Dans l'Aube, le caractère exceptionnel de ces vendanges 2016 s'observe d'abord sur les routes. Pas de valse des camions-citernes qui viennent chercher les moûts dans les centres de pressurage. En ce 22 septembre, sur le trajet qui nous mène de la gare de Troyes à la Côte des Bar, ils se comptent sur les doigts de la main. Patrick Vignez, le directeur amont de l'Union Auboise, confirme : « Habituellement, nous travaillons avec cinq ou sixcamions-citernes. Cette année, nous n'en avons prévu que trois et nous avons même dû en renvoyer un. »
L'Union Auboise ? C'est onze coopératives, 850 vignerons et 1 400 ha. C'est également onze centres de pressurage coopératifs et 60 centres de pressurage particuliers associés. Cette structure très importante de la Côte des Bar a subi les aléas climatiques de plein fouet.
« Un fort épisode de gel, les 26 et 27 avril, a anéanti 4 000 ha sur les 8 000 que compte la Côte des Bar. Puis, au moment de la fleur, on a eu une forte pluviométrie qui a engendré des attaques de mildiou sur les grappes. Enfin, nous avons eu un coup de chaud fin août avec des températures qui sont montées jusqu'à 45 °C par endroits. Résultat : des raisins grillés sur les faces les plus exposées, occasionnant des pertes supplémentaires de 15 à 30 % dans les parcelles les plus touchées », détaille Patrick Vignez.
Avant les premiers coups de sécateurs, il évaluait ainsi la récolte à 4 500 kg/ha en moyenne. Au final, le rendement moyen s'élève à 5800 kg/ha pour l'ensemble des adhérents de l'Union.
À Urville, une des communes les plus touchées par le gel, Romain Billette exploite 10 ha de vignes. Il livre une récolte de 1,5 ha à l'Union Auboise. Le viticulteur possède également un centre de pressurage et presse pour des tiers. Il travaille avec deux pressoirs : l'un de 4 000 kg et l'autre de 8 000 kg. Cette année, seul tourne le plus petit. « En temps normal, je presse 160 000 kg de raisin. Cette année, ce sera seulement entre 30 000 et 32 000 kg, soit cinq fois moins », explique le vigneron. Alors que quatre personnes sont d'habitude affectées au pressurage, trois suffisent.
Dans les vignes, il a aussi fallu s'adapter car 80 % du domaine a gelé entièrement. « Dans les parcelles épargnées, on pensait sortir 10 000 kg/ha, mais avec le millerandage, le mildiou et l'échaudage, on n'a que 8 000 kg. Dans les autres, ce sera entre 0 et 1 000 kg. On devrait tourner autour de 2 000 kg/ha de moyenne pour le domaine », déplore le vigneron.
Première difficulté : déterminer la date de début des vendanges. « Dans les parcelles gelées, il y a des grappes de générations différentes. La maturité est donc hétérogène », indique Romain Billette. Pour la suivre, il a changé sa façon de procéder. « En temps normal, je prélève deux fois par semaine une dizaine de grappes par parcelle. Je presse le jus dans une éprouvette et je mesure le degré avec un densimètre. Cette année, comme la récolte est très faible, je n'ai fait qu'un contrôle par semaine. Dans les parcelles qui n'ont pas gelé, j'ai procédé classiquement. Mais dans les autres, je n'ai prélevé qu'une vingtaine de baies et mesuré le degré avec un réfractomètre. »
Le circuit de cueillette a aussi été bouleversé. « Les parcelles gelées sont celles que je récolte habituellement en premier. Cette fois, elles passeront en dernier. » Romain Billette a dû également réduire ses équipes de saisonniers. « Normalement, j'embauche 24 personnes payées à l'heure et une dizaine à la tâche. Cette année, je n'ai pris que 26 personnes à l'heure. » Pour des raisons économiques, il ne leur a pas demandé d'effeuiller les ceps au moment de couper les raisins comme il le fait d'habitude. « Ils travaillent donc plus vite. »
Ce 22 septembre, le soleil est au rendez-vous. L'équipe travaille dans une parcelle de pinot meunier très peu chargée. « On ne devrait y récolter que 700 kg/ha », calcule Romain Billette. Les coupeurs cherchent les raisins. Les paniers mettent du temps à se remplir. Pour cette raison, un seul vendangeur opère dans chaque rang contre deux les autres années. Pas de caisses au milieu des rangs non plus. Les paniers sont directement vidés dans les caisses situées sur l'enjambeur au milieu de la parcelle. « Une année normale, il nous faut 6 heures pour vendanger cette parcelle de 53 ares. Là, on ne mettra même pas la moitié de ce temps. » De même, le jeune vigneron ne mettra que 6 jours pour tout vendanger contre 9 à 10 jours en temps normal.
