C'est en 92 de notre ère que l'empereur romain Domitien ordonne le premier arrachage de vignes de l'histoire viticole. « Son fameux édit est ainsi rapporté par Suétone, nous raconte le géographe Marcel Lachiver dans son livre Vins, vignes et vignerons. Convaincu que la surabondance du vin et la pénurie du blé étaient l'effet d'un engouement excessif pour la vigne, d'où résultait l'abandon des labours, l'empereur interdit en Italie toute plantation nouvelle, et ordonna, dans les provinces, d'arracher au moins la moitié des vignobles. »
L'avenir du tout jeune vignoble gaulois semblait scellé pour l'éternité. Mais, examinons de plus près la genèse des faits. Vers 600 avant notre ère, les Grecs introduisent la culture de la vigne en Gaule, lors de la création de Marseille, tandis que les marchands étrusques y importent leurs vins. « C'est autour de Marseille et de Narbonne que se sont sans doute constitués les premiers domaines qui élaborent du vin, nous rappelle Marcel Lachiver. [...] L'essor véritable de ces vignobles [...] commence vers la fin du règne d'Auguste, mort en 14. »
La viticulture s'étend en Gaule au rythme des conquêtes romaines. Elle atteint des régions très septentrionales. « Civiliser, c'est pour les Romains, en même temps qu'assurer l'ordre, propager la vigne et l'olivier, créer ce décor de plantations hors duquel il leur semblait difficile qu'on put goûter la joie de vivre », justifie le géographe Roger Dion.
Le vignoble d'abord implanté en Gaule narbonnaise - région romaine qui comprend à peu près nos régions de Paca et Languedoc-Toussillon ainsi qu'une partie de la vallée du Rhône - s'étend vers le sud-ouest, avec Gaillac comme tête de pont. Parallèlement, il progresse vers le nord le long du couloir rhodanien où l'on trouve bientôt les vins très réputés des Allobroges autour de la ville de Vienne. Dès lors, la Gaule assure ses propres besoins de consommation et exporte vers la Méditerranée. Sa production de qualité fit du « tort aux grands vignobles italiens, et particulièrement ceux de Campanie, qui exportaient [...] vers l'intérieur de la Gaule et les pays barbares de l'Europe du Nord [...], assure Roger Dion. Quand [...] les trafiquants italiens trouvèrent installés les vignerons de Vienne et de Narbonaise, ils comprirent que pour eux l'heure des brillantes affaires était close. »
À peine le milieu du premier siècle était-il passé qu'« en Italie, le prix du vin baisse », continue Marcel Lachiver. C'est, nous disent Plutarque et Martial, « la faute du vignoble gaulois qui expédie ses vins vers la mère patrie ». À cette époque, Domitien, Titus Flavius Domitianus de son vrai nom, n'est qu'un bambin. Il est né à Rome le 24 octobre 51. Sa famille et son père, l'empereur Vespasien, sont issus de la bourgeoisie. En 81, il est proclamé empereur à son tour. Durant son règne de quinze ans, il réforme l'administration romaine et renforce l'économie.
En matière de vins, l'éruption du Vésuve, en 79, bouleverse la donne. Elle détruit tous les vignobles de Pompéï, grande région productrice. Nombre d'Italiens plantent alors des vignes sur leurs terres cultivables au détriment des céréales. Très vite une pénurie de blé s'instaure.
« Pour la première fois sans doute mais certainement pas pour la dernière », analyse Marcel Lachiver, l'État intervient dans les affaires viticoles. Si l'objectif de protéger la viticulture italienne contre la concurrence gauloise est souvent mis en avant comme motivation première de l'empereur, « cet édit montre autant un souci de protection des vignobles de qualité que la volonté de destruction qu'on lui attribue généralement ».
« Domitien s'en est pris aux vignobles de plaine, affirme pour sa part Roger Dion, pour favoriser la viticulture de qualité », et la culture du blé. En réalité, l'édit ne sera pas strictement appliqué. Il ne semble pas que les vignobles de Narbonnaise, de Vienne, d'Autun ou de Trèves en aient souffert. Mais il « va entraver pendant près de deux siècles l'extension du vignoble gallo-romain », analyse Marcel Lachiver.
Vers 280, en réaction à l'affaiblissement de la viticulture et pour s'assurer la loyauté de ses sujets, l'empereur Probus abroge l'édit de Domitien et accorde à toutes les cités le droit de planter de la vigne. « Probus remplit la Gaule de vignobles », témoigne l'historien Aurelius Victor, cité par Marcel Lachiver. Arrachage ? Liberté de planter ? Les siècles ont passé. Mais l'intervention de l'État dans les affaires de plantation de vigne est toujours d'une surprenante actualité.
Histoire de la vigne et du vin en France, des origines au XIXe siècle, Roger Dion. CNRS Éditions. Vins, vignes et vignerons, Marcel Lachiver. Éditions Fayard.