Le vin, le verre, et puis les bouteilles de verre... Rendons à l'Orient ce que nous lui devons. C'est en effet en Orient que le vin et le verre ont été inventés, vraisemblablement 6 000 ans, puis 3 000 ans avant notre ère. Et c'est un vignoble oriental qui a été le pionnier de l'exportation de vins en bouteilles de verre : celui de Chiraz en Perse, aujourd'hui en Iran.
La Perse est alors « une civilisation brillante et raffinée », Ispahan sa capitale « une somptueuse cité, perle de l'Orient », écrit Francis Richard dans son livre Le Siècle d'Ispahan. À la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe, « le règne de Shah Abbas le Grand est un âge d'or pour le commerce et les arts ». La tolérance est de mise. Bien que musulmans et pieux, lui ou ses successeurs honorent leurs invités et prennent plaisir à boire du vin de Chiraz, car celui d'Ispahan est médiocre. A la table du roi, « l'échanson versait du vin pur, (...) en ces occasions l'eau était interdite », témoigne un voyageur vers 1650, cité par Francis Richard.
« Chiraz est particulièrement renommée par ses excellents vins qui sont les meilleurs de toute la Perse », témoigne le Français Jean-Baptiste Tavernier dans le récit de ses six voyages en Orient, de 1631 à 1668. La ville se situe au sud du pays, à 300 km de la mer, sur un plateau à 1 400 m d'altitude, au pied des montagnes du Zagros. Les vignes sont cultivées tout autour. « Pour vivre heureux, il faut une femme de Yazd, du pain de Yesdecas et du vin de Chiraz », déclame même un proverbe persan qu'il cite.
Dans cette région islamisée, « les familles juives élaborent le vin. Les marchands sont des chrétiens, ces deux activités étant interdites aux musulmans », souligne le géographe Jean-Robert Pitte dans son livre La Bouteille de vin. Ils vendent à la cour d'Ispahan mais ils exportent également vers l'Égypte, les Indes, l'Indonésie... pour alimenter les comptoirs occidentaux développés par les Compagnies des Indes françaises, anglaises, portugaises et hollandaises.
Les Européens apprécient le vin de Chiraz. Outre sa réputation, le vignoble a l'énorme avantage d'être le plus proche de ces lointaines contrées où il n'y a pas de production, analyse Jean-Robert Pitte.
Aussi incroyable que cela puisse nous sembler aujourd'hui, ces marchands transportent les vins en bouteilles de verre et en caisses ! « Tout simplement, parce que les Persans maîtrisent parfaitement l'art du verre et qu'ils fabriquent depuis longtemps des bouteilles très épaisses et très résistantes en verre de couleur verte, continue J.-R.Pitte. (...) La plupart sont aplaties en forme de gourde. » Elles servent à la conservation des aliments et à leur transport.
Peu de casse de bouteilles. Vers 1650, « Chiraz compte trois ou quatre verreries où il se fait quantité de bouteilles grandes et petites », témoigne Jean-Baptiste Tavernier qui poursuit : « J'ay dit que ce vin se transporte dans des bouteilles, et on les empaille si bien dans des caisses qu'il ne s'en casse que très rarement. » « Il fallait en effet qu'elles fussent bien emballées, pour qui connaît les chemins muletiers qui descendent l'escarpe du Fârs (la montagne du Fârs, NDLR) vers les ports du golfe Persique », commente Xavier de Planhol dans son article « Le Vin de Chiraz ». « De là, [le chargement] est embarqué sur des navires à destination des villes d'Orient », complète Jean-Robert Pitte.
En 1666, année particulièrement abondante, « les juifs de Chiraz, qui sont environ 600 familles, firent du vin jusqu'à cent ou cent dix mille mens (environ 4 000 hl) ; car c'est le principal négoce de ces pauvres gens », relate J.-B. Tavernier. La maison du roi s'en octroie la moitié laissant l'autre moitié « aux quatre nations des Francs, soit 14 000 mens pour les François et 12 000 à chacune des trois autres » (anglaise, hollandaise, portugaise, NDLR). Soit 2 000 hl, « ce qui permet d'évaluer le nombre de bouteilles (...) à 200 000 ou 300 000 », calcule J.-R. Pitte.
À cette époque, les verriers européens ne savent pas encore élaborer des bouteilles assez résistantes pour supporter le transport. Mais au fil des ans, ils progressent. Les vignobles européens montent en puissance. Le commerce des vins profite du développement des voies maritimes. L'exportation des vins de Chiraz décline. À la fin du XVIIIe siècle, elle se réduit « à presque rien ». Une page de l'histoire mondiale du vin est tournée.
Le Siècle d'Ispahan de Francis Richard, Découvertes Gallimard - Les Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier, 1676 - La Bouteille de vin : histoire d'une révolution, de Jean-Robert Pitte, éditions Tallandier - «Le Vin de Chiraz», de Xavier de Planhol dans Les Vins de l'impossible