LES BOUCHONS ND TECH sont analysés un à un pour mesurer leur teneur en TCA, molécule responsable du goût de bouchon. Ici un bouchon à la sortie de l'analyseur s'apprête à être déposé dans le lot qui lui correspond. © AMORIM
RÉCOLTE DU LIÈGE. Elle a lieu tous les neuf ans, le temps que les chênes reconstituent leur écorce. Aujourd'hui, le liège ne reste plus au sol après la récolte. Il est aussitôt stocké sur des aires bétonnées. ©B. COLLARD
STOCKAGE. Pour réduire les risques de pollution à ce stade, Amorim teste l'entreposage sur des palettes métalliques. Ainsi, le liège n'est pas au contact du béton et l'air circule mieux dans les couches inférieures. B. COLLARD
Miguel Cabral n'y va pas par quatre chemins. « Nous avons gagné la bataille de l'éradication du TCA, affirme fièrement le directeur de la recherche et du développement d'Amorim, leader mondial du liège. Nous commercialisons déjà trois types de bouchons dont nous garantissons qu'ils sont individuellement exempts de TCA : le Neutrocork premium, le Twin Top Evolution et, maintenant, le ND Tech, un bouchon en liège naturel. » Le premier est un aggloméré obtenu par moulage, commercialisé depuis début 2015. Le second est un bouchon 1+1 (avec une rondelle aux deux bouts) lancé au début de l'année. Le troisième sort de l'usine d'Amorim à Santa Maria de Lamas, au Portugal, depuis ce printemps. En juin dernier, le bouchonnier a invité quelques journalistes à découvrir ses innovations et méthodes de production.
Dans un des bâtiments, une vaste salle est dédiée au procédé ND Tech. Miguel Cabral prévient : il est interdit d'y prendre des photos. À l'intérieur, dans un bruit incessant de souffle et de cliquetis, surveillées par des techniciens en blouse blanche, dix machines tournent sans relâche, nuit et jour. Les bouchons y pénètrent les uns après les autres dans un barillet. À peine disparaissent-ils qu'une courbe se dessine sur l'écran de contrôle, une par bouchon, indiquant leur teneur en TCA mesurée par une chromatographie en phase gazeuse.
Dès lors, leur sort est fixé. Après un tour de barillet, ils sont poussés dehors. Une pince les attrape et les dépose sur un des trois tapis. Ceux renfermant moins de 0,5 ng/l de TCA - le seuil de détection - partent dans le lot ND Tech. Ceux qui contiennent entre 0,5 et 1 ng/l rejoignent les qualités classiques, sachant qu'ils présentent trop peu de TCA pour contaminer les vins de manière perceptible par le fameux goût de bouchon. Les autres vont au rebut.
Une prouesse technique
Il a fallu cinq ans de travail et 10 millions d'euros pour parvenir à cette prouesse technique. Avant cela, le bouchonnier avait déjà mis en place toute une série de contrôles et de précautions pour réduire la contamination du liège et éliminer les lots pollués par le TCA. Une question de survie, reconnaît-il aujourd'hui. « Au début des années 2000, le Conseil américain de la qualité du liège (Cork Quality Council), une association de revendeurs, a mis au point la méthode d'analyse de la contamination des bouchons par le TCA. Dès lors, ses membres se sont mis à renvoyer les lots pollués », explique Joana Mesquita, chargée des relations publiques chez Amorim. Les liégeurs devaient réagir, d'autant plus que les fabricants de bouchons synthétiques et de caspules à vis n'avaient qu'une envie : pousser leurs vieux concurrents apathiques vers la sortie.
Liège tracé de la forêt au bouchon
Amorim a commencé par mettre le nez dans son approvisionnement. L'entreprise ne possède aucune forêt. Elle achète toute sa matière première. La récolte a lieu de mai à juillet. Traditionnellement, Amorim achetait le liège à des intermédiaires, une fois la récolte achevée, après un simple examen visuel. C'était l'usage.
Avec la crise du TCA, il a fallu tout revoir pour suivre chaque lot à la trace depuis sa forêt d'origine jusqu'au bouchon final.
Dès avril, le bouchonnier prélève des échantillons sur les arbres destinés à la récolte. Histoire d'avoir, à l'avance, une idée de la qualité qu'on va lui fournir. « Si la qualité est très bonne, nous achetons sans discuter le prix. Si elle est moyenne, tout dépend du prix. Si elle est mauvaise, nous n'achetons pas », explique Joana Mesquita.
