DIDIER ET DOMINIQUE KOHLER et leur fils Vivien pressent une vingtaine de marcs correspondants à leur surface, et cinq supplémentaires en prestation de services pour Moët & Chandon. PHOTOS : F. BAL
RAPHAËL DEROT, À DROITE, ET JÉRÔME ROUSSEAU sont tractoristes chez Progalipe, le prestataire de Moët & Chandon, qui vendange ici 45 ares de pinot meunier chez les Kohler.
« Arrêter de vinifier et de vendre en direct a été une décision très difficile à prendre car c'est un changement complet d'orientation pour nous. Je suis content d'avoir réussi à le faire », confie Didier Kohler, du champagne James Kohler (prononcez James à la française), à Trélou-sur-Marne, dans l'Aisne. Le domaine compte 6,72 ha très précisément. Il totalise 35 parcelles dont la plus grande fait 70 ares et la plus petite, 1,2 are. Depuis 2013, Didier Kohler vend quasiment toute sa récolte, sous forme de moûts, à la société MHCS-Moët & Chandon. C'est une révolution pour le domaine qui, depuis presque trente ans, vendait en bouteilles et en direct les deux tiers de sa production.
Pour Didier, son épouse Dominique, leurs deux filles, Phanette et Eulalie, et leur fils Vivien qui travaille avec eux depuis 2002, c'est le fruit d'une longue réflexion. Ils ont pesé le pour et le contre pendant plusieurs années. Puis cette solution s'est imposée.
Vivien, 29 ans aujourd'hui, a été sans équivoque. « J'ai passé ma vie à voir mes parents partir sur des salons les week-ends, c'est-à-dire à ne pas les voir. Et lorsque je les voyais, ils étaient épuisés. Personnellement, je préfère consacrer quelques journées lors des vendanges à pressurer en prestation de services. Mais je ne veux surtout pas m'occuper de commercialisation », explique-t-il. Quant à ses deux soeurs, elles ont pris une autre orientation professionnelle.
Et Vivien complète : « Je ne veux pas élaborer de champagne, car j'aime les choses populaires. D'ailleurs, je n'en bois pas. Je fais ce métier d'un point de vue lucratif. Ce n'est pas une passion. » Voilà qui a le mérite d'être clair. Ses parents en ont pris acte. « Il fallait lui transmettre une exploitation dont il ait envie et pas telle que nous la voulions », admet Dominique.
Didier avait rejoint ses propres parents en 1974 comme aide familial, statut qu'il a gardé jusqu'à son installation en 1984 sur 1,5 ha de vigne. 1984, c'est aussi la première année de son partenariat avec Moët & Chandon. Soucieux d'engranger de la trésorerie, il vend d'abord au négociant toute sa production en moût. La deuxième année, il vend du vin clair, ce qui est plus rémunérateur. Puis, il commence à produire des bouteilles.
En 1992, au moment où ses parents cessent officiellement leur activité, il crée une EARL. Didier et Dominique exploitent alors 3,53 ha. Le couple vend 40 % de la production sous contrat. Didier élabore lui-même le reste comme récoltant manipulant. Avec sa femme, il participe à des salons et organise des portes ouvertes au domaine pour développer les ventes directes (voir encadré). « La satisfaction de vendre son champagne, c'est quand les clients sont contents », résume Didier qui a produit jusqu'à cinq cuvées différentes (brut, demi-sec, rosé brut, une cuvée spéciale et un millésime) en faisant toujours la malo « car cela atténue l'agressivité que le vin peut avoir certaines années ».
La surface exploitée a augmenté régulièrement jusqu'à atteindre les 6,72 ha actuels. Jusqu'en 2006, les Kohler engageaient environ un tiers de leur surface avec des contrats de cinq ans. À partir de 2007, cette part grimpe tous les ans pour se stabiliser à 96 % en 2013 et en 2014. En 2013, la durée des contrats passe à sept ans, confirmant le choix du domaine pour cette voie. Parallèlement, en 2009, ils arrêtent les portes ouvertes et les salons. « Cela n'a pas été si mal, confie Dominique. C'était très fatigant et, à cette époque, j'ai eu quelques soucis de santé. Finalement, on vit mieux, tant financièrement qu'en terme de temps libre dégagé. » Résultat ? Logiquement, les ventes en bouteilles chutent de 34 000 en 2006, à 12 000 en 2010 et 2 200 en 2014. Ils ont encore 36 000 bouteilles en stock qu'ils écouleront progressivement au fil des ans. Mais ils ne proposent plus que deux champagnes, l'un brut, l'autre demi-sec, à 13,30 euros.
Dominique tient les comptes et le volet administratif. Jusqu'en 2010, elle organisait également l'hébergement et la restauration des vendangeurs avec Annie Hachet, employée du domaine.
Les vendanges sont sous-traitées. Autre évolution : depuis 2011, c'est un prestataire de services, la société Progalipe, partenaire de MHCS-Moët & Chandon, qui réalise les vendanges. Celle-ci prend intégralement en charge les vendangeurs depuis le recrutement jusqu'à la paie. Elle effectue également les prélèvements de maturité pour décider de la date des vendanges avec l'acheteur. Au domaine, le travail est simplifié.
À la même époque, la famille Kohler a également reconstruit un bâtiment de 80 m2 pour y installer un pressoir Coquard PAI 4 000 kg. « C'était une envie très forte de mon mari, raconte Dominique, mais cela coûtait très cher. Nous sommes allés voir notre banque et l'opération a pu se réaliser. » La famille est dès lors parfaitement équipée pour pressurer en prestation de services, en plus de sa propre production. En 2014, cela concerne la récolte de 1,5 ha. Vivien s'occupe du pressurage, sous l'oeil de son père. C'est aussi lui qui prend en charge les traitements à la vigne.
