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Irak Le vin clandestin

PIERRICK BOURGAULT - La vigne - n°264 - mai 2014 - page 88

Quelques vignerons du Kurdistan irakien continuent à cultiver la vigne, vinifier le raisin et distiller l'arak en toute discrétion. À cause de l'Islam ? Pas exactement.
PAYSAGES VITICOLES DU KURDISTAN, l'ancienne Mésopotamie dont Nabuchodonosor II (604-562 avant J.-C.) fut le roi. Des vignes bien entretenues, des parcelles récemment plantées semblent prouver que les vignerons sont entrés en résistance - une seconde nature pour les Kurdes.  PHOTOS P. BOURGAULT

PAYSAGES VITICOLES DU KURDISTAN, l'ancienne Mésopotamie dont Nabuchodonosor II (604-562 avant J.-C.) fut le roi. Des vignes bien entretenues, des parcelles récemment plantées semblent prouver que les vignerons sont entrés en résistance - une seconde nature pour les Kurdes. PHOTOS P. BOURGAULT

PUBLICITÉ POUR UN VIN DU LIBAN dans le quartier chrétien d'Erbil. Avant la guerre, c'est au Kurdistan que les Iraniens, soumis au régime sec, s'approvisionnaient clandestinement en vins et en alcools distillés.

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CE CÉPAGE DONNE DES BAIES À LA FOIS ROUGES ET BLANCHES. Selon la FAO, la production de raisin en Irak s'élève à 226 718 tonnes en 2011.

CE CÉPAGE DONNE DES BAIES À LA FOIS ROUGES ET BLANCHES. Selon la FAO, la production de raisin en Irak s'élève à 226 718 tonnes en 2011.

CIMETIÈRE CHRÉTIEN, où la croix se mêle à la vigne et aux caractères arabes des épitaphes.

CIMETIÈRE CHRÉTIEN, où la croix se mêle à la vigne et aux caractères arabes des épitaphes.

MOHAMMAD SALEM ET SON FILS (EN ARRIÈRE-PLAN) cultivent 4,5 ha de vigne irriguée et palissée sur des poteaux en ciment. Ils récoltent les grains presque tous les jours de juillet à décembre et vendent les raisins au marché au gros.

MOHAMMAD SALEM ET SON FILS (EN ARRIÈRE-PLAN) cultivent 4,5 ha de vigne irriguée et palissée sur des poteaux en ciment. Ils récoltent les grains presque tous les jours de juillet à décembre et vendent les raisins au marché au gros.

VINIFICATION CLANDESTINE.  Fermenté dans des bonbonnes dans une salle d'eau familiale, le vin obtenu atteint 9 à 12 degrés. Plusieurs centaines de bouteilles par an sont ainsi produites. Mais la rente du pétrole favorise l'importation plutôt que la production locale.

VINIFICATION CLANDESTINE. Fermenté dans des bonbonnes dans une salle d'eau familiale, le vin obtenu atteint 9 à 12 degrés. Plusieurs centaines de bouteilles par an sont ainsi produites. Mais la rente du pétrole favorise l'importation plutôt que la production locale.

Dans le quartier chrétien d'Erbil, capitale de la région autonome du Kurdistan, au nord de l'Irak, de nombreux magasins vendent des vins turcs, libanais, jordaniens, australiens ou français. Les prix sont abordables (8 à 17 euros) pour une population au niveau de vie soutenu par le pétrole. Aucune bouteille ne semble produite localement, même si certains affirment le contraire. Nous sommes à une heure de route de Mossoul, ville soumise aux extrémistes et aussi meurtrière que Bagdad. Par prudence, la filière viticole d'Erbil se veut invisible.

Certes, l'identité kurde est plus forte et fédératrice que les clivages religieux. Les villages musulmans et chrétiens vivent plutôt en paix et se sont longtemps battus contre leur ennemi commun, Saddam Hussein. Cependant, la discrétion est la règle en ce qui concerne le vin. Si des viticulteurs sont prêts à ouvrir leur porte, aucun n'accepte d'être pris en photo.

À Barbehane, près de Dohuk, Mohammad Salem et son fils cultivent 4,5 ha de vigne irriguée et palissée sur des poteaux en ciment. Fin septembre, les grains sont de taille, de maturité et parfois de couleur hétérogènes. Des raisins sèchent sur pied - la température atteint 50°C en été - ou tombent à terre. Mohammad annonce un rendement de 50 q/ha, plutôt faible pour des vignes irriguées.

La famille Salem cueille des raisins presque tous les jours de juillet à décembre, « selon les années et les maladies fongiques ». Elle les vend entre 0,50 et 1 €/kg au marché de gros, le rouge mieux que le blanc. Des prix que pratiquent les petits étalages installés au bord des routes.

« Avec ces variétés, on peut tout faire : raisin de table, raisin sec, jus de raisin, vin, arak (une eau-de-vie de vin souvent parfumée à l'anis, NDLR), vinaigre ! Le jus de raisin est très apprécié durant le ramadan, le soir, à la rupture du jeûne », indique Mohammad. La conversation glisse naturellement vers la fermentation. « Ici, il y a vingt-cinq ans, avant que Saddam Hussein ne rase les villages, on faisait du vin et de l'arak. » Et maintenant ? « On en fait toujours ! » s'exclame un voisin. Mais Mohammad affirme ne pas vinifier : il vend seulement son raisin.

