Ce vendredi 18 octobre, le rendez-vous est fixé devant la Fédération des syndicats des producteurs de Châteauneuf-du-Pape (Vaucluse). Philippe Cambie arrive à l'heure. L'homme aux cheveux grisonnant impressionne par son physique de première ligne. « Nous allons au domaine Duseigneur, à Saint-Laurent-des-Arbres (Gard) », annonce-t-il.
8 H 45, DOMAINE DUSEIGNEUR. Ce village se trouve sur la rive droite du Rhône, à une quinzaine de kilomètres de Châteauneuf-du-Pape. Quelques minutes suffisent pour y arriver lorsque la chanson « Formidable », du chanteur belge Stromae, retentit dans la voiture. C'est la sonnerie du téléphone de l'œnologue de 61 ans. Marie Giraud, du domaine Giraud, que Philippe Cambie conseille, s'inquiète pour une de ses cuves. Elle commence juste à fermenter et sent l'acétate d'éthyle. « Des levures apiculées se sont sûrement développées et ont formé de l'acétate. Mais elles vont mourir dès qu'il y aura un peu d'alcool, rassure-t-il. Ça va entrer dans le profil aromatique de ton vin. Je vois cela tout le temps dans les domaines qui vinifient sans soufre. Si c'est trop marqué, nous ferons un élevage sous bois. »
Après avoir raccroché, l'œnologue sort de sa voiture et se dirige vers une salle de réception du domaine Duseigneur. Adrien De Mello, le maître de chai, y a préparé des verres et les bouteilles à déguster. Il sert d'abord deux clairettes puis un bourboulenc, un cépage blanc qui fait partie des treize cépages autorisés par l'appellation Châteauneuf-du-Pape. Dans ce dernier vin, Philippe Cambie sent une pointe de réduction, « mais elle disparaît à l'aération », note-t-il. Il explique « qu'on ne peut pas faire grand-chose puisque cette cuve est à 1 005 de densité ». Philippe Cambie recommande au maître de chai de soutirer la cuve dès la fin de la fermentation pour enlever les lies grossières qui peuvent être responsables des odeurs de réduction. Ensuite, l'œnologue lui déconseille de bâtonner « Si nous avions une trame très acide, nous bâtonnerions pour apporter du gras, mais nous avons naturellement du gras, surtout avec la clairette et le bourboulenc. »
Le premier rouge est un assemblage de carignan et de mourvèdre. « Il est à 1 009 », indique Adrien. Philippe Cambie préconise de « bien brasser les lies pour finir les sucres sous marc. Ça remet en suspension les levures qui ont tendance à sédimenter lorsqu'elles sont moins actives. Et, en plus, ça permet de libérer un maximum de mannoprotéines présentes dans les parois des cellules de levures ».
En pratique, comment cela se passe ? « Il faut pomper le jus par le bas de la cuve. Ensuite, il faut plonger une canne en inox percée par le haut de la cuve et traverser le chapeau de marc, avant de renvoyer le jus au fond de la cuve et de bien remuer dans tous les coins. » Cette opération permet d'apporter « du gras et de l'onctuosité », selon Philippe Cambie.
Après avoir goûté une cuvée sans soufre et deux syrahs qui « doivent encore s'arrondir car elles ne sont qu'à vingt jours de cuvaison », le maître de chai sert les grenaches qui, eux, sont au tout début de la fermentation. « Pour le moment, il y a un très joli fruit sur ces cuves. Au nez, on retrouve vraiment les caractéristiques de framboises et de fraises écrasées typiques de ce cépage. »
Philippe Cambie a dégusté une quinzaine d'échantillons, il est temps de retourner à Châteauneuf-du-Pape où il est attendu au château de Vaudieu.
10 H 00, CHÂTEAU DE VAUDIEU. Nouveau coup de téléphone. Il provient du Priorat, en Espagne, où Philippe Cambie conseille quelques domaines. Un vinificateur se soucie d'une odeur marquée d'évent sur un marc alors que la cuve en question renferme encore 10 g/l de sucres. Après lui avoir posé quelques questions, Philippe Cambie suggère de mettre la cuve en « cocotte ». Une fois le téléphone raccroché, il précise que « mettre en cocotte, c'est remplir la cuve pour immerger le marc et pour limiter le contact avec l'oxygène. Il faut décuver une autre cuve de même niveau qualitatif et de même appellation, puis utiliser le vin de goutte pour remplir la cuve qui pose problème. La fermentation peut ainsi s'achever ». Au château de Vaudieu, la dégustation se fait dans un bureau en présence de Christophe Schurdevin et de Laurent Bréchet, le maître de chai et le propriétaire des lieux. Après deux échantillons de rouges, Philippe Cambie s'arrête quelques instants sur le troisième vin qui passera dans des fûts d'un et deux vins. « Nous décuverons cette cuve-là mercredi. Il faut que les fûts soient prêts. Mais avant d'entonner, nous ferons un débourbage 48 heures après le décuvage pour enlever les lies grossières et ne garder que les lies fines », décide-t-il.
