moment où son enfant arrive à la vingtaine et où il doit choisir son orientation professionnelle. Ce dernier doit alors faire autre chose en attendant la transmission et peut finir par changer de voie. Le fils qui suit peut devenir le parfait repreneur.

S'il y a plusieurs enfants, peut-on transmettre de manière équitable ?

C. B. : Les exploitants qui ont un patrimoine important ou/et diversifié – c'est-à-dire qui ont des biens immobiliers, des actions ou des obligations en plus de leur domaine – ont plus de facilité à partager leurs biens équitablement. Ils peuvent parfois avoir plusieurs repreneurs. Pour les petits livreurs de vin ou les petits exploitants, c'est plus compliqué. Ils ne peuvent choisir qu'un repreneur et privilégient donc un de leurs enfants. Des conflits peuvent alors naître avec les autres frères et sœurs, notamment s'ils ont des difficultés financières

Et s'il n'y a pas de repreneur dans la famille ?

C. B. : En général, l'épreuve est très difficile à vivre. Certains exploitants sans repreneur s'en rendent malades : insomnies, dépression, ulcères à l'estomac… J'ai été frappée de voir toutes les solutions que peuvent imaginer ces derniers avant d'envisager la vente de leur domaine. Celle-ci est vraiment le dernier recours.

(1) « De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac », aux éditions Raison d'agir.