La filtration de clarification se fait encore souvent dans la précipitation, sans mesure de filtrabilité des vins ni réflexion au sujet du filtre le plus approprié. Pour comprendre pourquoi, le Vinopôle de Blanquefort, qui regroupe la chambre d'agriculture de la Gironde, l'IFV et l'Eplefpa de Blanquefort, a lancé une étude, assisté par Hervé Romat, expert en filtration. Financée par France-AgriMer et le CIVB, une équipe a enquêté auprès des oenologues et embouteilleurs de la région pour observer leurs habitudes et cerner leurs problèmes.
Le groupe de travail a suivi l'évolution de la turbidité et de la filtrabilité d'une trentaine de vins. Pour cela, les ingénieurs se sont rendus sur une dizaine de sites différents, allant de la coopérative au petit producteur. Ils ont distingué les vins selon leur itinéraire de vinification, leur mode d'élevage et la date prévue de leur mise en bouteilles.
Turbidité et filtrabilité vont de pair jusqu'à 50 NTU
Premier constat : pour tous les vins, l'évolution naturelle de la clarification comporte deux phases distinctes. Tant que le vin présente une turbidité supérieure à 50 NTU (unité de turbidité néphélométrique), la filtrabilité s'améliore au fur et à mesure que la turbidité diminue. Si le trouble baisse régulièrement entre deux mesures, on pourra envisager une filtration de clarification, une fois la turbidité passée en dessous de 100 NTU.
Toujours lorsque la turbidité est supérieure à 50 NTU, mais qu'elle évolue peu entre deux mesures (une baisse de moins de 50 % en un mois), le vigneron pourra mettre en oeuvre une filtration dégrossissante ou une autre opération oenologique (enzymage, stabulation à froid, collage) pour accélérer la clarification.
La situation devient toute autre lorsque la turbidité passe en dessous de 50 NTU. Celle-ci peut continuer à baisser sans que la filtrabilité s'améliore. À turbidité égale, les vins peuvent alors présenter des filtrabilités très différentes. Hervé Romat explique ceci par la teneur en colloïdes (polysaccharides, polyphénols, tanins, protéines), différente pour chaque vin.
En dessous de ce seuil de 50 NTU, la mesure du coefficient de colmatage devient nécessaire. Elle permet de déterminer le critère de filtration Lamothe Abiet (ensemble noté CC/CFLA), exprimé en litre par seconde au carré (l/s²), qui définit la filtrabilité du vin.
« En pratique, beaucoup d'oenologues font contrôler le CC/CFLA trop près de la mise en bouteilles », déplore Hervé Romat. Les délais risquent alors d'être trop courts s'il s'avère qu'il faut traiter le vin pour améliorer sa filtrabilité.
Pour une turbidité inférieure à 50 NTU, si le CC/CFLA du vin est supérieur à 200 et que le délai est suffisant, un traitement (collage, enzymage, passage au froid) peut être réalisé pour éviter une filtration dégrossissante. Si le CC/CFLA est inférieur à 200 et qu'il évolue rapidement, la filtration clarifiante peut être envisagée, avec un filtre à terre, à plaques ou tangentiel.
Un phénomène complexe
Deuxième constat : l'évolution de la clarification et de la filtrabilité après un traitement oenologique reste imprévisible. En effet, pour une même opération (enzymage, collage, mise au froid...), le groupe de travail a obtenu des résultats très variables d'un vin à l'autre. D'après Hervé Romat, « la clarification est un phénomène plus complexe qu'une simple sédimentation, des agrégations particulaires et/ou colloïdales ayant également lieu durant cette étape. Il nous reste beaucoup à apprendre sur le rôle joué par la matière colloïdale lors de la clarification ».
Éviter les colmatages
Troisième constat : Les conditions dans lesquelles est réalisée la filtration sont très importantes. Lorsqu'elle est réalisée à des températures inférieures à 10 °C, on assiste à une augmentation brutale du colmatage. Celui-ci s'explique par une agrégation des particules et colloïdes, provoquant une augmentation de la viscosité du vin. La chambre d'agriculture de Gironde conseille de décaler les filtrations hivernales ou de réchauffer le vin avant filtration.
Analyser les impacts
Pour compléter ces essais, l'IFV étudie les impacts sensoriels, économiques et environnementaux des dernières techniques de filtration (Inox fritté, Millichilling de Millipore ou microflex), en passant un même lot sur différents filtres. D'après Emmanuel Vinsonneau, ingénieur à l'IFV, « les vins dégustés trois mois après la filtration ne présentent pas de différences significatives. La nature du vin et sa préparation semblent importer plus que l'équipement par lui-même ».
Si le processus de clarification garde ses mystères, la filtration clarifiante doit être maîtrisée. Dès lors que les délais avant la mise en bouteilles sont courts, il faut surveiller de près l'évolution de la turbidité et de la filtrabilité des vins. Faute de prendre ces précautions, les viticulteurs et les caves peuvent penser, à mauvais escient, que leurs vins sont aptes à une filtration de clarification. C'est alors que des accidents risquent de se produire. Car une filtration mal préparée peut conduire à une rétention de particules et de colloïdes, amaigrissant les vins, modifiant la perception des arômes, du gras et des tanins. Le tout en engendrant des coûts supplémentaires.
Un outil web au service du vigneron
Avec l'aide de l'ENSC de Bordeaux (École nationale supérieure de cognitique), le groupe de travail est en train de finaliser un outil web aidant à la préparation des vins à la mise en bouteilles. Celui-ci devrait être disponible courant 2017. L'idée est de mettre en place un rétro planning, au moins six semaines avant la date d'embouteillage, pour que le vigneron ait le temps de se préparer aux opérations oenologiques et/ou filtrations à mettre en place en amont. Il devra renseigner son historique de vinification, la date prévisionnelle d'embouteillage, et la turbidité de son vin, mesurée à intervalles réguliers, et obtiendra alors une courbe prévisionnelle d'évolution de sa clarification et des conseils pratiques pour filtrer dans les meilleures conditions.
Vendange altérée et vins thermovinifiés
Lors de son enquête auprès des embouteilleurs et oenologues de la Gironde, le groupe de travail a identifié deux causes importantes de problèmes de clarification. Tout d'abord la présence de botrytis sur les raisins, qui conduit à un enrichissement en glucanes des vins. Ce polysaccharide a un très fort pouvoir colmatant et freine la sédimentation des particules en cuves. Un traitement avec une enzyme pourvue d'une activité « glucanase » est généralement nécessaire. La seconde cause de difficultés peut être liée à la macération préfermentaire à chaud (ou thermovinification). Cette technique a le double inconvénient d'extraire massivement les pectines des baies et de détruire les enzymes naturelles du raisin, parmi lesquelles des pectinases, par action de la chaleur. Ici encore, un enzymage spécifique est indispensable pour les vins thermovinifiés.