Dès l'achat d'un lot, Amorim le classe selon la quantité de bouchons, de rondelles ou de granulés qu'il espère en tirer. À l'arrivée, il compare ce classement au résultat obtenu. Il sait ainsi s'il a tiré profit de son lot. Mieux encore : « Avec nos analyses et ce suivi, nous avons constitué une banque de données incomparable. Nous connaissons mieux la qualité des forêts que leurs propriétaires », assure Joana Mesquita.
Rapidement, le bouchonnier s'est aperçu que le liège du pied des arbres est le plus pollué. Il n'en achète plus. De même, il ne laisse plus les plaques de liège traîner à même le sol, dans les forêts. Dès leur récolte, il les achemine dans son usine de Coruche, à l'ouest de Lisbonne. Là, elles sont stockées sur d'immenses aires bétonnées le temps de leur séchage qui va durer un an. Une usine construite dans la forêt de chênes lièges, pour maîtriser le stockage et réduire la contamination par le TCA à ce stade. Depuis peu, Amorim y teste l'entreposage des plaques sur des palettes métalliques afin que l'air circule partout, y compris dans les couches basses des lots, pour limiter encore la prolifération des moisissures.
Contrôle à toutes les étapes
Le bouchonnier a également revu le bouillage, l'étape de réhumidification du liège après séchage. Il prélève des échantillons avant ce traitement pour repérer et éliminer les lots trop pollués par le TCA. Il change l'eau plus souvent et entasse moins les plaques afin que le bouillage soit plus homogène. Enfin, il les travaille plus vite en sortie de bouilloire. Après ce traitement, le liège humide se couvre en effet de moisissures blanches. Autrefois, elles avaient le temps de former un feutrage. Aujourd'hui, il n'en est plus question.
Dès le lendemain du bouillage, des ouvriers prennent les plaques en main pour les découper en grands carrés ou rectangles avec un long couteau, une sorte de faucille, qu'ils passent leur temps à réaffuter. Après chaque coup de lame, ils observent la tranche qu'ils viennent de mettre à nu pour y repérer d'éventuels défauts. Certains sont assez visibles comme les galeries de fourmi ou de cobrilha, un autre insecte xylophage. D'autres sont très discrets comme la moisissure jaune. En tout, les ouvriers doivent avoir l'oeil sur douze défauts différents. Ils coupent les plaques jusqu'à trouver du liège sain sur les quatre faces. Leur tâche s'arrête là. Les morceaux qu'ils ont taillés partiront ensuite dans l'usine de Santa Maria de Lamas. Là-bas, d'autres ouvriers y tuberont des bouchons naturels. Quant aux rebuts, ils servent au mieux à faire des bouchons agglomérés, au pire, ils vont dans d'autres industries. Il faut six mois à un an de formation à un ouvrier pour acquérir le coup d'oeil expert requis dans cet atelier.
Après avoir traqué la matière première polluée, Amorim s'est mis en tête d'épurer ce qui pouvait l'être. À commencer par les granulés. En 2004, le bouchonnier lançait le procédé Rosa qui consiste à chauffer les granulés pour que le TCA qu'ils renferment s'évapore. Dix ans plus tard, il mettait au point la troisième version du procédé. « Avec Rosa 3, nous éliminons 95 % du TCA initial », assure Joana Mesquita. C'est avec ce traitement qu'Amorim a pu démarrer la fabrication du bouchon Neutrocork premium. Avec un procédé similaire, il s'est lancé dans la fabrication du Twin Top Evolution.
Mais avec les bouchons en liège naturel, la difficulté est tout autre. Au mieux, on arrive à réduire de 40 % leur taux de TCA par vaporisation de ce polluant. Pour être sûr de produire des lots indemnes, il faut donc analyser individuellement chaque bouchon et éliminer ceux qui sont défectueux. C'est chose faite, affirme le fabricant. « L'accueil par le marché est extraordinaire, assure Miguel Cabral. Notre procédé repositionne à un niveau très élevé notre cote de confiance auprès des opérateurs. » Amorim envisage de produire 60 millions de ND Tech par an, uniquement dans les meilleures qualités. Une goutte d'eau pour cette firme qui commercialise 4,2 milliards de bouchons par an, mais une goutte d'eau qui attire la lumière.
