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VIGNE

À l'attaque des douleurs des tailleurs

COLETTE GOINÈRE - La vigne - n°268 - octobre 2014 - page 38

Le château Larose Trintaudon a fait appel à un laboratoire de recherche pour endiguer les maux de dos et autres troubles musculo-squelettiques (TMS) dont souffrent ses tailleurs. L'expérience montre les bienfaits de l'échauffement avant la taille.
DEUX EXERCICES D'ÉCHAUFFEMENT recommandés pour le dos. © R. BALAGUIER

DEUX EXERCICES D'ÉCHAUFFEMENT recommandés pour le dos. © R. BALAGUIER

Franck Bijon le confesse : « Les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont un fléau qu'il n'est pas facile d'éradiquer. » Le directeur technique du château Larose Trintaudon, cru bourgeois du Haut-Médoc, est confronté au problème depuis des années. Un véritable casse-tête pour cette propriété de 205 hectares qui emploie 60 salariés dont 35 sont affectés à la vigne. Régulièrement, l'entreprise doit faire face aux arrêts de travail de ses ouvriers, atteints de douleurs aiguës au dos, aux épaules ou aux poignets. Résultat : 700 à 1 200 jours de travail perdus par an. Et ce malgré les tentatives pour endiguer le phénomène.

En 2000, le château a remplacé le paiement à la tâche par un salaire de base garanti assorti d'une rémunération au mérite. Il a instauré l'alternance entre la taille et la réparation du palissage pour limiter la répétition des tâches. Rien n'y a fait. Les TMS ont continué de gagner du terrain. « Le travail viticole est très difficile. Il entraîne des contraintes physiques qui s'apparentent à celles des sportifs de haut niveau. Or, nos salariés n'y sont pas préparés », reconnaît Franck Bijon.

Courant 2012, Franck Bijon entre en contact avec Nicolas Vuillerme, enseignant chercheur à l'université Joseph-Fourier de Grenoble (Isère) et membre d'un laboratoire spécialisé dans les problématiques de vieillissement et les troubles musculo-squelettiques. Séduit par son approche, il passe un accord avec le laboratoire. Celui-ci va analyser les gestes et les postures adoptés par les tailleurs afin de réaliser un programme d'activités physiques dédiées à la prévention des troubles musculo-squelettiques. Des exercices centrés sur la sangle abdominale et le rachis lombaire, c'est-à-dire le bas de la colonne vertébrale.

Nicolas Vuillerme dépêche un étudiant de son université, Romain Balaguier. Le jeune homme débarque au château en mars 2013 pour analyser les gestes et postures des salariés lors de la taille. Sept vignerons, hommes et femmes, se portent volontaires. Deux fois par jour, il les filme pendant quinze minutes. Pour quantifier à quel point ils travaillent penchés vers l'avant, il mesure l'angle entre le tronc et la cuisse, et le temps passé dans cette posture. Résultat, les tailleurs passent 100 % de leur temps le tronc penché d'au moins 30° vers l'avant. Les muscles du bas du dos sont donc en permanence sollicités pour compenser cette position très inconfortable. Une situation que le laboratoire considère comme « extrême ». « Posture et temps passé conduisent à un facteur de risque de TMS important », conclut Romain Balaguier.

Dans le même temps, l'étudiant demande aux salariés d'évaluer leur douleur. Pendant deux semaines, chacun note l'intensité des douleurs qu'il ressent en différents endroits du corps, avant et après le travail, sur une échelle de 0 à 10. Conclusions ? Le matin, avant même de commencer, la douleur est déjà là. En fin de journée, c'est dans le bas du dos qu'elle est la plus forte.

Deuxième étape : comment diminuer les TMS et améliorer les conditions de travail ? Romain Balaguier et un autre étudiant (tous les deux en master 2 STAP) se retrouvent au château, de janvier à fin mai 2014. Partant du postulat qu'une préparation physique peut diminuer les douleurs, ils mettent sur pied un programme d'échauffement et de renforcement musculaire. Le château libère une salle dédiée à l'activité et investit dans du matériel (tapis de sol, ballons, balles, élastiques, etc.).

Deux groupes de tailleurs sont constitués. Le premier s'entraîne. Dès 8 heures du matin, et pendant huit semaines, il commence la journée par trente minutes d'échauffement prises sur le temps de travail. Le deuxième groupe se met au travail comme d'habitude. Une fois par mois, pendant quatre mois, tous deux subissent une batterie de tests visant à mesurer l'endurance et la souplesse des muscles du dos. Résultat ? Le premier groupe a vu ses performances augmenter de façon significative, contrairement au second pour lequel aucun changement n'a été observé.

