Retour

imprimer l'article Imprimer

DOSSIER - Transmission : L'affaire d'une vie

Céder son exploitation, une expérience comparable à un travail de deuil

Marine Balue - La vigne - n°236 - novembre 2011 - page 54

Comme d'autres chefs d'entreprise, beaucoup d'exploitants agricoles ont du mal à passer la main. Des experts nous en expliquent les raisons et donnent des conseils pour surmonter cette épreuve.

Combien de viticulteurs, longtemps après leur départ à la retraite, sont toujours omniprésents sur leur domaine ? Combien n'arrivent pas à décrocher alors que leurs enfants ont repris l'exploitation ?

Cette difficulté à passer la main est très répandue chez les chefs d'entreprise ou d'exploitation fortement investis dans leur travail. « Les freins à la transmission sont multiples : financiers, juridiques, fiscaux… mais aussi psychologiques, ce qui n'est pas souvent pris en compte », souligne Thierno Bah, maître de conférences à l'université de Rouen (Seine-Maritime), qui a étudié l'aspect psychologique de la transmission de petites et moyennes entreprises.

En effet, la transmission représente une rupture dans la vie du cédant. « Elle est souvent perçue comme une expérience agonisante, une fin en soi, voire un échec personnel si les enfants ne veulent pas reprendre le flambeau », décrit Thierno Bah.

Transmettre hors de la famille est plus difficile

D'autant que c'est aussi un acte irréversible, rappelle Isabelle Boyer, gérante d'un cabinet de formations et de conseils aux entreprises agricoles : « Ce qui est transmis ne se récupère pas. On éprouve donc, en transmettant, un abandon, une dépossession ». Pour le psychologue Philippe Pailot, céder son entreprise s'accompagne même d'une perte d'identité, ce qui peut expliquer la résistance à partir. Les psychologues vont jusqu'à comparer la cession d'une entreprise à une expérience de deuil. Le cédant doit surmonter cette épreuve s'il veut transmettre plus facilement sa société. D'après les observations de Thierno Bah, ce deuil est plus difficile lorsque la personne est attachée à l'entreprise, qu'elle l'a dirigée pendant des années, qu'elle l'a créée ou que l'entreprise est transmise de génération en génération. Ou encore lorsque la succession s'effectue hors du cadre familial. « Quand on transmet à un enfant, il y a une sorte de continuité de l'entreprise et c'est plus facile », illustre le chercheur. Dans tous les cas, le travail de deuil ne se fait pas du jour au lendemain.

C'est pourquoi les experts conseillent de préparer la transmission et d'anticiper. Brigitte Chizelle, sociologue des organisations, et Dominique Lataste, psychosociologue, proposent des formations aux agriculteurs qui lèguent leur ferme. « Nous les aidons à passer de l'idée “il faudrait que je transmette” à “je veux transmettre”. » Pour cela, ils insistent sur la préparation psychologique et le temps qu'elle nécessite : être prêt à céder son domaine prend au moins trois à cinq ans. « Il faut faire le point sur son histoire et celle de sa ferme. Essayer de dédramatiser la situation en réfléchissant aux choix possibles pour la transmission », décrivent-ils.

La période de préparation est l'occasion de dialoguer avec sa famille, son repreneur potentiel et son conjoint. C'est le moment de décider si l'on va continuer à résider sur l'exploitation. Il est aussi indispensable pour le cédant de trouver un nouveau projet de vie, qui se substitue peu à peu au travail sur l'exploitation. Cela, en s'investissant dans d'autres activités : associations, conseil à de jeunes entrepreneurs, voyages…

Prendre le temps de connaître son repreneur

« Le cédant doit également préparer l'entreprise en la rendant attractive », précise Thierno Bah. Pour partir plus sereinement, il doit avoir le sentiment que son entreprise sera pérenne. Que les emplois qu'elle génère seront maintenus, par exemple. De même, il partira plus facilement s'il est assuré d'avoir un revenu correct après la transmission. Lorsque celle-ci a lieu hors du cadre familial, il est essentiel de bien choisir le repreneur. « Il est important de prendre le temps de le connaître, ainsi que ses projets pour l'exploitation », explique Brigitte Chizelle. Son intégration doit être progressive. « L'agriculteur cédant doit l'aider à trouver sa place dans l'activité de la ferme, auprès des clients et des fournisseurs, mais aussi favoriser son inclusion sur le territoire », détaille Dominique Lataste. Une remarque également valable si le repreneur est issu de la famille. Tout cela représente une somme d'efforts qu'il n'est pas évident d'accomplir. L'agriculteur a souvent besoin d'aide. Or, « beaucoup de moyens sont mis sur l'installation des jeunes agriculteurs, mais très peu sur l'accompagnement de ceux qui transmettent », remarque Brigitte Chizelle. Pourtant, selon elle, ce sont eux qui ont les clés d'une transmission réussie.

Quatre étapes pour surmonter l'épreuve

Quand quelqu'un perd un être cher ou un objet d'attachement, il passe par un processus de deuil. Plusieurs psychologues ont transposé ce concept, abordé pour la première fois par Freud, au milieu de l'entreprise. Pour Thierno Bah, maître de conférences à l'université de Rouen, le deuil se décompose en quatre phases.

Le choc : la personne réalise qu'elle doit céder son exploitation. Elle est en état de sidération, voire de déni. Le choc est d'autant plus intense que la transmission arrive de façon brutale (problèmes de santé, financiers…).

La phase de langueur et de recherche : le cédant prend conscience que la transmission est en marche. Il peut être sujet à la nostalgie, à la colère et se surinvestir dans l'entreprise.

La dépression : le cédant reconnaît le caractère irréversible de la transmission. Il peut se replier sur lui-même, être triste et se sentir inutile.

L'acceptation ou la fin du deuil : le cédant « passe à autre chose », s'investit dans d'autres activités.

Cet article fait partie du dossier Transmission : L'affaire d'une vie

Consultez les autres articles du dossier :

L'essentiel de l'offre

Voir aussi :