Stratégies de l'ombre

À une heure de route, dans un village chrétien près d'Amedia, la vigne forme des haies épaisses ou s'étale en pergolas, protégeant du soleil les habitants et leurs puissants 4 x 4. Devant une maison, un cep d'une trentaine de centimètres de diamètre, non greffé, forme un vaste auvent de feuilles et de grappes. Le propriétaire des lieux raconte l'élaboration de l'arak. « Je récolte le raisin, je l'écrase et le laisse en cuve pendant sept jours, avant de le distiller pour obtenir un alcool de raisin à 70° environ. » Lorsqu'on lui demande de visiter sa cave, il répond d'un sourire : « Cela fait des années qu'on n'en fait plus ! »

À l'épicerie du coin, un homme sirote le thé avec ses amis. Il nous vend une bouteille de son vin. « 12 000 dinars (7,50 euros) pour le bon, moins pour l'autre », annonce-t-il. Ce jus fermenté quelques semaines plus tôt est encore fruité et déjà oxydé. « J'écrase dans une cuve des raisins du cépage mermek. Après sept jours de fermentation, je mets en bouteilles. Je produis quelques centaines de bouteilles par an... », confie-t-il.

Lorsqu'il était enfant, il se souvient que le village vinifiait dans des jarres en terre. Il possède un alambic acheté à Bagdad, mais ne le montre pas. « C'est dans un village voisin, de toute façon on ne s'en sert plus beaucoup... » Lui aussi se définit comme « chrétien assyrien ».

L'évêque de Dohuk, monseigneur Rabban, a ouvert une école laïque et gratuite pour garçons et filles, musulmans comme chrétiens. Ce fin diplomate respecté de tous refuse de révéler la provenance du vin de messe de son diocèse, sans doute pour protéger ses amis vignerons.

Vignerons en résistance

Nous parvenons malgré tout à rencontrer l'un de ses fournisseurs. Dans les montagnes près de la frontière turque, ce vigneron accepte de témoigner, sans que son nom soit cité. Durant l'hiver 1991, son village a subi les représailles de Saddam Hussein après l'insurrection des Kurdes contre le dictateur.

Aucune maison n'est restée debout après le passage des troupes. Les habitants ont rebâti leur village, où la vigne pousse vigoureusement. Elle déborde du cimetière chrétien, forme des haies et envahit les lieux en témoignage de l'intense activité vinicole passée. La pluviométrie est de 800 à 1 000 mm, l'altitude de 800 m, l'ensoleillement excellent.

Ce vigneron raconte sa méthode pour préparer plusieurs centaines de bouteilles par an dans la salle d'eau familiale. « Cueillir le raisin et le transporter en cagettes. Ne pas le laver, car l'eau contient du chlore qui nuit à la fermentation. Écraser dans une cuvette avec des bottes propres. Laisser fermenter par les levures naturelles. Mettre en bonbonne, prévoir une paille dans le bouchon pour que le gaz carbonique s'échappe, sans laisser entrer l'oxygène. Laisser décanter, siphonner. »

Il obtient ainsi un vin entre 9 et 12 degrés. Pour son rosé, il mélange des raisins rouges et blancs. Avant les massacres de 1991, son père et son grand-père vinifiaient en jarres, selon la tradition locale. Ce vigneron amateur - mais docteur en pétrochimie - distille son arak par cinq passages dans l'alambic. Il ajoute ensuite l'anis de son jardin à son eau-de-vie. « Il n'y a pas de vin kurde, juste des Kurdes qui font du vin », plaisante-t-il.

Sur cette terre de Mésopotamie qui l'a vue naître, la viticulture serait-elle en voie de disparition ? Paradoxalement, ce n'est pas l'Islam qui a détruit la filière viticole en Irak, mais un laïc buveur de vin : Saddam Hussein, amateur de mateus portugais, un rosé effervescent retrouvé dans les caves de ses palais. Le terrorisme né des guerres est aujourd'hui assez menaçant pour contraindre les vignerons à la clandestinité.

Une diversité fabuleuse

Le Kurdistan reste un trésor de biodiversité et une réserve de vignes préphylloxériques. Ici, personne n'a jamais entendu le mot phylloxéra. À Barbehane, près de Dohuk, Mohammad Salem réunit dans un même rang plusieurs cépages qu'il distingue selon leur couleur. « Il y a les noirs (mermerk, rosh mew), les rouges (taefi, kamali), les jaunes (zarek, hejaze, khateni, keshmesh) et les cépages rouges et blancs (helwani) qui associent sur la même grappe des grains de couleurs différentes. » La plantation, franche de pied à partir de boutures de bois de taille, s'effectue en février. Courant mars, Mohammad pratique aussi des greffages pour multiplier les cépages qu'il juge plus intéressants. Si l'avenir du vin kurde semble incertain, celui de la viticulture mondiale pousse peut-être sur ce territoire qui abrite les vignes de la Mésopotamie et du roi Nabuchodonosor.

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