« Ce programme d'activités physiques a permis d'augmenter les capacités neuromusculaires de la sangle abdominale et du rachis lombaire, et de réduire les douleurs lombaires, affirme Romain Balaguier. Le matin, il faut s'échauffer au moins quinze minutes avant de se mettre au travail. Les exercices doivent porter sur les mains, les doigts ainsi que sur les muscles du dos et des jambes. »

L'étudiant, qui prépare une thèse, va continuer sa mission au château en concevant des activités physiques pour l'ensemble des salariés (ouvriers au chai, personnel dans les bureaux). Mieux, quatre châteaux du Bordelais sont intéressés par la démarche. « En élargissant la population de l'étude, on aboutira à une prise de conscience collective des troubles musculo-squelettiques », espère Franck Bijon.

Le Point de vue de

LAURE FRAGNAUD, 46 ANS, OUVRIÈRE VITICOLE

« Nous sommes en manque de gym ! »

« Je travaille depuis douze ans au château. J'ai fait partie des salariés qui ont été suivis en mars 2013 dans les vignes par Romain Balaguier, malgré mon scepticisme du départ. Puis, j'ai rejoint le groupe des volontaires pour faire de l'activité physique. Chaque matin, avant d'aller tailler, on s'est échauffé les poignets en manipulant une petite balle de mousse, on a fait travailler nos épaules avec un manche à balai et effectué des mouvements du bassin. Après le travail, nous faisions d'autres exercices pour nous détendre. Ce n'était pas facile ; quand on a passé toute la journée sous la pluie, on n'a plus envie de faire des efforts. Mais finalement, cela m'a fait du bien. Après ces exercices, j'étais mieux dans mon corps comme dans ma tête. Je me sentais bichonnée. De plus, faire cette gym, ça nous a rapprochés entre vignerons. Depuis mai, on n'en fait plus et ça nous manque. Romain, on l'attend. On est en manque ! »

Le Point de vue de

NICOLAS VUILLERME, enseignant chercheur responsable de l'équipe GEM (gérontechnologie, modélisation et e-santé) au laboratoire Agim (andrologie, gérontechnologie, inflammation, modélisation) de l'université Joseph-Fourier, à Grenoble (Isère).

« Le tailleur accomplit une performance sportive »

C'est la première fois que l'Agim intervient dans le secteur viticole. Qu'avez-vous découvert ?

Nicolas Vuillerme : J'ai constaté que la taille des vignes génère des contraintes biomécaniques très fortes. Le temps pendant lequel le dos est plié en deux est énorme. Il faut dire que le vigneron est tout de suite « à fond » dans ses gestes et dans ses postures car il est soumis à un rendement.

Il pratique une activité qui sollicite énormément les muscles lombaires, sans échauffement. En fait, il accomplit une véritable performance sportive.

Y a-t-il une omerta face aux TMS ?

N. V. : Je ne parlerais pas d'omerta. Je dirais plutôt qu'il y a une méconnaissance des mécanismes musculaires à l'origine des TMS et des démarches d'amélioration des conditions de travail en vue de réduire ces douleurs. Il y a peu d'études comme celles que nous avons pratiquées au château Larose Trintaudon.

Cette étude va-t-elle faire école ?

N. V. : En huit semaines, avec des activités physiques adaptées, nous avons réussi à réduire les douleurs lombaires et les arrêts de travail.

C'est un résultat positif et encourageant. Nous allons poursuivre notre travail avec Larose Trintaudon et l'étendre à un plus grand nombre d'ouvriers viticoles. Nous espérons un changement des mentalités vis-à-vis des TMS. Il serait utile que la MSA prenne en charge le salaire d'un enseignant qui apprendrait aux vignerons à se préserver physiquement. En attendant, nous sommes ouverts au sponsoring pour financer une partie de nos études. Cela donnerait un signe et montrerait que la filière viticole veut agir.

Le Point de vue de

DONATIEN MATHÉ, 34 ANS, OUVRIER À LA VIGNE ET CHAUFFEUR DE TRACTEUR

« L'échauffement collectif matinal nous a fait un bien fou »

«J'ai commencé à travailler dans les vignes à 16 ans. À 18 ans, j'étais déjà sujet au lumbago. Depuis douze ans, je travaille au château et, en hiver, je souffre du dos. Quand on nous a présenté la démarche pour réduire les TMS, j'ai tout de suite été partant. L'échauffement collectif, le matin, nous a fait un bien fou. Habituellement, on se précipite dans les vignes car nous sommes motivés par la prime de rendement ! Le problème, c'est que nos muscles sont froids. Au bout d'une heure, on ressent la douleur dans le dos et dans les poignets. J'ai aussi suivi la séance d'exercices physiques, deux fois par semaine, après la taille. On a fait du gainage ainsi que du renforcement des muscles lombaires et de la ceinture abdominale. Des exercices simples et ludiques. Ça a soudé l'équipe. Au bout de deux semaines, j'avais moins mal au dos. Mais je constate qu'il y a un gros effort de pédagogie à faire. Des copains se sont moqués de nous. On passe pour des clowns quand on leur dit qu'on fait des exercices pour les épaules avec un manche à balai qui sert de barre ! »

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