En inventant la lithographie en 1796, l'écrivain allemand Aloys Senefelder se doutait-il qu'il allait bouleverser à jamais l'art et la manière de présenter le vin ? Sans doute n'y a-t-il point songé. Mais son invention a bien ouvert la voie à l'apparition des étiquettes de vins. Logiquement, les premières sont allemandes. En France, elles apparaissent vers 1815-1820, en Champagne, région pionnière de la mise en bouteilles.
À cette époque, la mise en bouteilles reste tout à fait exceptionnelle dans le Bordelais. À Bordeaux, la première presse lithographique semble avoir été installée en 1817 par un dénommé Cabillet, dessinateur spécialisé dans l'architecture. Son nom disparaît toutefois rapidement au profit de deux autres pionniers, Gaulon et Légé.
Cyprien Gaulon, Bordelais d'adoption, né en 1777 à Saint-Domingue, professeur d'écriture, obtient son brevet d'imprimeur lithographe en 1818. Rapidement, il se fait connaître en éditant des gravures du peintre espagnol Goya, notamment sa célèbre série des « Toros », en 1 825. Tout auréolée de ce prestige, sa petite imprimerie connaît un grand succès et gagne en importance au fil des ans. Dès le début, sa femme Marie-Victoire le seconde activement. Après la mort de son époux en 1858, « rompue aux affaires », elle gère l'entreprise. Son gendre, Michel Wetterwald, né en 1825 à Guebwiller, en Alsace, travaille à ses côtés. En 1874, elle lui transmet l'imprimerie. Il la rebaptise à son nom et développe l'édition d'étiquettes de vins et rhums.
Les imprimeurs lithographes bordelais ont tout d'abord créé de simples vignettes à apposer sur les bouteilles, une réplique en papier des anciennes plaques émaillées qui identifiaient les crus.
Cyprien Gaulon est-il le premier Bordelais à s'être lancé dans cette nouvelle activité ? L'imprimerie Wetterwald le soutient. Elle affirme avoir créé la première vignette en 1815. Mais les preuves formelles ont disparu. Et parmi les autres lithographes imprimeurs d'étiquettes, Gustave Chariol est également l'un des plus anciens et des plus réputés.
Aujourd'hui, le fonds Wetterwald est conservé au musée d'Aquitaine de Bordeaux. La plus ancienne étiquette de ce fonds a été émise le 20 avril 1864. Elle stipule : « Grand vin château margaux 1854 ». Comme toutes les étiquettes de cette période, elle est très sobre, très simple.
À l'époque, la législation n'est pas très contraignante. Les appellations d'origine n'existent pas encore. Au départ, les étiquettes mentionnent le nom du vin et celui du négociant qui le vend, les mises en bouteilles au château étant alors rarissimes. Les millésimes n'apparaissent que dans un second temps et sont souvent plus anciens qu'en réalité. Les négociants disposent d'une grande liberté. Il n'est pas du tout certain que le contenu du flacon soit toujours en phase avec l'annonce de l'étiquette. Surtout lors de la période postphylloxérique où les fraudes ont explosé, faute de vins.
Après le célèbre classement de 1855 et durant la seconde moitié du XIXe siècle, les étiquettes se développent pour le plus grand bénéfice de l'imprimerie Wetterwald, mais aussi de bien d'autres comme Beyerman, Chaigneau, Nissou et Prouteaux. Des industriels et des banquiers qui ont fait fortune acquièrent de grands domaines. Avoir un château et le montrer, y compris sur les étiquettes, permet à ces « nouveaux messieurs » comme les appellent les Bordelais, d'afficher une apparence de noblesse.
Peu à peu, l'étiquette s'ornemente, s'enrichit pour mettre en valeur le vin et... le propriétaire. Drapeaux, blasons, armoiries, lions, arabesques et châteaux apparaissent. Au XXe siècle, le développement de la mise en bouteilles à la propriété et les progrès de l'imprimerie consacrent cette tendance.
En 1991, l'imprimerie familiale Wetterwald, la plus ancienne du Bordelais, est vendue. Elle appartient aujourd'hui au groupe Barat. Elle édite des millions d'étiquettes par an, dont un bon quart pour le vin. Elle fête cette année les 200 ans de la première étiquette de vin du Bordelais, signée Gaulon. En réalité, cette dernière n'a sans doute été réalisée que quelques décennies plus tard.
Documentation : étiquettes du fonds Wetterwald, musée d'Aquitaine. Bordeaux.Bibliographie : L'Imprimeur Gaulon et les origines de la lithographie à Bordeaux, d'Eugène Bouvy.