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GÉRER - LA CHRONIQUE JURIDIQUE

Le consommateur n'est pas un expert

JACQUES LACHAUD - La vigne - n°292 - décembre 2016 - page 76

On ne peut pas attendre du consommateur qu'il ait un avis d'expert pour distinguer deux marques. C'est ce que rappelle la Cour de cassation dans une affaire de contrefaçon dans le Bordelais.

Les propriétaires du château Beychevelle tiennent à leur identité. L'image de leur saint-julien, cru classé du Médoc, s'est construite autour d'un drakkar. Ainsi, un bateau à tête de dragon s'affiche fièrement sur leurs étiquettes, comme un repère. Mais ils ont eu la mauvaise surprise de constater qu'un négociant bordelais avait choisi une embarcation aux formes étrangement similaires pour illustrer les étiquettes de son château Les Eyraux, un bordeaux supérieur.

Bien sûr, le château Beychevelle fait appel à la justice pour faire admettre la « contrefaçon par imitation de marque ». Il assigne le négociant au tribunal de grande instance qui le déboute dans un jugement rendu le 17 octobre 2013. Qu'importe, il porte l'affaire devant la cour d'appel. Mais celle-ci confirme l'arrêt de première instance, le 27 juin 2014.

Lors des débats en appel, les discussions tournent autour des différences et des ressemblances entre les deux étiquettes pour déterminer si le négociant a imité la signature du château Beychevelle. Car, comme le précise l'article L 713-3 du code de la propriété intellectuelle, est interdite « sauf autorisation du propriétaire, s'il peut en résulter un risque de confusion dans l'esprit du public [...] l'imitation d'une marque et l'usage d'une marque imitée, pour des produits ou services identiques ou similaires à ceux désignés dans l'enregistrement ».

Il apparaît que les deux étiquettes sont effectivement étrangement semblables. Toutes deux présentent un navire naviguant sur les flots, en noir sur fond blanc, etc. Mais le juge observe que celle du château Beychevelle comporte un « bateau de type drakkar » tandis que celle du négociant est agrémentée d'une « galère ». Et il énumère les différences pour les départager : deux rames sur l'image d'origine, neuf sur l'autre ; une proue sculptée représentant une tête de dragon pour le négociant et une tête de dragon ailée pour le château ; une voile gonflée chez le négociant mais sans vent chez Beychevelle... Le juge souligne également que les noms des deux châteaux sont bien distincts et en conclut « qu'en dépit de la similarité des produits, le consommateur ne pourra se méprendre sur l'origine des produits en cause ». Il valide ainsi l'arrêt de première instance et la victoire du négociant pour les deux premières manches.

Mais le château ne s'avoue pas vaincu. Il remet l'affaire entre les mains de la Cour de cassation. Le 6 septembre celle-ci a rendu son arrêt, cassant la décision des juges. Elle leur reproche d'avoir pris le point de vue d'un consommateur pertinent défini comme un « connaisseur de grands crus ». En effet, le juge d'appel s'est mis à la hauteur d'un connaisseur qui ne saurait être abusé par un artifice de marketing pour distinguer un bordeaux supérieur d'un saint-julien. Pour le juge d'appel, ce consommateur ne peut se méprendre entre l'étiquette du château Beychevelle et celle du château Les Eyraux. Les noms des domaines sont suffisamment différents pour qu'on ne puisse les confondre malgré la ressemblance de leurs illustrations.

Or, le juge suprême rappelle qu'on ne peut pas se fonder sur un consommateur expert pour juger du « risque de confusion ». Il précise que ce risque s'apprécie en fonction de la « perception du consommateur moyen de la catégorie des produits en cause, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé ».

La Cour de cassation indique qu'il faut se référer au jugement du consommateur de tous les jours, celui qui apprécie les bons vins de Bordeaux. Et ce changement de perspective modifie la donne. Les deux parties sont renvoyées devant la cour d'appel de Paris qui doit juger si un consommateur « lambda » peut être trompé par l'étiquette du négociant. Comme quoi, tout est affaire de point de vue.

Cour de cassation, 6 septembre 2016, n° 14-25692

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