À quelques kilomètres de là, à la coopérative de Fontette qui couvre 300 ha (95 % de pinot noir et 5 % de chardonnay), ce n'est pas l'euphorie. Avec un rendement moyen de 2 500 à 3 000 kg/ha, la cave, qui adhère à l'Union Auboise, ne devrait rentrer que 5 000 hl cette année, soit une récolte divisée par six.
« Nous possédons deux sites de vinification : l'un d'une capacité de 20 000 hl et l'autre de 15 000. On a dû fermer le deuxième. Au lieu de recruter 55 personnes, on n'en a embauché que quinze », indique Guillaume Cartier, le chef de cave. Dans le chai, des caisses de vendanges restent vides. « Sur un parc de 15 000 caisses, seules 10 000 ont vu les raisins de l'année », précise Guillaume Cartier. Seule chose qui lui redonne le sourire : la qualité de la récolte. « L'état sanitaire est bon. La maturité est un peu timide avec des degrés de 9 à 9,5 pour une acidité de 8 g/l. Mais l'équilibre est correct. » À la dégustation, les jus sont prometteurs. « Nous sommes très confiants. On peut prétendre à un beau millésime », se réjouit Guillaume Cartier.
La gestion des assemblages pour le brut sans année s'annonce compliquée en raison de cette maigre récolte. « Pour notre marque Devaux, l'assemblage classique se fait avec 80 % de vins de l'année et 20 % de vins de réserve. On peut monter jusqu'à 35-40 % de vins de réserve. Mais on ne pourra pas aller au-delà si on veut maintenir son style. En plus, il faut penser à l'avenir. Il est préférable de garder des vins de réserve. On fera donc des tirages moins importants », explique Michel Parisot, le chef de cave de l'Union Auboise.
Les conséquences commerciales devraient toutefois être limitées. « Nous laissons les vins vieillir trois ans en cave. Nous avons donc des stocks. En plus, notre stratégie nous pousse vers le haut de gamme, pas vers une forte croissance des volumes en bouteilles. Nous avons de quoi lisser sur plusieurs années l'impact de cette petite récolte », indique Patrick Vignez.
La qualité est au rendez-vous
Le volume de la récolte champenoise a été amputé d'au moins 30 %. Le rendement agronomique se situe un peu au-dessus de 8 000 kg/ha. « Avec la pluie de la mi-septembre, les chardonnays ont bien grossi », note Sébastien Debuisson, du Comité Champagne. Toutefois, cette moyenne cache de fortes disparités, la Côte des Bar étant très déficitaire. Au niveau de la qualité, les choses se présentaient bien. « Il n'y a pas eu de pourriture acide et très peu de pourriture grise et d'éclatement de baies », note Sébastien Debuisson. Avec un degré moyen de 10 % vol. et une acidité totale de 8 g/l de H2SO4, beaucoup soulignaient les beaux équilibres sucre/acide.
Les vignerons vont taper dans la réserve
Comme tous ses confrères champenois, Romain Billette possède une réserve individuelle. « Mais je ne dispose que de 5 200 kg/ha alors que le plafond est fixé à 8 000 kg/ha, indique ce viticulteur qui exploite 10 ha de vignes à Urville. En 2012, je l'avais déjà débloquée à la suite d'une grêle. Et je n'ai pu commencer à la reconstituer qu'en 2014 et 2015. » Cette année, même en débloquant sa réserve, Romain Billette n'arrivera pas au rendement de l'appellation fixé à 9 700 kg/ha (+ 1 100 kg/ha de réserve). « Je ne serai qu'à 7 200 kg/ha. Pour combler le manque de trésorerie nous vendrons des bouteilles sur lattes ». Romain Billette va aussi puiser dans ses économies et différer ses investissements. « Nous avions prévu d'installer un convoyeur de caisses pour les deux pressoirs. Nous le ferons plus tard. » De son côté, pour aider ses apporteurs, l'Union Auboise a modifié ses règles de paiements. « Normalement, en décembre, les viticulteurs touchent un quart de la vendange réellement récoltée. Cette année, pour éviter un trop gros trou de trésorerie, ils recevront tous un paiement équivalent à 2 700 kg/ha », explique Patrick Vignez. Et comme beaucoup d'adhérents vont débloquer toute leur réserve, l'Union Auboise va leur recommander de souscrire une assurance pour la récolte 2017.