PIERRE-EMMANUEL TAITTINGER ET PATRICK MCGRATH fêtent leur achat commun de 70 hectares dans le Kent où ils planteront 30 ha de vignes. © T. ALEXANDER
Le 3 mars, le gouvernement britannique faisait une annonce retentissante : d'ici 2020, le pays veut doubler sa production de vin pour passer de 5 à 10 millions de bouteilles. Surtout, il veut décupler son chiffre d'affaires à l'export pour atteindre 30 millions de livres. Cette annonce faisait suite à la toute première table ronde entre la filière et Elizabeth Truss, la secrétaire d'État à l'Alimentation et à l'Environnement. À l'issue de cette réunion, celle-ci ajoutait qu'il n'y avait jamais eu de « période aussi excitante pour l'industrie anglaise du vin ».
Non seulement les producteurs veulent progresser à l'export, mais ils entendent aussi s'imposer chez eux. Dans un article paru le lendemain de la table ronde et intitulé Une fantastique aventure anglaise, Iann Kellet, propriétaire de Hambledon Vineyard, dans le Hampshire, met les Champenois en garde. Il ambitionne de fournir un million de bouteilles à terme et affirme que ses compatriotes pourraient rafler la moitié des parts de marché détenues par le champagne en Angleterre.
Quelle mouche a piqué les viticulteurs d'outre-Manche ? Car les Anglais - pardon, les Britanniques, le Pays de Galles comptant quinze domaines sur une vingtaine d'hectares - font du vin depuis longtemps en toute discrétion. Les années cinquante ont vu un renouveau de la viticulture. Dans les années quatre-vingts, quelques maisons sérieuses, comme Chappel Down ou Nyetimber ont émergé. Désormais, les choses s'accélèrent. Au cours des sept dernières années, la taille du vignoble a doublé pour atteindre 2 000 ha. L' Angleterre compte aujourd'hui 470 domaines et 135 caves de vinification.
Le défi qu'elle lance concerne exclusivement les effervescents, les English Quality Sparkling Wines, faits à partir de chardonnay, pinot noir et pinot meunier, voire de pinot blanc et gris. « Les effervescents sont les seuls vins sérieux que l'on puisse faire dans ce pays », constate Stéphane Derenoncourt, consultant français qui assiste Coates & Seely, un domaine du Hampshire visant les 50 000 bouteilles.
Le déclencheur de ce tapage, c'est le réchauffement climatique. La canicule de 2003 reste dans les mémoires. Depuis, les Anglais ont le secret espoir de prendre la relève de la Champagne si elle n'arrivait plus à produire ses vins frais et élégants à cause du réchauffement. Le fait que la maison de champagne Taittinger ait tout récemment acheté des terres dans le Kent, dans le Sud-Est du pays, a conforté leur foi dans leur avenir viticole.
Le vignoble anglais produit effectivement d'excellents effervescents. Il l'a maintes fois prouvé depuis qu'en 1997, le blanc de blancs de Nyetimber a remporté une médaille d'or à l'International Wine and Spirit Competition. Les vins ont un style particulier, de la fraîcheur et du croquant. De quoi séduire les consommateurs. Mais la production est à la peine pour de nombreuses raisons. Les Anglais peuvent planter librement de la vigne, comme les y autorise la réglementation européenne, tant que leur pays ne compte pas plus de 10 000 ha de vigne.
Encore faut-il qu'ils trouvent de bons terroirs. C'est la première difficulté. Aujourd'hui, les vignobles sont éparpillés dans le Sud de l'Angleterre, dans le Sussex (bientôt appellation d'origine), le Hampshire, le Surrey et le Kent. Et pour cause : dans cette zone - la seule propice à la culture de la vigne sur le plan climatique - beaucoup de sols sont lourds et froids, et sont donc à éviter, tandis que les poches idéales d'argilocalcaires reposant sur de la craie sont difficiles à dénicher.
Deuxième souci : le climat. Il a beau s'améliorer, la pluie, le vent et le froid sont encore plus présents que le soleil (voir encadré à gauche). Et cela risque de durer. De là découle une quantité de difficultés. Les maladies d'abord. « J'ai noté peu d'oïdium mais de grosses pressions de mildiou et de botrytis », relève Stéphane Derenoncourt. La maturation, ensuite. « Le climat ne permet pas de brûler beaucoup d'acidité, poursuit le consultant. Il faut attendre longtemps pour récolter. Au chai, il faut faire la malo, sinon ça arrache ! » Les rendements enfin. Ils sont bas et irréguliers (voir encadré ci-dessous). Sans doute la principale pierre d'achoppement de l'aventure anglaise.
