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VIN

La seconde vie des lies

MICHÈLE TRÉVOUX - La vigne - n°279 - octobre 2015 - page 46

En Bourgogne, les lies sont si précieuses que des vignerons les réemploient d'un millésime à l'autre dans leurs vins blancs élevés en fûts. Ils affirment qu'ils gagnent en finesse, en complexité et en gras. Et que l'élevage s'en trouve simplifié !
HENRI BOUILLOT (ici en train d'ouiller) récupère tous les ans les lies du millésime précédent pour les incorporer aux moûts de l'année. ©  DR

HENRI BOUILLOT (ici en train d'ouiller) récupère tous les ans les lies du millésime précédent pour les incorporer aux moûts de l'année. © DR

La pratique ne figure dans aucun manuel d'oenologie, mais elle est courante dans les grands terroirs de blancs, en Bourgogne. « Les lies sont un régulateur. Leur réutilisation d'un millésime à l'autre me facilite la vie », témoigne Henri Boillot, producteur-négociant qui exploite 15 ha de vigne, principalement des premiers crus de Meursault et Puligny. Il a fait un premier essai il y a quinze ans. Depuis, chaque année, il ajoute aux jus de chardonnay tout juste pressés les lies fines récupérées lors du soutirage du millésime précédent. Il réalise cette opération sur l'ensemble de ses 22 cuvées de blanc.

Une semaine avant le début des vendanges, il soutire ses vins en fûts et finit de les élever en cuve en Inox. Il récupère les lies et les stocke en cuve à 8 °C, le temps de pouvoir les ajouter aux moûts du nouveau millésime. « Il est primordial de n'utiliser que des lies fraîchement soutirées. Les vieilles lies de vin blanc s'oxydent très rapidement une fois séparées de leurs vins. Il me paraît très risqué de les stocker longtemps », insiste le vigneron bourguignon.

Un étonnant exhausteur d'arômes

Henri Boillot possède entre 350 et 380 fûts. Il récupère chaque année environ 30 hl de lies et en réinjecte 5 l par barrique, juste avant l'entonnage, en veillant à bien respecter la hiérarchie des vins : les lies des grands et premiers crus sont réincorporées dans des crus du même rang, celles des appellations villages dans des villages.

« Les lies sont un étonnant exhausteur d'arômes. Quand je les rajoute dans mes jus, ça embaume. C'est impressionnant. Il se développe toute la palette aromatique des vins finis avec des notes de miel et d'agrumes bien mûrs. » Autre effet bénéfique de cet ajout en début de fermentation : l'apport nutritif pour les levures, gage d'une fermentation régulière.

Henri Boillot a également constaté un effet stimulant sur la fermentation malolactique qui se déclenche spontanément au printemps. Et ce n'est pas tout. En fin d'élevage, les anciennes lies se déposent et entraînent celles de l'année avec elles. Elles collent les vins qui « se travaillent très facilement depuis que je procède ainsi », observe le vigneron bourguignon, opposé à tout bâtonnage durant l'élevage. « Bâtonner, c'est une hérésie totale. En remuant les lies, on fait partir le CO2 et on se prive du meilleur protecteur contre l'oxydation. C'est s'exposer par la suite à des risques d'oxydation prématurée », assure-t-il.

Pas de déviation

Jean-Pierre Latour, autre producteur de renom à Meursault, a adopté cette technique après trois ans d'essais. « J'ai également testé l'ajout de bourbes filtrées, mais le résultat est beaucoup moins concluant. On perd en pureté. Les lies renforcent les arômes sans apporter de faux goût. »

Contrairement à son collègue, il ajoute les lies du millésime précédent aux vins de l'année en fin de fermentation. « Je laisse d'abord les levures prendre leur aise. Quand la densité arrive à 1020-1010, je rajoute les lies du millésime précédent et j'effectue un léger bâtonnage pour que les levures se réoxygènent. »

Il ajuste chaque année le volume de lies qu'il réutilise en fonction de la qualité du millésime. « Si l'état sanitaire des raisins n'est pas optimal, je fais un débourbage sévère et je rajoute deux à trois litres de lies du millésime précédent par barrique, explique-t-il. Si j'ai des raisins bien mûrs au départ, je diminue l'apport à un litre de lies par barrique. C'est un peu plus de travail à un moment où on est déjà surchargé, mais le jeu en vaut la chandelle. Depuis que je pratique de cette façon, je n'ai jamais observé de déviation. Bien au contraire : c'est un véritable avantage pour la qualité des vins. »

CHRISTOPHE REYNOUARD, VIGNERON SUR 17 HA, À ROSIÈRES (ARDÈCHE) « Je n'ai plus besoin de bâtonner »

« J'ai découvert le recyclage des lies lors de mes études d'oenologie en Bourgogne. Depuis 2005, je l'applique sur la totalité de mes chardonnays.

Je fais des élevages de douze mois en demi-muids. Je n'ai pas le temps de bâtonner. Or, je sais que l'autolyse des levures est très longue lorsqu'on ne bâtonne pas. Je compense en conservant les lies du millésime précédent. Mes vinifications commencent de façon classique. À l'arrivée en cave, je pratique une macération préfermentaire pendant 12 à 18 heures à 15-16 °C.

Après le pressurage, je sulfite les moûts à 2 g/hl, je les mets sous gaz inerte (CO2) et les débourbe. La fermentation démarre en cuve en Inox à 14-15 °C. Lorsque la densité tombe à 1 020, j'entonne les moûts dans les demi-muids, que je viens de soutirer et au fond desquels j'ai laissé les lies du millésime précédent. Je laisse ensuite la température remonter jusqu'à 20 °C.

Depuis que j'opère ainsi, mes chardonnays ont gagné en gras et en finesse. Je n'ai jamais observé de déviation. Bien sûr, je ne conserve que les lies des bons millésimes. Les années où j'ai de la pourriture, je débourbe sévèrement pour obtenir des jus très clairs puis je jette les lies. En revanche, sur les très jolis millésimes comme 2015, je les exploite un peu plus. Après les douze mois en demi-muids, j'enclenche un élevage en fûts neufs de 228 l en récupérant toutes leurs lies. Je bâtonne régulièrement pendant trois à quatre mois. J'obtiens un produit très différent avec un côté boisé plus marqué qu'en demi-muid mais tout de même fondu grâce à la présence des lies. »

KYRIAKOS KYNIGOPOULOS, OENOLOGUE CONSEIL, FONDATEUR DE BURGUNDIA ŒNOLOGIE (CÔTE-D'OR) « Réutiliser les lies, c'est tout bénéf' »

Cet oenologue, bien connu en Bourgogne, fut le premier à préconiser la réutilisation des lies,

il y a une dizaine d'années. Il estime cette pratique intéressante à plus d'un titre.

« Le rôle des lies pour un vin blanc est multiple. Elles ont un effet protecteur vis-à-vis de l'oxydation, un peu comme les tanins pour les vins rouges. Elles libèrent aussi de nombreux composés bénéfiques pour la qualité des vins. Par exemple, des précurseurs aromatiques.Lorsqu'on les ajoute, avant ou en cours de fermentation alcoolique, elles apportent de l'azote aux levures et des précurseurs de glutathion. Ensuite, elles stimulent les fermentations malolactiques et protègent de l'oxydation. Ces lies récupérées sont particulièrement intéressantes les années où l'état sanitaire de la vendange oblige à faire des débourbages sévères, appauvrissant d'autant le volume de lies. »

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