ANNE-MARIE FORESTIER ET SÉBASTIEN ALBAN, cogérants de la SCEA, présentent leur gamme de vins dans leur caveau de vente, avec Mathieu (au centre), commercial embauché en 2014. F. BAL
SÉBASTIEN ALBAN prélève des baies pour faire un contrôle de maturité dans une parcelle de grenache de 1,5 ha de 60 ans et qui entre dans la cuvée haut de gamme de l'exploitation. F. BAL
À Saint-Hippolyte-le-Graveyron, dans le Vaucluse, les familles Alban et Forestier ont tout lieu de se réjouir. Leur association « hors norme » au sein de la SCEA Le Graveyron est un succès. « Dès la troisième année, nous avons atteint l'équilibre », expliquent-ils.
En 2001, Bernard Forestier, associé dans une société d'informatique, et son épouse Anne-Marie, cadre supérieur, achètent le château Juvenal et lancent un projet oenotouristique. Après de gros investissements, ils ouvrent des chambres d'hôtes. La propriété compte 8 ha de vigne et livre sa récolte à la coopérative voisine, Balma Venitia.
De 2001 à 2010, ils confient tous les travaux viticoles (hormis les plantations), en sous-traitance, à une famille voisine de viticulteurs, membre de la même coopérative : Jean-Claude et Mireille Alban et leur fils Sébastien. Après 2005, alors que la crise frappe durement la vallée du Rhône, ni les Forestier, ni les Alban ne parviennent à équilibrer leurs comptes. « Sur notre exploitation, on perdait de l'argent tous les ans », confie Anne-Marie Forestier. « La nôtre non plus n'était pas rentable », ajoute Sébastien Alban. Afin de s'assurer un salaire correct, il facture des prestations de services supplémentaires, notamment de tractopelle.
En 2009, les deux familles, « au fond de l'impasse », s'associent pour élaborer leurs propres vins et se lancer dans la vente directe. Elles consultent un avocat spécialisé pour bien cadrer leur projet et décident de quitter la coop dès que possible. Ce sera en 2011 pour les Forestier (8 ha) et en 2012 pour Sébastien Alban (28 ha). Les deux familles récupèrent également leurs marques exploitées jusque-là par la coop : Château Juvenal et Domaine Alban. Pour concrétiser leur association, les Alban prennent la majorité de la SCEA Le Graveyron, fondée en 2001 par les Forestier. Dès lors, Anne-Marie et Sébastien deviennent cogérants. Les deux familles apportent leurs terres en fermage à leur société commune, soit 36 ha à partir de 2012 et 46 ha cette année.
Les bases juridiques étant posées, « il a fallu tout construire », raconte Sébastien, 39 ans aujourd'hui. « Nous sommes dans l'appellation Ventoux qui ne bénéficie pas de la notoriété de Châteauneuf-du-Pape ou de Gigondas, mais nous avons un super-potentiel à valoriser à condition que nos produits soient très qualitatifs », complète Anne-Marie. C'est le choix qu'ils font. En outre, ils convertissent leurs vignes en bio.
« Au début, notre projet me souciait un peu car dans le milieu viticole il n'est pas dans les moeurs de s'associer avec des personnes qui ne sont pas du métier, confie Sébastien. Mais on s'est très bien entendus. » Chacun amène son expérience, Sébastien celle de viticulteur ; les Forestier, celle d'entrepreneur et de dirigeant. En cinq ans, ils vont investir un million d'euros. « On a eu la chance de bénéficier des subventions de l'Europe dans le cadre de l'OCM vins. »
En 2011, la SCEA bâtit une cave sur un terrain neutre qui lui appartient : ni collé au château des Forestier, ni à la propriété des Alban. Construite « pour vinifier 20 ha en qualitatif », la cave comprend un chai de cuves en Inox de 75 hl pour les vinifications et de 150 hl pour les assemblages. L'année suivante, elle s'agrandit d'une salle de stockage et d'un caveau de vente.
Dès le départ, les associés veulent produire des vins de qualité, ronds, avec beaucoup de fruit. Ils contactent Philippe Cambie, le célèbre oenologue rhodanien de l'ICV pour les aider. « Nous avons eu la chance qu'il accepte de travailler avec nous », reconnaissent en coeur Anne-Marie et Sébastien. Ce dernier n'avait jamais vinifié. « Cela a été un très grand pas pour moi », raconte-t-il.
Les associés effectuent un état des lieux du potentiel de leurs parcelles, assorti d'un plan d'action au vignoble. Sébastien avait déjà pris l'habitude de soigner le travail des vignes. Comme les deux récoltes étaient vinifiées séparément par la coop, il pratiquait une taille sévère et avait enherbé ses vignes un rang sur deux en alternance avec le travail du sol. Mais il doit franchir un pas supplémentaire. Depuis 2011, il ébourgeonne à 100 % les vignes destinées à la marque Chateau Juvénal et pratique la vendange en vert, si nécessaire.
« La qualité, c'est 80 à 90 % celle de la matière première, souligne Sébastien. Nous limitons les rendements pour obtenir de la concentration et une maturité très poussée. Nous attendons la maturité phénolique, que les pépins soient marrons, que la pulpe s'en détache facilement et que la peau n'ait plus de goûts herbacés. Nous sommes très attentifs à l'état sanitaire de la récolte. Nous trions à la parcelle. »
Pour leur premier millésime, les associés obtiennent quatre vins en AOC Ventoux : un blanc, un rosé et deux rouges. À cela s'ajoute un muscat de beaumes-de-venise. Les blancs sont ramassés en caisses. Ils restent 24 heures dans une chambre froide à 8 °C, puis sont versés dans le pressoir sans éraflage. Les rosés issus de cinsault et grenache sont pressés directement. Blancs et rosés sont débourbés à 6 °C puis fermentent entre 14 et 16 °C. Le pressoir, les cuves et les tuyaux sont inertés.