Pour toutes ces raisons, la production reste très aléatoire, entraînant des prix élevés, justifiés quand la qualité est là : trente euros en moyenne pour une bouteille d'English Quality Sparkling Wine.
Même si les vignes coûtent dix fois moins cher qu'en Champagne, les retours sur investissement sont très longs, voire inexistants. « De nombreux projets ont capoté », regrette Stephen Skelton, un consultant et Master of Wine anglais qui a lancé son domaine en 1977 puis l'a vendu. « Celui qui pense qu'il fera des millions de bouteilles et qu'il les vendra dans le monde entier se trompe lourdement », prévient Damien Le Sueur, directeur de Taittinger.
Qu'à cela ne tienne ! « La rentabilité n'est pas un problème », souligne Stephen Skelton citant des exemples de vignobles qui se sont vendus cher alors qu'ils n'ont jamais rien rapporté. Le côté « sexy » de la viticulture excite les esprits, au point que de riches Anglais se laissent tenter sans grand espoir de faire du profit. Ils connaissent les risques de leur aventure. Gageons qu'ils développeront leurs ventes sur le marché intérieur animé par un regain d'identité nationale. Mais, à l'export, ils ont tout à prouver. Compte tenu de leur prix, leurs effervescents trouveront difficilement preneurs. Les Britanniques auront besoin de tout leur savoir-faire de commerçants pour réaliser leurs ambitions.
Un climat incertain
Les résultats sont sortis début avril. L'université d'East Anglia s'est demandé si la viticulture en Angleterre et au Pays de Galles allait profiter du réchauffement climatique. « La Grande-Bretagne se réchauffe plus vite que la moyenne, note Alistair Nesbitt, directeur de recherche. Depuis 1993, la moyenne de températures dans le sud de l'Angleterre pendant la saison végétative est supérieure à 13 °C et, depuis 1989, il y a eu dix années où elle était supérieure à 14 °C. C'est la même température qu'en Champagne dans les années 60, 70 et 80. » Pour autant, la partie est loin d'être gagnée. Le climat est très aléatoire, ce qui rend « l'industrie viticole très fragile », reconnaît le chercheur. Les gelées printanières et les périodes fraîches et humides durant la floraison, puis en été restent monnaie courante. Le pinot noir et le chardonnay, sur lesquels les Anglais misent pour rivaliser avec le champagne, sont particulièrement sensibles à ces aléas, ajoute Alistair Nesbitt.
Taittinger se lance dans l'aventure
En octobre 2015, Taittinger a annoncé l'achat de près de 70 hectares de terrain dans le Kent, avec son importateur Hatch Mansfield. « C'est une histoire d'amitié entre Patrick McGrath, le patron de Hatch Mansfield, et Pierre-Emmanuel Taittinger », explique Damien Le Sueur, directeur de la maison de champagne. Seuls 30 hectares seront plantés à partir de 2017. L'exploitation produira un maximum de 200 000 bouteilles, essentiellement pour le marché anglais (mise en vente en 2024). « Pour l'instant, le seul fait d'avoir annoncé cet engagement nous a fait une publicité mondiale ! », savoure Damien Le Sueur. Taittinger s'offre également un nouveau terrain d'expérimentation, après Carneros, son domaine californien, où les effervescents sont plus puissants et mûrs qu'en Champagne. En Angleterre, il devra apprendre à maîtriser la verdeur et le mordant.
Des rendements bas et aléatoires
C'est là que le bât blesse. Selon l'Association des producteurs anglais (English Wine Producers), les rendements n'atteignent que 21 hl/ha en moyenne pluriannuelle, hybrides compris. De plus, ils varient grandement d'une année à l'autre. Le meilleur résultat fut enregistré en 1992 avec 37,7 hl/ha de moyenne. En 1997, le chiffre est tombé à 8,17 hl/ha. Puis 2012 fut la pire année de l'histoire récente, avec 5,98 hl/ha. Lété fut frais et humide et l' automne froid. Les raisins n'ont pas mûri. Certains, comme Nyetimber, n'ont pas produit une goutte de vin. D'autres années, le gel de printemps, la coulure ou la pourriture grise plombent les rendements. Selon plusieurs conseillers, le potentiel plafonnerait à 50 hl/ha, les années exceptionnelles, pour les chardonnays, pinots noirs et pinots meuniers, les cépages majoritaires des plantations actuelles.