La microflore buccale, qui contient de multiples organismes, est capable de libérer les précurseurs thiolés et les glycosides, révélant des arômes volatils. © BSIP
Qu'est-ce qu'un précurseur d'arôme ?
Dans le raisin puis dans le vin, de nombreux arômes passent inaperçus car ils sont liés à une autre molécule, ce qui les rend non odorants. On parle alors de précurseur d'arôme.
Quels sont ces précurseurs ?
Les plus fréquents sont les précurseurs cystéïnylés et les glycosides. Les premiers « emprisonnent » des thiols variétaux. On en trouve beaucoup dans les moûts et vins de sauvignon ou de colombard et dans les rosés de nombreux cépages. C'est d'ailleurs sur le sauvignon que les premiers précurseurs d'arômes thiolés ont été identifiés à l'ISVV de Bordeaux, par Philippe Darriet. Il a montré que la molécule 4MMP était libérée pour donner au vin des notes de buis et de bourgeon de cassis. Quelques années plus tard, Takatoshi Tominaga a démontré qu'en plus de la 4 MMP, la 3MH et la 3MHA, molécules responsables des notes d'agrumes, de fruits de la passion et de pamplemousse, sont libérées par l'activité enzymatique des levures durant les premiers jours de la fermentation alcoolique.
La seconde catégorie de précurseurs aromatiques est celle des glycosides. Ils sont constitués d'un sucre (ou deux) relié à un composé volatil. Ce dernier peut être un monoterpène comme le linalol, le nérol ou le géraniol que l'on trouve en quantité importante dans les muscats. Le composé volatil peut également être un C13-norisoprénoïdes comme la béta-damascénone à l'odeur de fleur, de fruits exotiques et de compote de pomme ou la béta-ionone à l'odeur de violette. Le précurseur peut aussi retenir un phénol volatil comme la vanilline ou le zingérone (épices, gingembre).
Dans le raisin, les concentrations en précurseurs aromatiques sont très variables. Les molécules odorantes sont libérées lors de la vinification et de l'élevage. Et certains arômes se révèlent également en bouche.
Quelle est l'influence de la bouche sur les thiols ?
On sait de longue date que quelques secondes après avoir croqué une baie de sauvignon, on perçoit les arômes de ce cépage, alors que la baie était neutre au départ. En 2008, des chercheurs de Firmenich, entreprise suisse spécialisée dans les fragrances, ont expliqué ce phénomène. Pour cela, ils ont réalisé des sessions de dégustation d'eau minérale additionnée de thiols volatils (3MH), ou des précurseurs de ces thiols. Les trente dégustateurs ont immédiatement senti les thiols volatils et ont mis une quinzaine de secondes pour percevoir les précurseurs. Pour les thiols, le maximum d'intensité aromatique est atteint au bout de 16 secondes, contre 39 pour le précurseur. Fait remarquable, les arômes issus des précurseurs persistent près de 3 min, alors que ceux des thiols disparaissent en 1 min 40 secondes (voir graphique).
Parallèlement, les chercheurs ont réalisé des analyses chimiques après avoir ajouté les mêmes précurseurs à de la salive humaine fraîche ou stérilisée. Ils ont remarqué que dans la salive fraîche, 80 % des précurseurs sont libérés en 24 heures, contre seulement 15 % dans la salive stérilisée. Pour finir, ils ont rajouté une bactérie commune de la cavité buccale (Fusiobacterium nucleatum) dans la salive stérilisée. Dès lors, celle-ci a retrouvé tout son pouvoir révélateur. La microflore buccale participe donc activement à la révélation des thiols.
Qu'en est-il des glycosides ?