S'ensuit la dégustation d'une « très jolie syrah » puis d'un échantillon de « la cuve numéro dix », comme l'indique Christophe Schurdevin. « Ça renarde un peu ! » soupire l'œnologue. Des notes de réduction sont effectivement perceptibles. Philippe Cambie demande à quelle densité se situe la cuve. « 1 005 », répond le maître de chai. « Tu peux encore faire une aération, au bac, pas au cliqueur, ça ne sert à rien », poursuit Philippe Cambie. La dégustation se termine par les grenaches avant que Christophe Schurdevin interpelle l'expert : « Pour les vins qui ont fini de fermenter, est-ce que je dois remonter les températures à 23-24°C ? » Car en cette année tardive et de petite récolte, les cuves refroidissent vite dès la fermentation terminée. « Généralement, pendant les fermentations alcooliques (FA), je régule à 25°C et grâce à l'inertie thermique, je parviens à maintenir cette température pendant huit à dix jours en post-FA, rapporte le maître de chai. Cette année, ce n'est pas le cas. Les températures sont descendues rapidement à 19°C dès la fin de la FA. » Philippe Cambie explique que, cette année, les macérations post-fermentaires à chaud fonctionnent bien. « Tu peux remonter les températures à 24-25°C en brassant un peu les lies. Mais je préconise de ne pas dépasser ce seuil, contrairement à ce qui se pratique en Bordelais où ils peuvent chauffer jusqu'à 30°C. Je ne veux pas que ça tue le fruit. Ça permet simplement de libérer des polysaccharides. »
13 H 40, DOMAINE L'ABBÉ DÎNE. Après un passage au domaine du Vieux donjon et au domaine Bosquet des papes, direction le domaine de l'Abbé dîne, situé à Courthézon (Vaucluse). L'exploitation est gérée par Nathalie Reynaud. La dégustation s'improvise à l'extérieur du chai sur un bac à vendange vide. Après lui avoir suggéré de couper le froid et d'ajouter 30 g de Fermaid O à une cuve de blanc dont la fermentation commençait à ralentir, Philippe Cambie recommande au maître de chai de prévoir le décuvage d'une syrah rentrée le 25 septembre pour le lundi 21 ou mardi 22 octobre. « Elle est ronde et grasse. Elle est très jolie, assure l'œnologue. Sépare les gouttes et les presses. Nous les analyserons ensuite. Après, nous déciderons si on les rassemble. Il faut aussi que tu réfléchisses à un achat de fûts. »
Philippe Cambie nous confiera plus tard qu'il pousse la vigneronne à élever ce vin en fûts alors qu'elle le met en bouteilles très jeune. « Un passage en barriques permettrait de le complexifier, de lui donner une note un peu plus mature. Pour un châteauneuf-du-pape, il manque un peu d'élevage », constate-t-il.
Avant de partir, Philippe Cambie déguste un mourvèdre, moins réussi que les autres vins. La fermentation s'achève et le maître de chai a du mal à brasser les lies. Pour lui redonner de l'élan et finir les derniers sucres, l'œnologue lui conseille d'effectuer un dernier délestage à l'abri de l'air. Cette opération permettra de remuer les lies, « d'écraser les raisins, de drainer les jus et de libérer les derniers sucres ».
La journée de Philippe Cambie est loin d'être terminée. Nous l'avons suivi à la maison Brotte, au domaine Giraud, au château Gigognan et au domaine Mayard où il a continué à prodiguer ses conseils, en s'adaptant toujours aux situations auxquelles il était confronté. Philippe Cambie façonne les vins afin qu'ils plaisent : « Je cherche des vins ronds, onctueux, avec une belle sucrosité mais avec de la fraîcheur et surtout avec du fruit. Je dis que j'aime le fruit, mais je pense que le consommateur l'aime également. Pour vivre du vin, il faut avant tout le produire pour le consommateur. »
Des durées de cuvaison plus courtes pour le millésime 2013
Selon Philippe Cambie, 2013 ne sera pas le millésime du siècle pour les châteauneuf-du-pape. Il pense qu'il y aura des jolis vins mais peu de grandes cuvées. « Cette année, le raisin n'est pas arrivé à l'optimum de maturité, indique l'œnologue. Mais même s'il y avait 10 à 15 % de raisin qui n'était pas à l'optimum dans la vendange, les vins ne sont pas végétaux pour autant. Avec les viticulteurs que je conseille, nous avons travaillé de manière un peu différente. Nous extrayons moins : nous réduisons la durée des cuvaisons et le nombre ou la durée des remontages. Cette année, les syrahs sont assez agréables après vingt-deux à vingt-cinq jours de cuvaison. Les grenaches, je préconise de les laisser un peu plus sur marc parce que le pic tannique est un peu plus tardif et qu'ils ont besoin de s'arrondir. Je pense qu'il faut les laisser une trentaine de jours. D'habitude, les grands grenaches macèrent six semaines. Plus il y a de matière, plus on laisse macérer. » Le grenache, l'appellation va en manquer cette année, car ce cépage a beaucoup coulé. Il y a environ 30 % de volume en moins par rapport à une année classique, alors Philippe Cambie s'adapte : « Nous allons élaborer des vins avec plus de syrah et de mourvèdre que d'habitude. Généralement, le grenache apporte un peu plus de corps, de chaleur et le côté réglisse. Avec la syrah ou le mourvèdre, le risque, c'est de produire des vins plus austères. Pour le moment (fin octobre, NDLR), les vins sont un peu déstructurés. Sûrement à cause de l'acide malique très élevé et de la maturité très hétérogène des raisins. Il faut leur laisser un peu de temps pour qu'ils s'arrondissent. »