Des bouchons plus chers
En France, la commercialisation des bouchons ND Tech (ci-contre) a démarré dès le mois de mars « auprès de clients choisis et haut de gamme, explique Christophe Sauvaud, directeur d'Amorim France. Le gros du lancement aura lieu l'an prochain. Nous avons de plus en plus de demande. Je suis très optimiste pour ce produit. » L'entreprise propose ce bouchon dans les trois meilleures qualités de liège naturel (fleur, extra et super) et dans trois longueurs (54, 49 et 34 mm), à un surcoût compris entre 10 et 15 % par rapport aux bouchons équivalents qui n'ont pas subi de contrôle de leur teneur en TCA.
Bien moins cher et également garanti sans TCA, l'aggloméré Neutrocork premium est disponible depuis un an. Amorim France en a déjà vendu 10 millions d'unités. « Le surcoût par rapport à l'aggloméré classique se situe autour de 35 %. Il faut compter 65 € le mille pour un Neutrocork premium de 45 mm », indique Christophe Sauvaud.
Des contaminations en baisse régulière
Aux États-Unis, le Conseil de la qualité du liège (Cork Quality Council) observe une baisse spectaculaire de la contamination des bouchons par le TCA. Depuis 2002, cette association de revendeurs de bouchons analyse tous les lots que ses membres font entrer dans leurs entrepôts et publie les résultats sur Internet (corkqc.com). Elle souligne qu'entre 2002 et 2015, la teneur en TCA a baissé de 95 % dans les lots analysés. L'année dernière, 96 % des lots importés aux États-Unis répondaient aux sévères exigences du Conseil. C'est le fruit de toutes les précautions prises tout au long de la chaîne de fabrication par tous les bouchonniers. « Il n'existe plus de lots dont tous les bouchons sont contaminés par le TCA, soutient Miguel Cabral, de Amorim (photo ci-dessous). Mais il existe encore des bouchons qui peuvent l'être, individuellement. » La bataille contre le TCA n'est donc pas encore totalement gagnée.
Finie aussi la couleuse
En 2014, Amorim a résolu un autre problème : celui des bouchons fuyards qui sont à l'origine des bouteilles couleuses. Depuis cette date tous ses bouchons naturels (colmatés ou non) subissent un test de pression. Une machine tente d'injecter de l'air comprimé par les deux miroirs. Si elle enregistre une chute de pression, c'est que l'air fuit par une galerie creusée dans le bouchon. Le vin fera de même. Le bouchon est donc éjecté et réduit en granulés. « Nous sommes la seule société à faire un test physique d'étanchéité. Toutes les autres font encore un test visuel », assure Amorim.
Le liège, un matériau étanche aux gaz comme aux liquides
Contrairement à une idée reçue, les bouchons en liège ne laissent pas pénétrer d'oxygène dans les bouteilles. Ils sont parfaitement étanches aux gaz. L'oxygène qui pénètre dans le vin après bouchage provient des cellules du liège d'où il est expulsé sous l'effet de la compression du bouchon lors du bouchage. Pour établir ce fait, Amorim a réalisé deux grandes séries d'essais. Dans la première, il a placé des bouteilles bouchées de différentes manières dans une atmosphère polluée soit par du TCA, soit par des éthyl-phénols. Deux ans après le bouchage, seules les bouteilles bouchées avec du liège naturel ou aggloméré étaient toujours indemnes de mauvais goûts. À l'inverse, dès le troisième mois, celles bouchées avec des bouchons synthétiques ou des capsules à vis avaient pris des notes de goûts de bouchon ou animales. Preuve que ces deux obturateurs laissent passer les gaz, contrairement au liège qui est étanche.
La deuxième série d'essais a consisté à suivre l'oxygène dissous dans les vins embouteillés. Après bouchage avec du liège, la teneur en oxygène dissous augmente rapidement puis se stabilise. Six à huit mois plus tard, on n'observe plus aucune entrée d'oxygène. C'est le temps qu'il a fallu pour expulser l'air mis sous pression dans les cellules du liège par la compression du bouchon. « Avec les bouchons à vis et les synthétiques, il se produit un phénomène tout autre, assure Miguel Cabral, directeur R & D d'Amorim. On observe une entrée permanente d'oxygène, dépendante de leur perméabilité initiale à ce gaz. »
Désormais, Miguel Cabral veut démontrer les apports du liège. Il est persuadé que les composés extraits par le vin contribuent à stabiliser la couleur et à réduire l'amertume. Il pense même que le liège influence le bouquet des blancs. En attendant d'établir ces faits, il fait une autre mise au point. « On n'est pas obligé de conserver les bouteilles couchées. On peut très bien les laisser debout. Le liège ne séchera pas car l'espace de tête est saturé en humidité. »