Concernant les précurseurs aromatiques des cépages muscatés, l'Australian Wine and Research Institute (Awri) vient de montrer qu'ils pouvaient également être libérés lors de la dégustation. Pour cela, les chercheurs ont extrait des précurseurs d'un gewurztraminer et les ont introduits dans de l'eau minérale. Huit dégustateurs ont goûté cette eau. Six d'entre eux ont alors perçu de fortes notes de rose. « On se doutait depuis plusieurs années que les glycosides étaient libérés en bouche. Ces travaux le confirment », commente Philippe Darriet de l'ISVV. Les Australiens ont conduit d'autres essais. Dans un vin modèle (pH 3,5 et 11 % vol. alc.), ils ont introduit des glycosides issus de moût de gewurztraminer, d'un vin de ce cépage ou de synthèse, en concentration cinq fois supérieure à celle habituellement trouvée dans les vins. Pour chaque modalité, ils ont mis 11 dégustateurs à contribution. Ces jurés ont dû garder le vin durant deux minutes en bouche. Ils ont remarqué que les arômes apparaissaient en une dizaine de secondes et qu'ils persistaient pendant environ 40 secondes. Nouvelle preuve qu'ils sont bien libérés en bouche.
Plus insolite, l'institut vient de montrer l'impact gustatif des glycosides phénolés qui retombent sur les baies lors de feux de forêt, malheureusement courants en Australie, et qui donnent des notes pharmaceutiques et de fumée aux vins contaminés.
Fort de toutes ces découvertes, l'Awri cherche désormais à savoir dans quelle proportion les précurseurs glycosidiques participent, au milieu des arômes déjà libérés, au bouquet que l'on perçoit des vins.
Pourquoi les composés volatils ne sont-ils pas libérés plus tôt ?
Le raisin et les Saccharomyces cerevisiae possèdent des enzymes capables de séparer la partie aromatique de la partie neutre des précurseurs, mais leur efficacité n'est pas totale. Après la fermentation, il reste des précurseurs dans le vin. En cause, une présence de sucres trop importante et un manque de spécificité des enzymes. Durant le vieillissement, la libération des arômes se poursuit, cette fois plutôt par voie chimique qu'enzymatique, sous l'action conjuguée du pH acide et de la température. Mais ce processus reste insuffisant pour les révéler tous.
La salive : révélatrice ou inhibitrice d'arômes ?
D'après les chercheurs australiens, la salive n'a pas qu'un rôle de révélateur d'arômes. Elle interagit avec eux. Ils ont en effet remarqué que le seuil de détection du 3MH dans l'eau pure est 3 millions de fois plus faible que dans la salive pure, signe qu'elle les fixe. Sandy Pagès-Hélary, chercheuse à l'Inra de Dijon, confirme : « La viscosité de la salive et ses deux protéines majoritaires - la mucine et l'alpha-amylase - ralentissent la libération des molécules odorantes dans la cavité nasale, notamment celle des esters. La salive peut même dégrader certains composés aromatiques d'après nos résultats analytiques. » Reste à étudier ces interactions arômes-salive sur la perception sensorielle.
Sommes-nous tous égaux lors de la dégustation ?
Non, il y a une grande hétérogénéité dans la composition de la microflore buccale, la teneur en protéines de la salive et le pH de la salive, qui peut aller de 6,5 à 8 en fonction des individus. De plus, chacun a une sensibilité olfactive qui lui est propre. Tous ces facteurs peuvent affecter la révélation et la perception des arômes.
Comment favoriser les teneurs en précurseurs ?
Le vigneron peut moduler la contrainte hydrique (sachant que les teneurs en précurseurs du 3MH sont proportionnelles au stress hydrique, alors que ceux du 4MMP ont le comportement inverse), la fertilisation azotée (la pulvérisation d'azote foliaire après véraison augmente les teneurs en thiols sans affecter la vigueur), ou le choix de la date de récolte. Au chai, la durée de la macération préfermentaire - beaucoup de précurseurs sont localisés dans la pellicule -, le choix des enzymes ou de la levure de fermentation, l'utilisation de levures non Saccharomyces telles que Pichia kluyveri, les ajouts de nutriments azotés, l'utilisation de bactéries lactiques, la présence ou non de lies lors de l'élevage, ou encore l'exposition du vin à l'oxygène lors du vieillissement et de la mise en bouteilles seront également des facteurs déterminants.