Au pressurage, les Kohler suivent les directives du négociant. Ils prêtent une grande attention à l'hygiène. Ils nettoient le pressoir entre chaque « marc ». Ils enzyment les cuvées comme les tailles, à la dose de 0,5 g/hl,au début de l'écoulement des jus afin que les bourbes floculent rapidement. Ils sulfitent les pinots à la fin de l'écoulement, à la dose de 5 g/hl pour les cuvées et de 10 g/hl pour les tailles. Le chardonnay est sulfité en continu. Le négociant fournit tous ces produits oenologiques.
Didier débourbe ensuite « à l'oeil » entre 10 et 20 heures mais jamais au-delà de 24 heures après le pressurage. « L'absence de bourbes est primordiale », commente-t-il. Les moûts sont ensuite stockés jusqu'à leur transfert en citerne dans les locaux du négociant qui les classera en trois catégories de qualité différente sans pour autant payer à la qualité. Cette année le domaine a touché 5,55 €/kg, un prix qui inclut un bonus de fidélité.
À la vigne, il n'y a pas de cahier des charges spécifiques MHCS-Moët & Chandon. C'est celui de l'appellation. « Je travaille en lutte raisonnée depuis vingt-cinq ans, affirme Didier. Je suis conseillé par mon technico-commercial. J'ai enherbé mes parcelles sur les passages de roue du tracteur. Environ 60 % de la surface sont désherbés en totalité. »
Afin d'être en phase avec les contraintes inhérentes à son époque, il envisage de construire un local fermé pour les produits phytos. Cette année, il a effeuillé en été 50 ares côté soleil levant pour aérer les vignes et les grappes. « Cela vaut mieux qu'un traitement anti-botrytis en fin de campagne », estime-t-il. L'an prochain, il le pratiquera sur deux hectares.
Si le prestataire Progalipe réalise les prélèvements de maturité sur ses vignes, lui continue à le faire pour le réseau maturité de champagne. Il fournit huit fois vingt grappes par vigne aux services techniques de l'interprofession. ssembler les vins au printemps, puis les champagniser lui « manque un peu, mais depuis qu'on a arrêté de vendre, on profite davantage de la vie », raconte-t-il. Il prend le temps « d'aller aux champignons », Dominique fait de la mosaïque le mardi après-midi. Cette année, ils projettent un voyage au Népal, afin de rencontrer enfin une jeune népalaise qu'ils aident financièrement depuis vingt et un ans.
Vivien est ravi de ne rien avoir à vendre. Finalement, c'est très bien ainsi. De toute façon si jamais leurs enfants changeaient d'avis, l'outil de production reste parfaitement opérationnel. Ils pourraient rapidement recommencer à vinifier.
SUCCÈS ET ÉCHECS CE QUI A BIEN MARCHÉ
Didier est fier d'avoir appris le métier de vigneron manipulant de manière autodidacte et d'avoir bien développé l'entreprise avec son épouse.
Pendant des années, les salons ont été aussi source de convivialité et de partage avec les autres producteurs. Ils ont beaucoup apprécié.
En 2000, la construction d'un bâtiment de 120 m2 au sol sur 3 étages puis en 2010 l'aménagement d'un bâtiment pour accueillir un pressoir leur ont changé la vie en matière d'organisation et de logistique.
SUCCÈS ET ÉCHECS CE QU'IL NE REFERA PLUS
« Nous avons trop consacré de temps à la commercialisation, et pas su se préserver et consacrer assez de week-ends à nos enfants, particulièrement avant Noël. »
Pour Didier, travailler avec son père a été très difficile car, jusqu'à son décès en 2003, celui-ci a voulu tout contrôler. Il pense ne pas faire la même chose avec son fils.
Didier et sa femme estiment qu'ils n'ont pas su valoriser suffisamment leurs champagnes vendus en direct. « Nous avons essayé de les vendre à 18 € la bouteille, soit 5 € de plus que notre prix actuel. Nous n'y sommes pas arrivés.»
LEUR STRATÉGIE COMMERCIALE Beaucoup d'efforts pour développer les ventes
- En 1992, le couple récupère la clientèle historique des parents de Didier qui cessent leur activité. Mais cela ne suffit pas. Il leur faut développer les ventes en bouteilles.
- Ils s'inscrivent d'abord au réseau « Bienvenue à la ferme ». Puis, ils ciblent la région parisienne, puisqu'ils ne sont qu'à 1 h 30 de la capitale. Ils participent notamment aux salons organisés par l'Association nationale des Civam fermiers (ANCF), porte de Champerret, au parc floral du bois de Vincennes ou à Rambouillet.
- Avant les fêtes, ils louent une salle à Paris avec des « copains », producteurs de foie gras, de chablis ou de cognac. Une formule qui fait ses preuves. Pas de surprise pour un produit festif comme le champagne : ils réalisent 60 % de leurs ventes au dernier trimestre.
- Tous les ans, ils organisent une journée portes ouvertes au domaine avec quelques amis producteurs de produits fermiers. Dominique prévoyait également un repas avec lesdits produits. « C'était une sacrée organisation, commente-t-elle. Les clients appréciaient, mais j'aimais bien aussi quand c'était fini ! » Fin 2009, ils arrêtent les salons et les portes ouvertes.