Les rouges sont éraflés, mais pas foulés. Les cuvaisons sont longues et durent de quatre à cinq semaines. Durant les fermentations, Sébastien pratique des délestages à l'air pour que, bien oxygénées, les levures finissent leur travail. En fin de fermentation, il réalise des pigeages pour immerger le chapeau et limiter tout risque d'oxydation. Ensuite, un quart de la cuvée haut de gamme - 50 % grenache, 50 % syrah - est élevé douze mois en fûts de chêne (dont 10 % sont neufs), le reste en cuve en Inox. Le coeur de gamme, davantage porté sur le fruit et la rondeur, est intégralement élevé en cuves.
Sur le plan commercial, tout était à faire. Pour se forger une clientèle, Sébastien et Anne-Marie participent à quantité de salons. Sébastien, lui, prospecte une vingtaine de restaurants de la région. Il rencontre rapidement le succès. « Les clients de ces établissements viennent au caveau exprès nous acheter les vins qu'ils ont goûtés », se réjouit-il. En avril 2012, les vins de Château Juvenal ont été présentés à Robert Parker bruts de cuves. « Il les a notés 88 et 89/100 », raconte Anne-Marie. Cette belle note leur a ouvert les portes de l'export avec 5 000 bouteilles vendues la première année, un circuit où ils ont réalisé 18 % de leur chiffre d'affaires en 2014.
Cette année, la SCEA prend un nouvel essor. Elle a pris 10 ha en fermage et a agrandi son chai pour porter sa capacité de vinification à 1 200 hl. Les ventes sous l'étiquette Château Juvenal vont grimper à 90 000 cols, si tout se passe bien. Parallèlement, l'entreprise réorganise la commercialisation du reste de sa récolte. Ainsi, les ventes en raisin qui apportent de la trésorerie vont passer de 4 à 10 ha tandis que la marque Domaine Alban est appelée à disparaître. C'est l'étiquette sous laquelle les associés vendaient en bouteilles, au négoce, la récolte de 15 ha dont ils confiaient la vinification à un prestataire, faute de place.
Avec sa nouvelle production, l'exploitation va lancer un vin d'entrée de gamme, nommé Moment, sans mention de château ou domaine, destiné à l'export et éventuellement à la grande distribution. La SCEA entend aussi compléter sa gamme par un effervescent et un beaumes-de-venise rouge, en attendant un AOC Vacqueyras en 2018. De belles perspectives.
« Je suis épanoui dans mon métier. Je ne changerai pour rien au monde », savoure Sébastien Alban. De leur côté, Anne-Marie et Bernard Forestier, jeunes retraités, sont fiers d'avoir créé des vins à l'image de leur château. Anne-Marie, qui s'occupait beaucoup de commercialiser les vins, a pris du recul. Mathieu Rabin, un jeune commercial, a rejoint la SCEA fin 2014. Il est chargé de développer les ventes. Sept ans après avoir décidé de quitter la coopérative, les trois associés sont heureux de s'être lancés.
SUCCÈS ET ÉCHECS CE QUI A BIEN MARCHÉ
En 2010, ils vendaient toute leur production en coopérative. En 2015, ils vinifient et mettent en bouteilles 160 000 cols, dont 90 000 sous l'étiquette Château Juvenal et 70 000 en Domaine Alban.
Dès la troisième année de son existence, leur entreprise commune a atteint l'équilibre financier.
La part importante des ventes aux particuliers dans le chiffre d'affaires (48 % en 2014) leur permet de bénéficier d'une marge et d'une bonne notoriété.
SUCCÈS ET ÉCHECS CE QU'ILS NE REFERONT PLUS
En 2012, Anne-Marie participe au salon allemand ProWein. Elle ne s'y rendra plus. « Ce salon est très cher. Il est intéressant pour les entreprises qui ont de gros volumes, les marques d'alcool, les grands noms, les étiquettes connues. Ce n'est pas pour nous », confie-t-elle
De 2012 à 2015, ils ont fait appel à un prestataire de services pour vinifier une partie de leur production et la vendre sous l'étiquette Domaine Alban. Ils n'ont pas gagné d'argent sur ces bouteilles, mais cela leur a permis de temporiser en attendant d'augmenter leur capacité de vinification.
LEUR STRATÉGIE COMMERCIALE « Il faut assurer un excellent suivi des salons »
- Rien de tel pour se faire connaître que de participer à des salons aussi bien grand public que professionnels. En France, la SCEA s'inscrit aux salons des Vignerons indépendants, à Paris et à Lyon, à Vinisud et à Millésime bio, tous deux à Montpellier.
- À l'étranger, l'entreprise s'inscrit à des salons professionnels en Angleterre et à ProWein, en Allemagne. Elle prend part également à des présentations de vins organisées par l'association Femmes Vignes Rhône dont Anne-Marie est adhérente.
- Lors de ces événements, l'entreprise enregistre soigneusement les coordonnées de ses visiteurs pour pouvoir les relancer régulièrement par la suite. À ses yeux, c'est plus efficace que de prospecter à tout-va. Ce suivi de la clientèle est une des missions du jeune commercial, Mathieu Rabin, embauché à l'automne 2014.
- Pour démarcher les États-Unis, Anne-Marie Forestier pense à des mini-salons, des actions très ciblées dans les grands hôtels, par exemple, que sa fille qui y vit pourrait épauler.