Les chiffres parlent d'eux-mêmes. 93 % des maladies professionnelles déclarées en agriculture sont des TMS (troubles musculo-squelettiques). La viticulture est l'un des secteurs les plus concernés par ces troubles parmi lesquels on trouve le syndrome du canal carpien, les tendinites, les lombalgies... Quel est l'impact du mode de conduite des vignes sur l'apparition des TMS lors de la taille et du tirage des bois ?
Pour le savoir, la MSA des Charentes a mené une étude au domaine Boinaud, à Angeac-Champagne (Charente), durant la saison 2015-2016, avec l'Aract Poitou-Charentes. Ce domaine possède 416 ha de vignes en production et emploie 27 tailleurs à temps plein. Ses parcelles sont plantées d'ugni blanc. La majorité est établie en arcure palissée (85 %), le reste en cordon haut, en guyot double et en arcure haute en port libre (encadré ci-dessous).
Pour réaliser son étude, la MSA a suivi deux salariés du domaine : Denis, 53 ans, 1,80 m et plutôt costaud, et Solange, 50 ans, 1,55m et plutôt menue. Tous les deux sont droitiers. « Nous avons choisi ces personnes expérimentées pour que les chiffres soient représentatifs, explique Bruno Farthouat, conseiller en prévention à la MSA des Charentes. Nous les avons filmées durant leur travail de taille et de tirage des bois. Ensuite, nous avons épluché le film et noté, pour chaque articulation (rachis lombaires, cervicales, épaules, coudes, mains), la durée pendant laquelle les tailleurs sont en posture dangereuse. »
Les postures dangereuses ? Pour la main, il suffit que les doigts répètent à longueur de temps un mouvement de pince ou qu'elle force pour saisir quelque chose. Pour le dos, c'est la répétition des postures courbées, cambrées, en extension ou en inclinaison qui sont néfastes. Pour les épaules, il est déconseillé de lever les bras en formant un angle supérieur à 60° avec le buste. Autre geste à risque : tourner sans cesse la tête, vers la droite ou vers la gauche, ou l'incliner vers le haut et le bas. Quant aux coudes, ils n'apprécient guère les hyperextensions des avant-bras, ni les rotations de la main. Comme tous ces gestes sont accomplis à longueur de journée par les tailleurs, on comprend que la taille et le tirage des bois causent des TMS.
L'étude de la MSA montre que la main est la partie du corps la plus sollicitée. Elle tient le sécateur tout au long de la taille, tandis que les doigts reproduisent inlassablement un mouvement de pince. Le mode de conduite n'y change rien. « Les tailleurs donnent en moyenne deux millions de coups de sécateur en une saison », avance Bruno Farthouat. Un chiffre très impressionnant.
Pour les autres articulations, il existe des différences selon les modes de conduite. Au domaine Boinaud, les cordons hauts sont établis à 1,5 m du sol et non prétaillés. Ces vignes sont les plus éprouvantes. Elles épargnent bien le dos et les cervicales car les tailleurs n'ont pas à se courber. Mais elles causent des troubles aux autres articulations, notamment aux coudes et aux épaules, les tailleurs taillant et tirant les bois en même temps pour la bonne organisation des chantiers. Le coude droit se trouve ainsi en extension 100 % du temps et le gauche la moitié du temps. Les épaules sont également mobilisées 50 % du temps pour saisir les lattes à tailler et pour tirer les bois. Quant à la main gauche, elle l'est 75 % du temps, là aussi pour attraper les bois.
De son côté, le guyot double établi à 50 cm du sol oblige les ouvriers à se courber. Ils en souffrent, surtout lorsqu'ils taillent et tirent les bois en même temps. Leurs cervicales et leur dos sont alors trop éprouvés. Lorsqu'ils ne font que tailler, les risques sont pratiquement les mêmes. En revanche, lorsqu'ils tirent uniquement les bois, les cervicales souffrent bien moins.
La conduite en arcure haute avec un port libre exige moins du dos et des cervicales mais un peu plus des bras. Même chose pour l'arcure palissée avec encore davantage de sollicitation des bras.
Alors que faire ? Sachant qu'il n'existe pas de mode de conduite sans risque de provoquer de TMS, il faut, dans la mesure du possible, établir des vignes à différentes hauteurs pour pouvoir tailler dans des conditions variées. Ensuite, pour chaque mode de conduite, des ajustements permettraient de limiter les risques. Bruno Farthouat observe que si les guyots doubles étaient établis au-dessus de 50 cm, les tailleurs travailleraient le dos plus droit. Dans les vignes en arcure, il suggère d'attraper les lattes et de les abaisser jusqu'à une position confortable pour les tailler. On demande ainsi moins aux épaules que si on taille ces bois dans leur position d'origine.
Dans les vignes palissées, l'expert recommande de descendre les fils releveurs avant de tailler. Ainsi, on réduit les sollicitations lors du tirage des bois. Dans les vignes en cordon haut, il conseille de prétailler.
Autres suggestions : alterner les tâches pour réduire la répétitivité des gestes et diminuer la longueur des lattes des vignes taillées en guyot. « Certes, cela baisse les rendements. Mais cela réduit aussi les risques de TMS. Il faut donc trouver un compromis », indique Bruno Farthouat. Pour limiter l'extension des bras et éviter de trop forcer lors du tirage des bois, il recommande aussi de commencer par les débiter.
