Pour les vins rouges, connaître l'aptitude à l'extraction des composés phénoliques des baies est important. De cette maturité dite « phénolique » dépend la date des vendanges. Elle est aussi un critère déterminant dans le choix des techniques de vinification en fonction du type de vin souhaité.
Au laboratoire, la méthode Glories, établie par le professeur Yves Glories dans les années 1990, reste la référence. Elle permet d'évaluer la maturité phénolique selon plusieurs paramètres, dont l'extractibilité des anthocyanes. Le principe consiste à comparer un broyat de raisin dilué dans une solution acide proche des conditions de cuvaison (pH 3,2) à un autre broyat dilué dans un milieu très acide (pH 1).
Plus les deux valeurs sont proches, plus les anthocyanes sont extractibles et plus la maturité est avancée. D'autres dosages associés à cette méthode permettent de connaître le potentiel total en anthocyanes et tannins ainsi que le degré de maturité des pépins.
« Temps d'attente. » Cependant, comme le souligne Stéphane Toutoundji, oenologue conseil dans le Bordelais, « les équilibres ont changé en vingt ans. Les indices obtenus avec cette méthode sont à adapter aux nouvelles vendanges qui présentent des pH plus élevés. De plus, il existe une grande variabilité entre cépages et il est donc impossible de généraliser les indices ».
Autre limite : la mise en oeuvre de ces analyses. Pour Francine Calmels, oenologue conseil au laboratoire départemental de Gaillac, dans le Tarn, « la méthode de Glories est trop longue à mettre en place car elle nécessite beaucoup de manipulations et des temps d'attente élevés. Nous ne la pratiquons plus que sur demande expresse d'un client. Déguster les baies est bien plus efficace et permet un échange plus riche avec les viticulteurs. Discuter avec eux du goût et des caractéristiques sensorielles du raisin est beaucoup plus parlant que d'avancer des indices chiffrés, difficilement interprétables ».
Ce point de vue n'est pas partagé par Sylvie Biau, directrice du service analytique du laboratoire Sovivins, à Martillac (Gironde). « Il est vrai que la méthode de Glories demande de la place, du temps et du personnel. Mais elle reste une priorité pour notre laboratoire, assure-t-elle. Elle nous permet de garder toute objectivité et de comparer les indices obtenus chez un client à ceux de notre réseau de parcelles de référence. C'est un outil déterminant pour notre évaluation de la maturité phénolique. »
Coupler analyse et dégustation. Elle indique néanmoins que l'interprétation analytique est à coupler avec la dégustation des baies. Bruno Guillet, oenologue pour le laboratoire Gresser, en Alsace, est du même avis. Il considère que « l'analyse chimique est très objective. L'analyse sensorielle demande beaucoup de temps et d'entraînement. Elle doit être menée de manière très carrée, sinon les résultats sont inexploitables ».
Philippe Gard, propriétaire de la Coume del Mas, à Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales), a fait son choix. « J'ai arrêté de réaliser des analyses du potentiel polyphénolique dont les résultats dépendaient trop du millésime et des prélèvements, déclare-t-il. Je préfère désormais me fier à mon expérience, à ma connaissance des parcelles et à la dégustation des baies et du jus pour évaluer leur qualité tannique et gustative et suivre leur maturation. »
Ce point de vue est soutenu par Sébastien Pardaillé, oenologue conseil du cabinet d'oenoconseil Natoli, situé à Saint-Clément-de-Rivière (Hérault). Pour lui, « la dégustation des baies à la parcelle est fondamentale ».
« Sur place, je peux évaluer la qualité sensorielle des raisins en la confrontant à l'état sanitaire et physiologique de la parcelle, ajoute-t-il. Constater un éventuel stress hydrique, une carence minérale ou un problème de vigueur me donne beaucoup plus d'informations pour apporter mon conseil et orienter les raisins. Les analyses physico-chimiques classiques (sucres, acidité totale, acide malique et azote) viennent compléter ces observations. Mais il ne faut pas oublier le goût. À partir du moment où la dégustation des baies montre une finesse des tannins, une bonne dilacération de la pellicule et des arômes intenses et agréables, il n'est pas insensé de supposer que la date de récolte optimale est proche. »
Une méthode rigoureuse mise au point à Bordeaux
L'IFV Pôle Bordeaux-Aquitaine, en Gironde, a mis au point une méthode de dégustation des baies en vue de suivre la maturation et de réaliser des comparaisons entre parcelles. Après avoir sélectionné des parcelles représentatives, on identifie un rang (plusieurs si la parcelle est grande) dont on marque les souches bien équilibrées. À partir de cinq semaines avant la date théorique des vendanges, une personne - toujours la même - réalise un prélèvement hebdomadaire. Les baies ramassées sont confiées à un jury de dégustation de trois à cinq membres, les mêmes pendant tout le suivi. Les dégustateurs prennent les baies entre leurs lèvres, côté cicatrice vers la bouche, aspirent la pulpe, réservent la peau puis séparent les pépins de la pulpe avec la langue et les recrachent. Commence alors la dégustation de la pulpe. Les dégustateurs quantifient les saveurs sucrée et acide. Ensuite, ils ingèrent les pellicules, les mâchent dix fois et notent leur intensité tannique après avoir passé le broyat sur le palais et les muqueuses buccales. Ils évaluent la sécheresse des tannins en fonction de la facilité à resaliver. Ils évaluent également les arômes dominants libérés par la dégustation de la pellicule. Les pépins ne sont dégustés que lorsqu'ils prennent une teinte jaune marron. Ils sont alors écrasés entre les dents pour apprécier leur dureté et évaluer leur intensité tannique. Tous les paramètres sont notés de 1 à 4.
Avec ces résultats, deux indices peuvent être calculés :
- l'indice de maturité pulpaire : qui peut être comparé à l'indice de maturité (sucres/acides) obtenu par l'analyse;
- et l'indice de maturité phénolique : qui peut être comparé à l'évolution de la teneur en anthocyanes. Déguster les baies permet de confirmer les résultats d'analyses tout en apportant une information plus qualitative sur l'évolution des arômes et la maturité phénolique.
Blocage de maturité : des cuvaisons plus courtes
Un stress hydrique trop intense peut bloquer l'évolution de la maturité phénolique. La concentration en sucres, en acides et en polyphénols augmente du seul fait de la concentration des baies. Les vins peuvent alors être très colorés et présenter un caractère désagréable en raison de la présence élevée en tannins non polymérisés. Dans ce cas, Claude Gros, oenologue conseil du laboratoire Dejean, à Narbonne (Aude), conseille « de récolter les raisins à une maturité raisonnable, autour de 13 à 14 % de TAV potentiel. Il ne sert à rien d'attendre une évolution qui ne viendra pas. Ensuite, c'est à la cave que se prennent les décisions. Pour ce type de récolte, il est plus judicieux de réaliser des macérations courtes afin de ne pas extraire de caractères végétaux liés à un manque de maturité des tannins. Lorsqu'on est équipé, une macération préfermentaire à chaud de quelques heures suivie d'un écoulage est bien adaptée à ce type de récolte. En vinification traditionnelle, mieux vaut opter pour une macération très courte : de deux à trois jours. La fermentation se fera en phase liquide ».