La limitation des TMS passe aussi par un accompagnement du personnel, le choix de sécateurs et de tenues adaptés, l'instauration d'une pause de 20 minutes le matin et l'après-midi. « Les salariés doivent préserver une bonne hygiène de vie : bien dormir, boire régulièrement et s'alimenter de manière équilibrée en favorisant les sucres lents, et faire des étirements. Ils doivent aussi bien entretenir leurs vêtements de travail et leur sécateur. » Des conseils utiles pour tous.
Les quatre modes de conduite étudiés
La MSA a mené son étude dans les quatre modes de conduite du Domaine Boinaud :
-Cordon haut : les pieds sont établis à 1,5 m et la hauteur de travail varie de 0,9 à 2,1 m, notamment lors du tirage des bois. La vigne étudiée a été plantée en 1992. Elle n'est pas prétaillée. Les deux salariés ont taillé et tiré les bois en même temps.
-Guyot double : les pieds sont établis à 0,5 m et la hauteur de travail varie de 0,5 à 2 m. La parcelle d'étude a été plantée en 1996. Elle n'a pas été prétaillée, le fil de relevage n'a pas été baissé.
Les travailleurs ont taillé et tiré les bois simultanément puis séparément.
-Arcure palissée : le fil d'attache est à 0,95 m du sol, le fil de pliure à 1,25 m. La hauteur de travail varie de 0,7 à 2,1 m. La vigne étudiée a été plantée en 2008, les lattes sont non prétaillées et les fils releveurs non baissés. Les opérateurs ont taillé et tiré les bois simultanément puis séparément.
-Arcure haute à port libre : la hauteur du fil d'attache est de 1,1 m ; la hauteur du fil de pliure de 1,4 m. La hauteur de travail varie de 0,65 à 2,1 m. La vigne étudiée a été plantée en 1993.
Les lattes n'ont pas été prétaillées.
Les deux tailleurs ont taillé et tiré les bois en même temps.
GERY COMBAUD, DIRECTEUR DU VIGNOBLE, SCEA DOMAINE BOINAUD À ANGEAC-CHAMPAGNE (CHARENTE) « On a mis en place une nouvelle organisation »
« Les TMS sont un problème très important. Ils retentissent directement sur notre entreprise à cause des arrêts de travail : 2 500 heures lors de la dernière campagne pour l'ensemble de nos 27 salariés. Cette année, nous avons donc mis en place une nouvelle organisation. Historiquement, nos salariés taillaient et tiraient les bois simultanément. Désormais, il y a des semaines où ils ne font que tailler. Le tirage des bois est confié à des saisonniers recrutés spécifiquement pour cette tâche. D'autres semaines, nos salariés taillent et tirent les bois en même temps. Enfin, certaines semaines, ils font de l'entretien ou de l'entreplantation. Nous avons établi le planning prévisionnel en novembre et nous le réajustons en fonction du climat.
Les effets de cette nouvelle organisation se font déjà sentir. Les salariés sont moins « rincés » en fin de journée. Ils sont plus motivés car ils connaissent leur planning d'une semaine sur l'autre. Ils ont une meilleure visibilité des tâches à effectuer. Nous rationalisons également le mode de conduite. Aujourd'hui, 85 % du domaine est conduit en arcure haute palissée. Lors du renouvellement de ces vignes, nous les établirons plus bas. Les salariés seront donc moins en extension lorsqu'ils les tailleront. Nous allons aussi mettre fin à la conduite en cordons hauts, difficiles à tailler : lors du renouvellement de ces parcelles, nous les replanterons
en arcure haute palissée comme le reste du vignoble. En attendant, nous confions la taille de ces cordons à des prestataires. »
DEUX TAILLEURS SOUS L'OEIL DES CHERCHEURS
Solange Bardy, 50 ans 23 ans d'expérience dans l'entreprise Boinaud
« Je ressens surtout des douleurs au niveau des coudes et des épaules. J'ai déjà eu des arrêts de travail en raison de tendinites. Au milieu de la saison de taille, les douleurs commencent vraiment à se faire sentir. L'étude de la MSA met bien tout cela en avant. Mais le domaine Boinaud a mis en place des aménagements. Lors du renouvellement des vignes, les parcelles en arcure palissées sont établies plus bas. Comme je ne suis pas très grande, ce changement va me permettre de moins solliciter mes articulations. En effet, aujourd'hui, dans ces parcelles, je suis obligée de me mettre sur la pointe des pieds pour tailler car elles peuvent monter jusqu'à 2,10 m. Tout mon corps est en extension, ce qui est très pénible. Pour moi, ce sont des parcelles très difficiles à tailler. »
Denis Bertaud, 53 ans travaille depuis 30 ans dans l'entreprise Boinaud
« À la fin d'une journée de taille, j'ai mal aux coudes et aux épaules. Chaque année, je suis content quand la saison de taille se termine. Je suis surpris par les résultats de l'étude de la MSA. Je savais bien que nous sollicitions nos épaules car elles sont douloureuses mais je n'imaginais pas que c'était dans de telles proportions. Le chiffre de 2 millions de coups de sécateur en une saison est impressionnant mais c'est la réalité. Pour tailler un pied, on peut donner jusqu'à 25 coups de sécateur. Quant à l'impact du mode de conduite, c'est sûr qu'il existe. Nous peinons plus dans certaines vignes. C'est le cas de celles établies en cordon. Les bois nous arrivent dans le visage. C'est très désagréable. »